Echos

Remy de Gourmont, « La Poésie française contemporaine et l'influence étrangère », Flegrea, Naples, 20 octobre 1900, recueilli sous le titre de « L'influence étrangère », dans le Problème du style, Mercure de France, 1902, pp. 157-168

L'INFLUENCE ÉTRANGÈRE

Voici la première anthologie que l'on publie des nouveaux poètes français (1). Elle est assez complète, bien ordonnée, enrichie de notes et de notices.

C'est un bon livre, et un bon prétexte à rechercher quelles sont les tendances du mouvement littéraire appelé le Symbolisme, et aussi quelles furent ses véritable origines.

Quand il se fait un changement dans la littérature d'un pays, la cause en est toujours extérieure. La récente littérature française a subi plusieurs influences ; ce fut d'abord l'ascendant des idées germaniques. Villiers de l'Isle-Adam, jusque vers ses dernières années, avait été un hégélien éloquent et convaincu ; or Villiers a eu sur quelques-uns d'entre nous une domination réelle. Il nous a familiarisés, par exemple, avec la notion de l'identité des contraires, à laquelle plusieurs jeunes écrivains doivent d'avoir gardé un certain équilibre intellectuel et le sens du désintéressement ironique. Schopenhauer nous apprit à reconnaître dans les phénomènes sociaux la lutte de l'intelligence et de l'instinct ; il nous apprit aussi à mieux analyser les causes de l'amour, et aussi à ne pas nous effrayer du mal et même à reconnaître sa nécessité. Enfin, avant même que Nietzsche n'eût été traduit en français, ses idées avaient pénétré en France et déterminé pour les idées d'individualisme une sympathie qui, d'abord, ne fut pas toujours très clairvoyante.

Mieux connu, Nietzsche nous sera peut-être un rempart contre les révoltes de la barbarie. Je considère la popularisation en France de Nietzsche par les Pages choisies qu'en a données M. Henri Albert comme un bienfait public ; en même temps, par son volume De Kant à Nietzsche, M. Jules de Gaultier nous a fait mieux comprendre l'importance de l'œuvre du grand penseur et du grand poète. Dès à présent Zarathustra a marqué de son signe plus d'un écrivain.

L'influence allemande ne s'est guère exercée sur nous depuis dix ans que par la seule philosophie. D'autres pays ont eu une influence plus directement littéraire. D'abord l'Amérique, par Edgar Poe, dont Stéphane Mallarmé renouvela les poèmes, et surtout par Walt Whitman que nous firent connaître quelques traductions de Jules Laforgue et de M. Francis Vielé-Griffin. Le vers libre, tel que le comprend ce dernier poète, vient en partie de Whitman ; mais Whitman était lui-même un fils de la Bible et ainsi le vers libre, ce n'est peut-être, au fond, que le verset hébraïque des prophètes : c'est bien également de la Bible, mais de la Bible allemande, cette fois, que semble nous venir une autre nuance du vers libre, celle qui a valu sa réputation à M. Gustave Kahn. Mais M. Kahn n'est biblique que de forme ; M. Vielé-Griffin l'est aussi d'intelligence et de cœur. Le premier est un poète tantôt lyrique, tantôt sensuel ; le second est un esprit religieux qui, tout en cherchant une nouvelle forme de poésie, reste imprégné des vieilles croyances et de la morale traditionnelle.

Les noms de deux autres poètes également d'origine étrangère (il s'agit de races et non de nationalités politiques) sont encore liés à l'histoire du vers libre. Il s'agit de M. Moréas, hellène, et de M. Verhaeren, flamand, tous les deux du tempérament le plus différent, ce qui ne saurait surprendre. M. Moréas, extrêmement plastique, devint, après quelques années de séjour à Paris, un Français presque excessif. Il entra successivement dans l'âme et dans le génie de chacun de nos siècles littéraires ; il fut le trouvère du XIIe siècle, l'allégoriste du XVe ; il ronsardisa ; il fréquenta chez Malherbe ; il essaya la perruque de La Fontaine. En d'autres termes, il étudia la langue française avec une patience admirable et fructueuse. De cette intimité naquirent plusieurs recueils de vers un peu gauches, et très beaux, parfois. Pour achever M. Moréas, il faudrait deux générations : il est le précurseur d'un grand poète qui ne naîtra pas.

Il faudrait également, pour amener à une parfaite blancheur la farine du moulin de M. Verhaeren, qu'on la fit repasser par un second blutoir plus fin et plus patient. Mais, trop blanche, la farine perdrait peut-être de sa saveur, quand, pétrie et cuite, elle serait devenue du pain ou des poèmes. Il y a aussi de la gaucherie dans les vers de Verhaeren ; mais c'est une gaucherie fougueuse et passionnée qu'il faut accepter comme représentative d'une race qui est elle-même fougueuse et gauche. Pour compléter ce groupe de poètes, qui ont été d'autant plus remarqués qu'ils semblaient plus originaux, non seulement par leur talent, mais aussi par leur manière non traditionnelle de sentir ou d'écrire, il faudrait nommer M. Maeterlinck, qui représente à la fois dans notre littérature le moyen-âge flamand, la philosophie individualiste d'Emerson et la rêverie de Novalis ; mais il est avant tout un prosateur.

