VICTOR HENRY, La Magie dans l'Inde antique. Paris, Dujarric, 1903.

Philologue, M. V. Henry attaque les ethnographes ; spiritualiste, il en veut aux matérialistes. Et son livre, au lieu d'être la description impersonnelle de certains phénomènes religieux, sert à soutenir une double thèse : d'où, si l'on veut, un danger, car M. V. Henry ne destine pas son œuvre aux spécialistes, mais de préférence au grand public, qui prendra, venant d'une aussi docte personne, les opinions personnelles pour des faits acquis à la science.

Il donne au mot magie son sens courant, si vague : chacun entend qu'il s'agit de pratiques spéciales ; mais demandez en quoi une pratique magique diffère d'une pratique religieuse, vous verrez que personne ne comprend. Magie, c'est l'envoûtement, c'est la messe noire, c'est la divination, n'est-ce pas ? Et la prière, est-elle magique ? le sacrifice, est-ce de la magie ? La réponse dépend évidemment du degré d'affranchissement acquis à l'égard des dogmes ; un protestant nomme magique tel acte catholique que les catholiques tiennent pour religieux. La science des religions est jeune ; elle eut quelque peine à naître et n'a guère encore de vitalité forte qu'en France : partout ailleurs les églises l'attaquent, le public la redoute. Toute science jeune se crée peu à peu sa terminologie ; elle doit préciser le contenu de mots qui lui viennent du passé, parfois en forger de nouveaux. Le mot magie, comme celui de religion, a une hérédité bien complexe ; aussi chaque historien des religions se voit-il obligé de se définir ce qu'il entend par magie et par religion, en attendant que le progrès de la science ait mis tous les spécialistes d'accord. M. V. Henry a cherché — mais bien peu — à se définir le mot ; ou plutôt il adopte simplement, sans dire où il l'a prise, la définition de J.-G. Frazer : la magie serait une fausse application du principe de causalité ; en magie on admet l'action efficace de l'imitation (magie imitative) et celle du semblable sur le semblable (magie sympathique). Parmi les faits hindous, il choisit conformément à cette définition ceux qu'il juge dignes de son livre, et fait abstraction d'une quantité d'autres faits, considérés, ceux-là, comme religieux. Ainsi, spiritualiste, mais non pas, semble-t-il, adepte d'une religion donnée, il fait malgré lui des concessions à l'esprit théologique ; il réédite à son tour la vieille opposition de la magie et de la science, de la magie et de la religion. On se serait attendu à plus de précision de pensée chez un philologue.

La préface du livre est bien méchante ; M. V. Henry ne nomme pas ceux qu'il attaque ; tout lecteur peu au courant pensera qu'il s'agit d'ethnographes au cerveau désordonné, doués d'une funeste tendance à la généralisation hâtive. En réalité, ceux qu'il repousse dédaigneusement hors la science, ce sont à la fois les adeptes de l'école anthropologique (E. B.Tylor, A. Lang, J. G. Frazer, etc., Marillier, Oldenberg, Caland, etc.) et ceux de l'école sociologique (E. Durkheim et ses collaborateurs). Certes, il ne s'agit pas d'autorités, dans le débat ; du moins, il serait bizarre de voir des historiens des religions, qui étudient scientifiquement des dogmes, se fabriquer des dogmes scientifiques. Ici, il s'agit de méthode : oui ou non, a-t-on le droit de comparer les Hindous védiques à des peuples ayant atteint le même degré de civilisation ?

M. V. Henry pense que non. Par exemple, il ne veut pas entendre parler d'un totémisme hindou ancien et se moque de ceux qui rapprochent certaines coutumes védiques de coutumes amérindiennes ou australiennes caractérisées. Il est non seulement fier d'être philologue et spiritualiste ; il l'est aussi d'être descendant d'Aryens et veut voir ses lointains ancêtres — d'ailleurs hypothétiques, car n'est-il donc point de Français qui descendent des hommes quaternaires, assez nombreux, semble-t-il, jadis, sur le sol de France — il veut les voir traités comme des êtres à part, incomparables à d'autres. Mais pourquoi donc ne s'est-il pas demandé, au lieu de se moquer, pourquoi le clan arya se dénommait gôtra, vacherie, et pourquoi les Hindous modernes, comparables ceux-là, je pense, aux Hindous védiques ont, suivant les recherches de Crooke, conservé tant de pratiques et de croyances indubitablement totémistes ?

De la Préface, il faut se méfier; de la Conclusion, il faut aussi se méfier ; ce sont des opinions très personnelles, intéressantes comme telles seulement. Préface et conclusion sont acerbes : cela est naturel ; M. V. Henry est un des derniers champions de la vieille école de Max Muller qui a perdu peu à peu ses redoutes les mieux fortifiées. Il défend encore quelques vieux murs plus qu'à moitié écroulés. Il fait de temps en temps des sorties vigoureuses, puis se retranche à nouveau, obéissant aux ordres d'un général invisible et qu'il ne nomme pas plus qu'il ne nomme ses adversaires.

Dans le corps même du livre, entre la traduction d'une formule et la description des rites, [il] lance quelques attaques à l'un ou à l'autre de ses ennemis. La lecture n'en est que plus amusante ; car M. V. Henry évite ainsi la nomenclature scientifique et se concilie la faveur du lecteur général. A propos de la divination hindoue, il s'écrie triomphalement : « Et il y a des naïfs pour se leurrer de l'espoir que le rationalisme conquerra le monde ! »

Tout en attaquant la méthode ethnographique, M. V. Henry ne se fait cependant pas faute d'y recourir à l'occasion, et cela avec une hardiesse merveilleuse : il défend de comparer les Hindous védiques aux Peaux Rouges, mais, p. 237, il en rapproche, à propos du serment, les Bretons modernes.

A. v. G.

pp. 234-236