UNE ÉPURATION A L'ACADÉMIE FRANÇAISE

Parler de l'Académie, c'est toujours de l'actualité. Il n'y a pas d'année où elle n'ait à remplacer quelqu'un de ses membres, et chaque fois c'est un petit événement ; ses séances solennelles, tradition déjà vieille, en sont un autre. L'Académie fascine le public et fascine les écrivains : bien peu ont dédaigné d'être des Quarante, qui le pouvaient, et beaucoup ne sont consolés qu'en apparence d'avoir en vain frappé à la porte. Si l'Académie ne donne pas la gloire, elle donne la considération et aussi le repos ; un académicien est chez lui à l'Institut, il peut même y dormir. Il semble que si l'inamovibilité disparaissait à jamais de nos institutions, on la retrouverait là. Cependant, sans parler de l'époque révolutionnaire, l'épuration entra un jour jusque dans l'Institut : ce fut en 1816.

L'ordonnance du 21 mars 1816 tient une bien petite place dans l'histoire générale. Mais elle est une date mémorable dans l'histoire particulière de l'Académie française, et à défaut d'un intérêt politique bien marqué, il v a certainement dans le récit, si peu connu, de cette réorganisation étrange, un certain intérêt de curiosité littéraire et anecdotique.

De 1795 à 1815, le nom d'Académie française disparaît. Dans la Constitution de l'an III, proclamée le 1er vendémiaire an IV, le titre X portait : « Il y aura pour toute la République un Institut national chargé de recueillir les découvertes, de perfectionner les arts et les sciences. » Cet Institut ne perfectionna pas les arts, parce que les arts ne se perfectionnent pas. Je ne sais ce qu'il fit pour les sciences, mais il eut l'occasion de recueillir la découverte de la navigation à vapeur et il s'en garda bien.

Bonaparte, en 1803, l'avait divisé en quatre classes : sciences physiques et mathématiques, langue et littérature française, littérature et histoire anciennes, beaux-arts. En 1815, les quatre classes reprirent leurs anciens noms, sous la dénomination collective d'Institut qui fut maintenue.

Ce ne fut qu'après les Cent Jours que le gouvernement de la Restauration, se sentant définitivement établi, pensa qu'il serait bon de modifier, non seulement les statuts de l'Institut, mais aussi sa composition. Un choix fut fait, et, pour m'en tenir à l'Académie française, onze de ses membres furent exclus et radiés de ses listes. L'Académie fut autorisée à choisir elle-même deux des remplaçants. Le ministre de l'intérieur, Vaublanc, nomma directement les autres.

Ce M. de Vaublanc, après avoir accepté bruyamment les idées nouvelles en 89, prononcé à la tribune, le 2 septembre 1795, le serment fameux : « Je jure haine à la royauté ! », après avoir servi avec passion le Consulat et l'Empire, était devenu un royaliste ardent. Aussi fut-il atteint, aussitôt au pouvoir, d'une manie bien connue de notre temps, la manie de l'épuration. Ce mot ne date pas d'hier : on en abusa sous la Restauration comme on en abusera sous tout régime parlementaire, à certaines occasions ; on abusa du mot comme de la chose. Aussi grand parleur qu'orateur médiocre, Vaublanc a mérité que Condorcet ait pu dire fort justement de lui : « Il existe, dans toute assemblée, de ces orateurs bruyants à tête creuse, qui produisent un grand effet avec des niaiseries redondantes. »

Ce ministre, qui a laissé quantité de volumes honorablement compilés, n'a, en réalité, attaché son nom qu'à l'ordonnance du 21 mars, bien qu'un autre, un timide critique, Suard, puisse revendiquer une partie de la responsabilité de cette épuration académique.

Suard, en effet, avait adressé à M. de Vaublanc, ministre de l'intérieur, une sorte de rapport, intitulé : Notes sur l'Institut, qui semble la préparation de ce coup d'Etat minuscule. Le rapport est précédé d'une lettre confidentielle : « C'est encore moi, Monsieur, qui viens vous fatiguer de nouvelles doléances sur votre pauvre Académie. Je ne puis me lasser de vous répéter qu'il s'y manifeste un reste d'esprit révolutionnaire dont il est urgent d'arrêter l'influence par une sage prévenance dans certaines dispositions des statuts que vous allez vous donner. La restauration de l'Académie servira de bien peu à ramener les esprits dans la voie des bons principes et des bons sentiments, si le bon parti n'y prend pas, dès le commencement, une prépondérance assurée dans les élections et les délibérations importantes. »

Suard ajoutait, il est vrai :

« Je suis loin de désirer aucune disgrâce pour les malveillants. »

Mais écrire cela, c'était admettre une disgrâce possible ; c'était, si le ministre n'y eût pas pensé, lui en donner l'idée.