C'est un fait assez considérable dans l'histoire littéraire de la France qu'à un certain moment quelques-uns des poètes français les plus aimés aient été des hommes d'origine ou d'éducation étrangère à la race. On y verra en même temps et un signe du cosmopolitisme croissant des idées, et un signe de la persistante domination littéraire de la France. Il y a de grands écrivains dans tous les pays de l'Europe et les plus grands écrivains de l'heure présente ne sont pas des Français ; mais il semble qu'en France seulement il y ait une littérature complète, également bien représentée dans tous les genres par des écrivains véritables, ayant un égal souci de l'idée et de la forme, par des artistes qui ne comprennent pas l'idée privée de sa parure verbale. Surtout la France est, plus que jamais, la terre des poètes. On en compterait aujourd'hui quinze et peut-être vingt ayant un talent véritable et même original ; il y en a au moins dix qui pourraient publier leurs vers sans les signer : nul lecteur avisé ne les pourrait confondre avec ceux d'un autre poète. On s'explique l'attraction qu'un tel milieu exerce sur les jeunes poètes étrangers. L'éclosion des littératures nationales dans l'Europe germanique, scandinave et russe n'a pas diminué la force d'expansion de la littérature française, mais désormais les influences sont réciproques. Non seulement une partie de nos livres sont imprégnés d'idées qui ne sont plus nationales, mais quelques-uns de ces livres, et des meilleurs, sont écrits par des étrangers.

A ces influences la poésie française a gagné un peu, mais elle a peut-être perdu davantage. Elle a gagné en liberté d'allures, en imprévu ; elle a perdu en pureté de forme, en clarté. La clarté n'est pas une qualité essentielle de la poésie ; il est même dangereux pour un poète d'être trop clair et de laisser trop bien voir le fond, généralement assez pauvre, de sa pensée. La pureté de forme, au contraire, et cela comprend le rythme et l'harmonie générale du poème, est une qualité essentielle ; tellement essentielle qu'un mot mal choisi, un vers boiteux, une rime où une assonance défectueuses suffisent à gâter irréparablement le plus beau poème. La poésie qui n'est pas parfaite n'existe pas : la poésie parfaite est parmi les produits les plus précieux et les plus utiles de l'esprit humain. Le ridicule Boileau qui, quoique ridicule, a dit tant de choses vraies, trop vraies, avait raison :

Un sonnet sans défauts vaut seul un long poème.

Depuis Boileau, peu de poètes réussirent à démontrer pratiquement ce théorème. Enfin Heredia vint... Il n'est pas douteux que tel sonnet de M. de Heredia ne vaille tel volume entier de vers libres. Ce qui manque le plus au vers libre d'aujourd'hui, c'est la perfection. Nous sommes toujours au pays des précurseurs : précurseurs de talent, précurseurs de génie, si l'on veut, mais précurseurs. Cependant ce jugement est peut-être prématuré : les innovateurs du vers libre ont encore vingt ans devant eux ; jusque-là, on n'a pas absolument le droit de dire qu'ils ont été pareils à l'apprenti sorcier de Goethe et qu'ils ont déclenché un mécanisme dont ils ne connaissaient pas parfaitement tous les secrets. M. Vielé-Griffin est devenu, de plus en plus, le maître de ce vers renouvelé ; il est chef d'école, et très admiré et très aimé. Si cette nouvelle poétique est capable de la perfection antique, c'est par lui qu'elle y atteindra, très probablement.

En attendant, c'est chez les poètes de la vieille, tradition française qu'il faut la chercher cette perfection dont nous sommes avides et qui nous réjouit comme une belle femme, chez Henri de Régnier, chez Albert Samain. M. de Régnier est le premier parmi les poètes nouveaux par le talent et par la réputation. Il n'a pas eu l'ambition de créer un vers nouveau, mais il a enrichi l'ancien. Il n'a pas renversé l'idole ; il lui a, au contraire, apporté son offrande ; il lui a passé au doigt une nouvelle bague ornée d'un très beau rubis. Sans doute, M. de Régnier a fait, lui aussi, des vers libres ; mais, par une sorte de magie, ses vers libres finissaient toujours par être réguliers, par retrouver cette plénitude reposée du rythme qui nous rassure et nous semble la seule véritable musique. Peut-être pourrait-on dire qu'il est plus artiste que poète, car chez lui l'émotion est rare et toujours fort discrète. Mais cette discrétion, qu'elle pourrait être d'un bon exemple !

Nous avons besoin de beaux vers et non de beaux sentiments. Un beau vers porte avec lui son émotion propre, qui est l'émotion esthétique. Assez de mauvais poètes nous ennuient avec leurs petits bobos à l'âme ! M. de Régnier, qui n'a que des mélancolies dédaigneuses et symboliques, n'est ni un poète familier ni un poète tendre. Cette absence complète de sentimentalisme a restreint son influence sur une jeunesse devenue sentimentale ; il est le gardien un peu isolé de l'art pur. M. Albert Samain, qui vient de mourir, eut un caractère assez différent ; il n'est pas familier non plus, mais il est tendre. Il y a en lui un peu du meilleur de Verlaine ; il a écrit les plus doux vers d'amour de ce temps et dans une langue souvent parfaite, quoique pas très riche. J'ai dit de lui autrefois, il me semble, que c'est un poète d'automne ; oui, il regarde tomber les feuilles, mais il nota leur plainte avec beaucoup de soin quand le vent les faisait tournoyer et il n'oublia pas de faire proférer à son cœur des mots choisis. Ce sentimental a su se dominer et se régler. Il rappelle encore en cela l'admirable parnassien Léon Dierx dont l'émotion, si forte qu'elle fût, n'a jamais fait trembler la main.

