LES PINGOUINS

Ce ne sont pas ceux d'Anatole France, mais les vrais et innocents, pingouins qui vivent autour du pôle sud, et dont le naturaliste de la dernière expédition Charcot vient de raconter la vie et les amours. Cela se passe à peu près comme dans les sociétés humaines, d'ailleurs, et s'il fallait attribuer au pur instinct l'évolution pingouine, je ne vois pas pourquoi on fonderait sur l'intelligence celles des groupes humains. Tout comme nous, mais avec une bien plus grande simplicité, les pingouins vivent en République, sans qu'on puisse deviner parmi eux la présence de chefs, guides ou ministres de quoi que ce soit. Et tout va très bien. L'hiver, ils vont à la campagne, ils se promènent, ils s'amusent, prennent des bains, jouent de mille façons. Puis, à mesure que les glaces fondent, ils prennent leurs quartiers d'été, et pensent à la seule chose grave qu'il y ait pour un pingouin, à l'amour. Leur fidélité est stricte, mais elle ne dure qu'une saison. Probablement que les glaces où ils vivent ne leur permettent pas d'entretenir des feux plus durables. Vivant sans hypocrisie, ils ne daignent pas feindre, la fête passée, des sentiments qu'ils n'ont plus. Grâce à quoi, tous les ans, au printemps arctique, ils se retrouvent pourvus d'un cœur tout nouveau. Ce qui les distingue le plus des hommes, c'est qu'ils ne font l'amour qu'une fois par an et qu'ils le font tous ensemble. Alors leurs passions s'exaltent et, chose curieuse, dans un sens tout contraire à leur vraie nature. Pacifiques, ils deviennent querelleurs ; sociaux, ils deviennent égoïstes ; désintéressés, ils deviennent voleurs. Ils cherchent même à se voler leurs timides compagnes. Les pingouins connaissent la jalousie. Je pense quelquefois à ce qu'auraient été les sociétés humaines, si l'amour ne leur était possible que pendant une très courte saison, si à ce moment précis, il était impérieux et, le reste de l'année, inconcevable. Ah ! nous formerions de bien curieuses pingouinies ! (Le Chat de misère, 1912)