Dans les Notes sur l'Institut, il y a pourtant d'excellentes choses et qui sont bien dites. Ainsi, on s'étonne que l'Académie ait souvent admis de grands seigneurs, dont le titre nobiliaire était en réalité le seul titre académique. Cette tradition, surtout sous un régime monarchique, avait son beau côté. Suard en donne la raison, tout en côtoyant le paradoxe :

« Il manque aujourd'hui à la deuxième classe un des éléments qui composaient l'Académie française et qui contribuaient tout à la fois à sa considération et à son influence pour l'objet de son institution, je veux dire le maintien de la pureté et du bon goût de la langue ; cet élément, c'est l'association des gens de la cour et du grand monde avec les gens de lettres. Et, pendant vingt-cinq ans, nous n'avons eu ni cour, ni grand monde. Le travail le plus important dont s'est constamment occupé l'Académie, c'est la révision et le perfectionnement du dictionnaire de la langue. Les hommes particulièrement livrés aux études purement littéraires ne connaissent, pas toutes les finesses du langage usuel ; tandis que des hommes qui, sans avoir fait de la littérature leur occupation habituelle, joignent à l'amour des lettres, de l'esprit naturel et un goût formé par l'étude des grands modèles, ont acquis par les habitudes de leur vie un certain tact sur le bon usage de la langue auquel l'esprit et le talent même ne peuvent suppléer. »

Faisons la part de la flatterie, et il restera une vue très juste de l'influence que doit avoir le monde élégant et cultivé sur la langue d'un peuple.

Suard, qui fut consulté lorsqu'il s'agit de dresser la liste des exclus et la liste de ceux qui prenaient leur place y mit en pratique ses idées : on élimina des hommes de lettres, on nomme des hommes de cour. L'ordonnance appelle cela associer les Académies « à la restauration de la monarchie en en mettant leur composition et leurs statuts en accord avec l'ordre actuel du gouvernement. »

Voici les académiciens radiés :

Arnault, Etienne, Garat, Cambacérès, Merlin, Sieyès, Rœderer, Maury, Maret, Lucien Bonaparte, Regnault (de Saint-Jean-d'Angély).

Ils furent remplacés, dans l'ordre suivant par : le duc de Richelieu, le comte de Choiseul-Gouffier, de Bausset, évêque d'Alais, vicomte de Bonald, le comte Ferrand, le comte de Lally-Tollendal, le duc de Lévis, l'abbé de Montesquiou-Fezenzac, Lainé.

II

Ce bouleversement académique, que l'ordonnance qualifiait sérieusement de « royale bienveillance », fut diversement apprécié. Des deux côtés, la passion s'en mêla, des pamphlets furent lancés, et, en 1822, il parut encore deux petites brochures assez curieuses : Biographie des Académiciens radiés et des Académiciens élus, par M. Vaunoir, pseudonyme et antithèse assez plaisante à Vaublanc et une Pétition pour la réintégration à l'Institut de MM. Arnault, Etienne et Grégoire. L'abbé Grégoire avait été élu de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

Le parti libéral eût peut-être moins crié si les académiciens intrus avaient eu une valeur littéraire supérieure, ou seulement égale à celle des académiciens radiés ; mais c'était vraiment irritant de voir Arnault remplacé par le duc de Richelieu, Rœderer par le duc de Lévis, Etienne par le comte de Choiseul-Goufffier.

En nommant le duc de Richelieu, on s'était dit, sans doute, que l'Académie ayant été créée par Richelieu, un Richelieu n'y ferait pas mauvaise figure. Peut-être ; mais il ne fallait point chasser, pour lui donner sa place, l'auteur, très goûté alors, de Marius à Minturnes. Arnault, bien oublié, bien peu lu maintenant n'était point sans valeur. Il avait de l'esprit du sentiment, de la facilité, et il restera à côté de Millevoye, d'Arves et de quelques autres poetæ minores, pour avoir écrit une douzaine de vers sur une feuille, une feuille d'automne, légère, emportée par le vent, et qui pourtant a fixé son nom. C'est un fait bien curieux qu'un poète puisse être immortel pour douze vers — pas même un sonnet ! et un prosateur pour trois pages — à peine une nouvelle comme Etienne, Béquet !

C'est en partant pour l'exil qu'Arnault fit les petits vers qui sont restés dans toutes les mémoires ; on voit qu'un homme auquel la proscription n'arrachait qu'une plainte mélancolique, une simple phrase en bémol, attristée plutôt que douloureuse, n'était ni un conspirateur dangereux, ni un ennemi irréconciliable.