Il y eut un fantaisiste délicieux et doué de l'âme la plus tendre et de l'esprit le plus fin, Jules Laforgue. Sa gloire n'est pas d'avoir, le premier, esquissé des vers libres ; elle est plutôt d'avoir su joindre l'ironie à la sensibilité et d'avoir caché sous une gaîté qui va jusqu'au grotesque la mélancolie de « celui qui va mourir ». Ce jeune homme, mort à vingt-sept ans, fut un des héros de l'esprit français ; rien de biblique ne l'avait touché ; sa morale était charmante, instinctive et libre ; une vie d'art et de cœur s'épanouissait en lui. Il fut unique on son genre, et il le reste, car on ne lui voit ni disciples ni même d'imitateurs. De même qu'Arthur Rimbaud, cerveau étrange, enfant malade, méchant tour à tour et très doux, jadis athée, mort dévot, il fut l'être original dont la mémoire doit être chère à ceux qui, dans l'humanité, n'aiment et ne révèrent que les exceptions. Rimbaud est moins aimable ; mais il est de ceux à qui une heure de génie vaut le pardon plénier ; il a écrit le Bateau ivre, qui restera une des merveilles excentriques de la langue française. Ce singulier individu, mort récemment en de lointaines aventures commerciales, avait achevé à vingt ans sa carrière intellectuelle. Il vécut comme poète ce que vit un champignon — peut-être vénéneux — et il traîna pendant vingt ans, sur les mers et les sables, la vie hasardeuse d'un marchand des « Mille et une Nuits ».

Si Verlaine, surtout comme poète sentimental, a laissé des héritiers qu'on n'écoute pas sans plaisir, Stéphane Mallarmé, lui, est mort sans postérité. Certes il a influencé profondément la nouvelle littérature, il a contribué à lui donner le goût du mystère, du vague, du délicieux imprécis ; mais il ne pouvait léguer à personne son génie artistique, qui était un génie avant tout verbal et presque grammatical. Tous lui doivent beaucoup, et nul n'est son héritier direct.

Tous, et ils sont une église, plutôt qu'un cénacle. Depuis quelques années, il y eut une floraison excessive de poètes. Il semble qu'à mesure que le public se désintéresse davantage de la poésie les poètes deviennent plus nombreux et plus hardis. C'est que chaque poète nouveau ajoute une unité au petit auditoire qui écoute volontiers les poèmes inédits. A cette heure, à défaut du grand public, qui ne veut entendre parler que de trois ou quatre noms, les poètes sont en assez grand nombre pour composer à eux seuls un public vivant, parce qu'il est passionné. C'est devant cet Aréopage très sérieux, de jugement sûr et même sévère, que chaque poète vierge comparaît à la fois avec orgueil et avec tremblement. Sans être du premier coup définitive, la sentence est grave, car elle est sincère. La réputation d'un poète est l'œuvre des poètes.

Voilà ce que l'on apprend en feuilletant avec soin les Poètes d'Aujourd'hui. Mais on y apprend aussi que s'il y a deux courants dans notre poésie contemporaine, c'est le courant français qui va l'emporter. Les derniers venus parmi les jeunes poètes, Francis Jammes, Paul Fort, Charles Guérin,— trois représentants l'un du midi, l'autre du centre, l'autre du nord — sont uniquement d'esprit français, de tradition française. Ils ont profité des influences subies avant eux-mêmes. C'est d'ailleurs ainsi que finissent, en tout pays, tous les mouvements littéraires. Après un moment d'ivresse puisée dans les vignes étrangères, l'esprit de la race retourne au vin natal, à la tradition, à la paix, — parfois au sommeil !

Septembre 1900.

(1) Poètes d'aujourd'hui. Morceaux choisis, par A. van Bever et P. Léautaud. Paris, Société du Mercure de France, 1900.

Note des Amateurs :

Lisibles dans cette anthologie Litanies de la Rose ; Hiéroglyphes ; Les Saintes du paradis ; Oraisons mauvaises I à VII ; « Les Cheveux », « La Neige » et « Le Moulin » tirés de Simone ; « Le soir dans un musée ».


« Une lettre de M. Francis Vielé-Griffin à propos des Poètes d'aujourd'hui », Mercure de France, septembre 1900, pp. 845-847

ÉCHOS

Albert Samain. — Une lettre de M. Francis Vielé-Griffin à propos des Poètes d'aujourd'hui.La Chine qui s'ouvre et La Chine qui se ferme : deux lettres. — Une décoration. — Une protestation. — Les Congrès de Poètes. — Vient de paraître au Mercure de France. — Notre prochain roman. — Un avis de l'administration des postes. — Errata. — La mort de Frédéric Nietzsche.

Une lettre de M. Francis Vielé-Griffin.

