LE TAUREAU DE SAINT-MALO

A propos des courses de taureaux de Saint-Malo, on n'a pas manqué de déplorer la barbarie de tels jeux et leur introduction dans la petite cité bretonne. Je suis d'accord avec ceux qui ne voient pas la nécessité de cette innovation qui n'est nullement réclamée ni par la population ni par les baigneurs, mais sur le point de vue de la barbarie, je ne suis pas sans hésitations. Il me semble que si le taureau de Saint-Malo, sachant le sort qui le menace, pouvait parler, il tiendrait à peu près ce discours : « Réfrénez votre sensibilité. On ne me donne pas le choix, mais si j'étais libre, j'aimerais beaucoup mieux être traqué dans l'arène que d'être assommé sans phrases et sans gloire dans un abattoir. Veuillez remarquer que j'ai la chance de crever, avant de mourir, un de ces imbéciles qui m'exaspèrent avec leurs chiffons rouges, leurs passades et leurs virevoltes. Je serai tué à la fin sans doute, mais j'aime mieux que cela soit d'un coup d'épée au cœur que d'un coup de marteau sur la tête. Des gens s'amuseront de moi, mais du moins ils ne rigoleront pas en proférant de sales plaisanteries. II y aura dans le jeu une certaine noblesse, et je puis dire que je mourrai en cérémonie. Représentez-vous donc ce qui se passe à l'abattoir, la pauvre bête masquée de cuir, une corde, passée aux naseaux, l'obligeant à baisser la tête vers le sol, la massue écrasant le crâne ! Et tout cela au milieu d'une atmosphère de sang, d'odeurs écœurantes, sur un sol rouge et gluant. Ah ! comme je préfère les arènes, où je pourrai lever fièrement la tête et regarder la mort en face. Avant de pleurer sur mon sort, allez donc faire un tour à La Villette. Vous me direz qu'à l'abattoir, nous mourons pour l'utilité des hommes, et qu'aux arènes ce sera pour leur plaisir. Comment voulez-vous que cela touche un taureau, voire même un bœuf ou une vache ! Vive la gloire ! Je veux mourir sur le champ de bataille, peut-être un de mes ennemis au bout des cornes ! » (Le Chat de misère, 1912)