Le ministre Vaublanc, après l'avoir radié de l'Institut, lui offrit de lui conserver son traitement. A cette sottise, qui n'était pas loin de ressembler à une insulte, Arnault répondit : « Comme ministre, vous pouvez me proscrire, mais vous n'avez pas le droit de gâter mon malheur. »

Après Arnault, ou peut-être avant, celui qui fit le plus grand vide à l'Académie, ce fut Etienne, l'auteur des Deux Gendres, excellente comédie, qui souleva dans le temps une polémique littéraire dans le genre de celle qui a failli naître à propos de Fœdora et du Drame de la rue de la Paix. On accusa Arnault d'avoir volé sa pièce. On déterra une Conaxa, comédie en latin, d'un Jésuite inconnu dont le sujet ressemblait en effet singulièrement à celui des Deux Gendres.

Alexandre Duval, directeur de l'Odéon et rival d'Etienne, fit traduire et représenter Conaxa, mais on s'aperçut que la pièce d'Etienne était un chef-d'œuvre en comparaison de celle du jésuite, et Conaxa disparut de l'affiche.

Garat que Mme Roland appelait un eunuque politique, et à qui la peur dictait ses convictions du moment, fut éliminé de gré à gré. Suard, qui décidément joua le premier rôle dans cette mauvaise tragi-comédie, vint un jour le trouver et lui, dit avec bonhomie : « Mon ami, je sais que vous ne tenez pas beaucoup à l'Académie et je vous ai effacé de la nouvelle liste de l'Institut, pour faciliter nos arrangements et l'élection de quelques hommes qui ont soif de s'asseoir parmi nous. » Garat, au contraire, tenait beaucoup à l'Académie, mais soit qu'il aimât réellement Suard, soit qu'il fût incapable d'un vrai ressentiment, il lui pardonna cette vilenie et n'en écrivit pas moins des mémoires où il personnifie le dix-huitième siècle en la personne même de Suard, qui n'en représente pourtant qu'un tout petit coin, le moins fertile d'idées et le moins digne d'une étude.

Le cardinal de Bausset, qui le remplaça, venait d'écrire l'Histoire de Fénelon et l'Histoire de Bossuet pour se consoler sans doute de n'être ni orateur ni écrivain.

Cambacérès n'avait jamais rédigé que le code civil. Beyle, qui lisait tous les matins une page de cette prose-là, dut trouver mauvais qu'on mît à la place du légiste un philosophe nébuleux. Bonald, tout en prédisant la Restauration, avait servi, l'empire, avec le titre de conseiller de l'Université impériale en dépit de Carnot, qui, dans une lettre à Napoléon, le classait parmi cette « secte d'obscurantisme, gens incomplets en intelligence et surabondants en erreur ». Carnot pas plus que son maître, n'aimait les idéologues.

Merlin, Maret, duc de Bassano, Lucien Bonaparte, romancier sentimental, Regnault de Saint-Jean-d'Angély quittèrent l'Académie qui avait été aussi étonnée de les recevoir qu'elle le fut de recevoir, en échange le comte Ferrand, Lally-Tollendal, que Mme de Staël appelait le plus gras des hommes sensibles ; Laîné, l'auteur du mot : « les rois s'en vont ; » Montesquiou, que Mirabeau appelait le petit serpent et qui donna la mesure de ses aptitudes politiques en proposant de demander au pape l'approbation de la constitution civile du clergé.

Maury et Sieyès sont trop connus pour que j'en parle ; Rœderer fut un journaliste et un lettré qui a laissé deux œuvres, l'une politique : le Journal de Paris, l'autre littéraire : le Mémoire sur la société polie et l'hôtel de Rambouillet. C'était un homme du goût le plus fin et un écrivain de mérite que ne remplaça pas le duc de Lévis, un des grotesques de la littérature. Enfin l'Académie, autorisée à élire deux membres, choisit Auger et La Place.

Lagrange disait avec son zézaiement bizarre, surtout dans la bouche d'un tel savant : Dieu ! une bien zolie hypothèse et qui explique bien des soses. La Place répondait : Dieu ! une hypothèse dont je n'ai jamais eu besoin. Il n'en fut pas moins un grand avocat et un écrivain solide et sérieux.

Auger, un infime commentateur qui a gâté par des notes une fort belle édition de Molière, ferme la liste de ceux que les pamphlets du temps appellent « les Académiciens intrus. »

Ainsi remaniée, l'Académie se trouva suffisamment royaliste pour choisir quelque mois après l'ordonnance l'abbé de Montesquiou pour directeur. Ce jour-là M. de Vaublanc fut satisfait.

R. DE GOURMONT.

(Les Annales politiques et littéraires, 6 avril 1884, p. 223 & 4 mai 1884, p. 286.)