Mon cher directeur, Si j'avais su que MM. van Bever et Léautaud devaient emprunter aux poètes, non seulement le texte de leur livre de morceaux choisis, mais aussi celui de leurs notes bio et bibliographiques, j'aurais fait remarquer à ces messieurs que l'homme, selon Emerson, vaut autant par ses abstentions que par ses actions, et j'eusse attiré leur attention sur deux incidents de ma vie, propres à intéresser la littérature ; j'en rédige la relation en vue d'une nouvelle édition — j'y ajoute quelques rectifications bibliographiques.

COTÉ BIOGRAPHIQUE :

1er point : non-participation aux « Samedis populaires ».

« L'idée ingénieuse « d'aller au peuple » peut trouver l'approbation de la majorité, de la totalité presque des poètes. Il est du droit de M. Vielé-Griffin de penser autrement des destinées de l'art. Mais ce n'est pas un souci d'attitude aristocratique, ni un défaut de bonne solidarité, c'est, selon lui, le plus élémentaire respect de la Littérature qui a tenu son nom éloigné des « Samedis populaires » : il n'a pas pu accepter, en effet, que le Poète ne soit convié à la récitation de son poème, comme le peintre est admis à l'exposition de son œuvre ; le principe contraire ayant été affirmé par l'administration de ces « Samedis », M. Vielé-Griffin n'a pu trouver une excuse qui lui permît de souscrire à cette petite indignité. « Il est une chose, dit-il, que nous mettons au-dessus de la gloire hebdomadaire que dispense Mme Bernhardt, c'est la dignité professionnelle du plus humble d'entre les artisans du Verbe. »

2e point : absence d'articles élogieux dans la « grande presse ». Je continue à rédiger pour MM. Van Bever et Léautaud : « Au printemps de l'année de 1899, notre poète reçut la visite d'un M. X..., se disant courtier d'annonces, qui lui parla en ces termes : « Notre enquête commerciale, monsieur et cher Maître, nous a permis de constater que vous étiez à même de faire les frais d'un lançage de 2me classe ; il comporte, vous le savez, tant en chroniques, actualités, qu'en Premiers-Paris, la publicité de (ici les noms de 17 journaux et revues). Vous venez de remarquer, ajouta immédiatement le courtier, que je n'ai pas nommé (ici le titre d'une grande revue) ? Ce n'est pas, croyez-le, par mépris ou indifférence ; sa réclame, dans l'espèce, serait excellente ; mais nous ne la faisons pas entrer en ligne de compte : elle est notre prime !... » Et, comme M. Vielé-Griffin manifestait quelque surprise : « Avec les six principaux journaux de Paris, nous lui forçons la main : elle marche gratis, pour ne pas paraître en retard.

» C'est quarante mille francs et bien placés, poursuivit le courtier d'une même haleine, si le lançage se fait sur un roman, le public rembourse les deux tiers ; c'est du 250/0 au troisième volume. Au surplus, si la 2e classe vous effrayait, je prendrais la liberté de vous recommander notre 3e classe, plus discrète, peut-être, mais très effective et que nous pouvons vous fournir pour vingt-cinq mille francs net ; elle est très avantageuse ; nos meilleurs romanciers (ici trois noms) en usent et s'en trouvent bien. » « Vous nous reviendrez », dit le courtier, à qui notre poète donna poliment congé et, au moment de franchir le seuil : « Si vous ne vous décidez pas à temps, les injustices vont commencer. »

COTÉ BIBLIOGRAPHIQUE : Ma biographie corsée de ces deux épisodes bien parisiens, j'aimerais que la bibliographie de mes écrits publiés se complétât par la mention de La chevauchée d'Yeldis et autres Poèmes, Vanier, 1893. — Ce petit volume a été omis, me dit-on, par nos compilateurs.

D'autre part, je n'ai pas publié de poème intitulé Thrène pour Mallarmé ; enfin, et principalement, je tiens à affirmer que je n'ai eu aucune part à l'établissement du volume en question, que j'en regretterais le ton « petit bourgeois », timoré et pauvre, en face d'une matière si riche, les omissions vraiment scandaleuses et l'innocente suffisance, s'il ne suffisait précisément de tout cela pour qu'on nous épargne toute erreur d'attribution, et pour que le public ne risque pas de voir dans ce petit recueil une manifestation collective des poètes nouveaux, dont on prépare une ANTHOLOGIE. A vous cordialement,

FRANCIS VIELÉ-GRIFFIN.


« Une lettre de MM. Ad. van Bever et Paul Léautaud », Mercure de France, octobre 1900, p. 285

ÉCHOS

Une lettre de MM. Ad. van Bever et Paul Léautaud. — Une lettre de M. Emile Bernard à propos de Venise. — Contre le procès Georges Eekhoud. — Les œuvres de Stevenson. — Les œuvres de Grillparzer. — Une fusion. — Errata.

Une lettre de MM. Ad. van Bever et Paul Léautaud.

Monsieur le Directeur,

Cette réponse, s'il vous plaît, uniquement pour autrui, à la lettre de M. Vielé-Griffin, dans le dernier Mercure, au sujet des Poètes d'aujourd'hui.

M, Vielé-Griffin se défend, dans cette lettre, d'avoir jamais publié un poème intitulé Thrène pour Mallarmé. M. Vielé-Griffin a été par l'un de nous consulté verbalement sur le titre à donner, dans notre ouvrage, au poème qu'à propos de la mort du Maître et sous ce titre de Thrène il publia dans le Mercure d'octobre 1898. Il a su notre intention d'intituler ce poème Thrène pour Stéphane Mallarmé. Il ne nous a fait alors aucune objection.

