LES HOUYHNHNMS

Je n'ai pas parlé de ce cheval qui a la passion des racines carrées. Quel être charmant ! On lui donne un nombre et l'instant d'après, avec ses pattes ou ses oreilles, je ne sais plus, il manifeste et prouve qu'il a trouvé juste. Quelle est la racine carrée de 1146 ? Vous seriez bien embarrassé, et moi encore plus que vous, ne sachant même pas ce que c'est qu'une racine carrée, ni à quoi cela peut bien servir. Mais cet excellent dada les adore et les préfère même aux carottes et aux betteraves. On va le mettre prochainement, paraît-il, au régime des binômes. Alors, il pourra converser avec M. Poincaré, de l'Institut, qui n'attend que cela pour lui aller faire une petite visite dans son pays, en Allemagne. Il la lui rendra à l'Académie des sciences et cela fera une belle séance, dont je vous promets la description. Swift n'avait pas prévu ce développement des mathématiques dans l'intellect des HOUYHNHNMS, les chevaux nobles, justes et bons dont il avait visité la république, où ils sont devenus les maîtres des hommes, devenus eux, les horrifiques Yahous. Ce jeune savant descend évidemment des quadrupèdes modèles tant vantés par Jonathan, mais il est tout de même moins émouvant. Pour tout dire, je le trouve un peu cheval de cirque et je me demande de combien de coups de chambrière, entremêlés de combien de morceaux de sucre, il a payé sa science. Mais j'admire parfaitement la patience de son dresseur et aussi la naïveté des commissions compétentes qui n'ont point douté un instant de ce génie chevalin. A moins que les temps prédits par l'écrivain anglais ne soient en train de s'accomplir. Cela ne m'étonnerait pas autrement. Tant d'hommes autour de nous sont déjà des Yahous ! (Le Chat de misère, 1912)