Vos dévoués,
AD. VAN BEVER.
PAUL LEAUTAUD.


THRÈNE

Si l'on te disait : Maître !
Le jour se lève ;
Voici une aube encore, la même pâle ;
Maître, j'ai ouvert la fenêtre,
L'aurore s'en vient encor du seuil oriental,
Un jour va naître !
— Je croirais t'entendre dire : Je rêve.

Si l'on te disait : Maître, nous sommes là,
Vivants et forts,
Comme ce soir d'hier, devant ta porte ;
Nous sommes venus en riant, nous sommes là,
Guettant le sourire et l'étreinte forte,
— On nous répondrait : Le Maître est mort.

Des fleurs de ma terrasse,
Des fleurs comme au feuillet d'un livre,
Des fleurs, pourquoi ?
Voici un peu de nous, la chanson basse
Qui tourne et tombe,
— Comme ces feuilles-ci tombent et tournoient —
Voici la honte et la colère de vivre
Et de parler des mots — contre ta tombe.

FRANCIS VIELÉ-GRIFFIN.


Robert de Souza, « Ad. van Bever et Paul Léautaud : Poètes d'aujourd'hui,1880-1900 », Mercure de France, novembre 1900, pp. 496-499

LITTÉRATURE

Paul Claudel : Connaissance de l'Est (Mercure de France), 5 fr. — Ad. van Bever et Paul Léautaud : Poètes d'aujourd'hui,1880-1900, Morceaux choisis, accompagnés de Notices biographiques et d'un Essai de Bibliographie (Mercure de France), 3.50.

Ce n'est pas que j'hésitais à rendre compte des Poètes d'Aujourd'hui, 1888-1900, morceaux choisis, accompagnés de Notices biographiques et d'un Essai de Bibliographie, dus à la bonne volonté opportuniste de MM. Ad. van Bever et Paul Léautaud ; mais je préférais attendre les manifestations diverses que cet étrange recueil devait provoquer, afin que sa publication nous fournît tout l'enseignement qu'il importe qu'on en retire.

Et je n'étais pas arrêté le moins du monde par mon exclusion d'un choix qui avait témoigné du plus parfait arbitraire. J'en pense ce qu'il convient, du moment que tant d'ouvriers de la première heure comme M. Charles van Lerberghe, comme M. Albert Mockel, comme M. Saint-Pol-Roux, et d'autres, n'étaient jugés dignes que d'une seconde mouture, — problématique. Mais j'ai donné trop de gages d'indépendance et de justice, jusqu'au scrupule d'allonger ridiculement en certain livre les éloges d'un petit poète qui m'avait injurieusement peu compris, pour craindre un instant que ce fait personnel puisse avoir sur mon jugement quelque influence ou, dans les esprits honnêtes qui seuls comptent, m'en attirer même le soupçon.

Quant à l'importance qu'il ne faudrait pas accorder à un ouvrage de vulgarisation mal confectionné et qui ne retranche ni n'ajoute rien aux œuvres qui en leur entier demeurent par ailleurs, l'ouvrage, du seul fait de son existence et de la portée d'introduction à ces œuvres qu'il prend malgré tout, oblige le critique à le situer au point juste de son mérite.

Le défaut principal de l'ouvrage de MM. van Bever et Léautaud, c'est qu'avec le sous-titre de « morceaux choisis », il a été fabriqué comme une « anthologie » et qu'il est aussi peu d'une sorte que de l'autre. Des « morceaux choisis » en effet n'auraient pas demandé une introduction où les premières phrases présentent les affirmations suivantes : « C'est ici un ouvrage didactique, si l'on veut : un guide de la poésie récente. Des livres des mieux connus d'entre les poètes qui participent au mouvement littéraire appelé « Symboliste » nous avons extrait...» etc. Lorsque après cela les auteurs ajoutent : « Et c'est ici un livre de morceaux choisis, sans plus », ils n'ont fait qu'ajouter un pur non-sens à leurs déclarations premières. Un recueil de « morceaux choisis » ne peut pas être « un guide de la poésie récente » ; et vice versa. Ne serait-ce donc pas une anthologie, c'est-à-dire un recueil plus étendu, impersonnel, complet ? Les notices sont longues, les bibliographies abondantes (1) ; il y a même des iconographies et un appendice. Et comment le serait-ce puisque d'abord les auteurs, tout en agissant comme s'ils le voulaient, ne le veulent pas ? et qu'à vrai dire les deux premières parties de l'appendice ont l'air d'une gageure, par laquelle on se demande de qui l'on se moque vraiment, du public ou des poètes. Aussi bien une anthologie comporte-t-elle un écartement systématique « de telles pièces d'une beauté trop neuve ou trop vive » pour telles autres qui semblaient aux auteurs « convenir mieux » ? Sa raison d'être n'est-elle pas de présenter l'état sincère, aussi absolu que possible de la poésie d'un temps, justement dans les caractères qui la distinguent le mieux de l'époque antérieure ?

Mais voici les lignes qui légitiment, selon MM. van Bever et Léautaud, les antinomies inconciliables de leur ouvrage : « Avant tout, nous faisions un livre pour le public et, SEULE, cette considération devait être notre guide. Avant tout, nous faisions un livre que tout le monde (?) pourrait lire, où chacun sûrement trouverait sa complaisance. »

J'ai lu, et relu vingt fois cette phrase pitoyable de prospectus. J'ai bien lu elle y est. Ainsi, pauvres poètes, ce n'était pas pour donner le goût de vos œuvres, pour révéler une bien faible part des découvertes de votre sensibilité qu'on arrachait ces poèmes de vos livres, c'était pour que tout le monde pût les voir au grand soleil, comme si dans vos livres ils étaient inaccessibles à la lumière. Ainsi donc, pauvres poètes, dans l'ouvrage de MM. Ad. van Bever et Léautaud tout le monde peut enfin goûter le tri parfait de vos poèmes, car pour tout le monde vos livres restent fermés, « chacun n'y trouverait pas sûrement sa complaisance » ! Et c'est bien au sens intellectuel que nos vulgarisateurs l'entendent, et pour légitimer leurs choix ; il n'y a pas à s'y méprendre : ils ont eu bien soin de ne pas invoquer la seule excuse de tous les anthologistes, qui est de mal atténuer matériellement par une publication unique la dispersion et le nombre des œuvres. — Ainsi, malheureux poètes, c'est pour le public qu'on vous a présentés sous votre jour le plus adouci, le plus sage, comme si on lui disait (et on le lui a dit) : « Tu vois : ils ne sont pas si méchants que cela, ni si monstrueux, ils sont comme tout le monde ! » Et de fait il n'en est pas cinq d'entre vous pour lesquels le choix soit vraiment représentatif de toutes les étapes de leur génie, des formes les meilleures de leur art.

Se serait-on jamais douté qu'il arriverait un jour qu'au Mercure LA POESIE serait l'objet d'une publication OPPORTUNISTE ? Eh bien, il faut avoir le courage de le constater : jamais la maison Lemerre, au temps où elle représentait la poésie vivante de l'autre génération, n'eut la faiblesse d'un opportunisme de ce genre. Lorsque parut le premier Parnasse, le public était loin d'avoir été préparé comme il l'est aujourd'hui pour nous par tant d'articles de combat et par des parutions de poèmes à intervalles réguliers jusque dans les feuilles quotidiennes. Ce furent cependant les vers les plus caractéristiques des poètes d'alors qui y furent insérés. Nous avions donc encore moins à craindre de réunir des pièces « d'une beauté trop neuve ou trop vive ». Et puis cela ne peut pas être en question à propos d'art. Une librairie dont tout l'honneur, toute l'autorité première, qu'on le veuille ou non, repose sur la poésie ne peut pas la compromettre pour des nécessités commerciales qui trouvent en d'autres modes d'écrire les compensations matérielles légitimes. Il n'est pas admissible qu'en art les moyens de transmission vulgarisateurs soient des sortes de passe-partout diplomatiques. On n'a jamais vu les peintres nouveaux composer leur salon de leurs œuvres les moins particulières, les moins audacieuses.

Ce qu'il y a de grave, c'est qu'on savait que l'anthologie des nouveaux poètes était depuis des années dans l'air, mais que nous reculions toujours de l'exécuter, parce qu'en somme nous répugnons à ce mode de communication insuffisant et rudimentaire. L'anthologie est le musée des poètes ; et le musée, au fond, n'est qu'un asile d'orphelins ou de vieillards. Puis la délicatesse prodigieuse de la lâche effrayait. Nous sentions que quelques habitudes de paperasserie littéraire ou quelque patience bibliographique sont les moindres outils pour ce genre de travail. Or qu'aboutissant à cette forme bâtarde de morceaux choisis qui n'est pas une anthologie et d'une anthologie qui n'est pas « morceaux choisis », la bonne volonté peu éclairée de deux jeunes écrivains se soit méprise, cela s'explique, cela ne dégage pas la responsabilité du Mercure. Il est réconfortant que M. Francis Vielé-Griffin ait dégagé celle des poètes.

C'est que les conséquences ne sont point négligeables. Rien qu'un article rendu possible comme le Bilan du Symbolisme par M. Doumic est significatif des erreurs qu'une publication pareille entraîne et des incompréhensions qu'elle soutient. Mais j'aurai l'occasion de les rendre plus sensibles par l'analyse de plusieurs chapitres de l'Histoire de la langue et de la Littérature françaises qui a été achevée il y a quelques mois sous la direction de M. Petit de Julleville, mort depuis, en montrant le tort profond, jamais comblé, qu'ont fait, que continuent à faire à notre génération la négligence, l'incompétence, le manque de méthode apportés à l'histoire littéraire critique de l'admirable Renaissance des vingt dernières années.

De toute la compilation de MM. van Bever et Léautaud, il n'y a à retenir dans sa confusion qu'un certain amas bibliographique. Cela pourra servir. Mais il importait que des paroles très nettes fussent prononcées à son sujet, et ici même.

ROBERT DE SOUZA.

(1) Les poèmes de Mallarmé comprennent neuf pages, mais les notes qui les précèdent en remplissent onze ! Il est vrai que Verlaine n'a que sept pages de poèmes pour onze pages encore de notices. Maeterlinck a autant de pages de notices en petit texte que de poèmes en gros caractères; la proportion générale est d'un tiers de notes pour deux tiers de poèmes. Une vaste anthologie ne pourrait peut être pas admettre cette proportion ; et l'on s'explique, en dehors du choix fantaisiste, que le nombre des poètes ait été réduit à la portion congrue pour que s'étale au large l'incomplète abondance compilative de nos aimables vulgarisateurs.


Charles-Henry Hirsch, « Flegrea : L'influence étrangère sur la poésie française contemporaine, par M. R. de Gourmont », Mercure de France, janvier 1901, pp. 194-198

LES REVUES

Flegrea : L'influence étrangère sur la poésie française contemporaine, par M. R. de Gourmont. Des vers de M. Jean Moréas. Le vers libre : un précurseur inattendu. — La Plume et la Revue blanche : deux articles sur M. Oscar Wilde, par MM. Stuart Merrill et Ernest Lajeunesse. — Les Partisans. — Mémento.

M. Remy de Gourmont étudie, — dansFlegrea (20 octobre dernier) revue napolitaine, — la part de l'influence étrangère dans le « mouvement littéraire qu'on a appelé le symbolisme ». L'Allemagne, avec Hegel et Schopenhauer, puis Nietzsche dont l'action sur les esprits français commence à peine ; l'Amérique par Edgar Poe et le panthéisme joyeux et sain de Walt Whitman, — auront fertilisé l'inspiration des meilleurs poètes de cette « école ». Encore ce mot est-il impropre, car il y a eu un groupement d'écrivains qui n'obéissaient à aucune règle commune que celle d'écrire de leur mieux et sans souci mesquin. Et c'est une conception du devoir plus large que toute littérature.

« Le vers libre, — remarque M. de Gourmont, — tel que le comprend ce dernier poète (M. F. Vielé-Griffin) vient en partie de Whitman ; mais Whitman était lui-même un fils de la Bible et ainsi le vers libre, ce n'est peut-être, au fond, que le verset hébraïque des prophètes : c'est bien également de la Bible, mais de la Bible allemande, cette fois, que semble nous venir une autre nuance du vers libre, celle qui a valu sa réputation à M. Gustave Kahn. Mais M. Kahn n'est biblique que de forme ; M. Vielé-Griffin l'est aussi d'intelligence et de cœur. Le premier est un poète tantôt lyrique, tantôt sensuel ; le second est un esprit religieux qui, tout en cherchant une nouvelle forme de poésie, reste imprégné des vieilles croyances et de la morale traditionnelle. »

La distinction est subtile et infiniment juste.

Peut-être M. de Gourmont ne ferait-il plus, à l'égard de M. Jean Moréas, les mêmes réserves, maintenant que l'on a pu lire des Stances de ce poète, dans la plupart des Revues.

Le portrait suivant, — sauf le dernier trait, qui en est contestable, — donne la ressemblance parfaite qu'on peut attendre d'une esquisse rapide :

« M. Moréas, extrêmement plastique, devint, après quelques années de séjour à Paris, un Français presque excessif. Il entra successivement dans l'âme et dans le génie de chacun de nos siècles littéraires ; il fut le trouvère du XIIIe siècle, l'allégoriste du XVe ; il fréquenta chez Malherbe ; il essaya la perruque de La Fontaine. En d'autres termes, il étudia la langue française avec une patience admirable et fructueuse. De cette intimité naquirent plusieurs recueils de vers un peu gauches, et très beaux, parfois. Pour achever M. Moréas, il faudrait deux générations : il est le précurseur d'un grand poète qui ne naîtra pas. »

Quiconque a lu les Poésies publiées le 8 décembre par la Revue Hebdomadaire, affirmera, au contraire, que ce grand poète annoncé par les Cantilènes, les Syrtes et le Pèlerin Passionné, existe. Il faut bien que les recherches de M. Jean Moréas dans le passé, les pastiches fidèles à quoi il n'a pas dédaigné de discipliner son inspiration aient été une excellente méthode, puisqu'elle l'a conduit à produire, aujourd'hui, des vers d'une perfection qui constituerait à elle seule une nouveauté, si l'émotion, un art particulier des nuances délicat sans mièvrerie, et l'âme qu'ils expriment avec la franchise et l'apparente simplicité permises aux vrais lyriques — Vigny, Lamartine, Baudelaire et Hugo, — ne projetaient ces vers bien au-dessus d'autres qui légitiment une admiration fervente.

D'ailleurs, le nouveau livre de M. Jean Moréas est sur le point de paraître. S'il n'est pas un événement parmi les lettrés — ce qui dépasse le cercle d'influence de la critique, — assez d'artistes sauront l'aimer, déjà, pour qu'il attende la place due à son mérite dans la poésie de ce temps.

Est-il beaucoup de poètes capables d'accents pareils :

Belle lune d'argent, j'aime à te voir briller
Sur les mâts inégaux d'un port plein de paresse,
Et je rêve bien mieux quand ton rayon caresse,
Dans un vieux parc, le marbre où je viens m'appuyer.

J'aime ton jeune éclat et tes beautés fanées,
Tu me plais sur un lac, sur un sable argentin,
Et dans la vaste nuit de la plaine sans fin,
Et dans mon cher Paris, au bout des cheminées.

Le coq chante là-bas ; un faible jour tranquille

Blanchit autour de moi ;

Une dernière flamme, aux portes de la ville,

Brille au mur de l'octroi.

O mon second berceau, Paris, tu dors encore

Quand je suis éveillé

Et que j'entends le pouls de mon grand cœur sonore

Sombre et dépareillé.

Que veut-il, que veut-il, ce cœur ? Malgré la cendre

Du temps, malgré les maux,

Pense-t-il reverdir, comme la tige tendre

Se couvre de rameaux ?

Lieux où mes lentes nuits aiment à s'écouler,

O chère porte

De mon Paris, déjà le vent a fait rouler

La feuille morte.

Bientôt sous la lueur de la lampe, aux reflets

Du brasier sombre,

Pensif, j'écouterai heurter à mes volets

L'aile du Nombre.

Et moi que l'amitié, l'amour et la douceur,

Tout abandonne,

Je veux goûter, avec le tabac, le berceur

Extrême automne.

*

Puisque ainsi je m'emporte au-dessus de la tourbe

Des rancœurs, des douceurs,

Que mon esprit encor peut imprimer leur courbe

Aux fuseaux des trois sœurs ;

Ah ! laissez que j'espère et que je me remembre :

La joie avec les maux

Passeront sur mes jours,comme un vent de septembre

Passe sur les rameaux.

Si nous revenons maintenant à l'étude de M. Remy de Gourmont, c'est pour souscrire sans la moindre réserve à ce qu'il constate en ces termes, et en associant M. G. Kahn aux éloges décernés à M. F. Vielé-Griffin :

« A ces influences (les influences étrangères) la poésie française a gagné un peu, mais elle a peut-être perdu davantage. Elle a gagné en liberté d'allures, en imprévu; elle a perdu en pureté de forme, en clarté. La clarté n'est pas une qualité essentielle de la poésie ; il est même dangereux pour un poète d'être trop clair et de laisser trop bien voir le fond, généralement assez pauvre, de sa pensée. La pureté de forme, au contraire, et cela comprend le rythme et l'harmonie générale du poème, est une qualité essentielle, tellement essentielle qu'un mot mal choisi, un vers boiteux, une rime ou une assonance défectueuses, suffisent à gâter irréparablement le plus beau poème. La poésie qui n'est pas parfaite n'existe pas ; la poésie parfaite est parmi les produits les plus précieux et les plus utiles de l'esprit humain...

» Ce qui manque le plus au vers libre d'aujourd'hui, c'est la perfection. Nous sommes toujours au pays des Précurseurs : précurseurs de talent, précurseurs de génie, si l'on veut, mais précurseurs. Cependant ce jugement est peut-être prématuré ; les innovateurs du vers libre ont encore vingt ans devant eux ; jusque-là, on n'a pas absolument le droit de dire qu'ils ont été pareils à l'apprenti sorcier de Goethe et qu'ils ont déclenché un mécanisme dont ils ne connaissent pas parfaitement tous les secrets. M. Vielé-Griffin est devenu, de plus en plus, le maître de ce vers renouvelé ; il est chef d'école, et très admiré et très aimé. Si cette nouvelle poétique est capable de la perfection antique, c'est par lui qu'elle y atteindra, très probablement.

» En attendant, c'est chez les poètes de la vieille tradition française qu'il faut la chercher, cette perfection dont nous sommes avides et qui nous réjouit comme une belle femme, à Henri de Régnier, à Albert Samain. M. de Régnier est le premier parmi les poètes nouveaux par le talent et par la réputation. Il n'a pas eu l'ambition de créer un vers nouveau, mais il a enrichi l'ancien. Il n'a pas renversé l'idole ; il lui a, au contraire, apporté son offrande ; il lui a passé au doigt une nouvelle bague ornée d'un très beau rubis. Sans doute, M. de Régnier a fait, lui aussi, des vers libres ; mais par une magie ses vers libres finissaient toujours par devenir réguliers, par retrouver cette plénitude assurée du rythme qui nous rassure et nous semble la seule véritable musique... »

Et s'il est vrai que, par des poètes de la noblesse de M. Henri de Régnier et de la tendresse d'Albert Samain, la poésie contemporaine continue les plus respectables traditions de notre passé, — sans cesser pourtant d'être neuve, — il faut reconnaître que l'œuvre de M. Jean Moréas ne les respecte pas moins et contribuera, par l'exemple de sa beauté, à démontrer l'utilité des règles déduites, peu à peu, des monuments les plus harmonieux de la poésie française.

Aussi bien, puisqu'il est question, ici, du vers libre, voilà ce qu'on peut lire à la page 15 du supplément au dictionnaire Bouillet (édition de 1857), à l'article : Bonaparte (Louis) 1778-1846 :

« Il avait, en I8I4, dans un Essai sur la Versification, proposé pour notre versification un nouveau système où il substituait le rythme à la rime et scandait les vers suivant la distribution des accents prosodiques ; il voulut appliquer ce système et composa quelques poésies en vers rythmiques (Lucrèce, tragédie ; Ruth et Noémi, opéra-comique).; mais cette tentative n'eut aucun succès. »

Nous ne reproduisons ces lignes que pour la curiosité du fait : quelqu'un, en 1814, créait le vers « rythmique » qui d'après la définition sommaire de Bouillet, peut bien avoir été l'arrière-grand -oncle du « vers libre » actuel ou son cousin.