|
Les Tribunaux répressifs ordinaires de la Manche en matière politique pendant la première révolution, par M. E. Sarot, avocat. 4 volumes in-8°. Paris, Champion, 1882 (1).
Lorsque Thiers eut terminé son Histoire de la Révolution française, il s'écria, sans doute, au dedans de lui-même : J'ai élevé un monument ! Assurément, lorsqu'on a entrepris et mené à bien une pareille tâche, on a quelques raisons de ne pas être trop modeste ; et d'abord si l'écrivain avant de se mettre au travail, n'avait pas la conviction de faire une œuvre définitive, il ne commencerait pas. Pourtant Thiers s'est trompé, car c'est surtout de l'histoire que l'on peut dire qu'elle n'est jamais faite : l'œuvre d'aujourd'hui s'effacera devant l'œuvre de demain. En même temps que lui et depuis, d'autres historiens de mérites divers ont attaqué le même sujet ; ce sont, pour ne citer que les principaux : Miguel, Louis Blanc, Michelet. Michelet est le plus populaire ; c'est le plus passionné et le plus entraînant ; Louis Blanc, froid mais logique, cherche à dégager l'idée là où Thiers ne voit que des faits ; Miguel, le dernier des historiens classiques, sobre et simple, se conduit un peu avec l'histoire comme on ferait avec une grande dame, avec trop de respect ; mais je ne lui fais ce reproche qu'en passant. Est-ce un reproche, même ? Lui, au moins, connaît le secret de ne pas tout dire.
Non seulement l'histoire de la Révolution française n'est pas faite, mais elle a été jusqu'ici impossible à faire. M. Taine lui-même ne me contredira pas : les Origines de la France contemporaine ne sont pas encore le dernier mot sur cette période de notre histoire, elles n'en seront qu'un des derniers, un de ceux qui auront porté le plus haut et le plus loin. En attendant, quelques érudits laborieux s'attachent à étudier cette époque par fragments d'ensemble, comme M. Wallon, dans son Histoire du tribunal révolutionnaire ; d'autres, plus modestes, mais tout aussi utiles, écrivent, à divers points de vue, l'histoire de la Révolution dans les départements.
Ce mouvement date déjà de quelques années ; je ne l'ai point suivi, je ne puis qu'en indiquer l'existence ; mais si j'en juge par ce qui a été fait pour la Manche par M. Sarot, j'y applaudis sincèrement. Il serait à souhaiter que chaque département, plus encore, chaque ville et même chaque bourgade eût ainsi son historien. Outre leur intérêt local, ces études sont des matériaux auxquels devra puiser l'historien futur de la France, s'il vient jamais, car une Histoire de France comme je la rêve serait l'histoire de la France entière, et non seulement celle de quelques villes, de quelques provinces ou celle des dynasties. J'ai bien dit que ce n'est qu'un rêve, car un tel monument ne pourrait s'exécuter que par fragments, et il serait bien difficile de les réunir et de les souder sans qu'on ait le raccord.
De tous ces morceaux du colosse, celui qui sortira le premier de la main des ouvriers, ce sera certainement l'histoire de la période révolutionnaire ; c'est aussi la plus intéressante, celle qui passionne tout le monde, surtout les ignorants. Eux surtout ; c'est pour cela qu'il faut y travailler avec courage, afin de mettre en lumière, sans retard, la vérité.
M. Sarot, par ses minutieuses recherches, est un de ceux qui auront l'honneur d'y avoir contribué pour une part très honorable. J'aurais pourtant voulu que, dans son État du Cotentin en 1789, qui ouvre la série de ses publications, il eût fait une plus large place à l'étude des conditions sociales du peuple à la veille de la Révolution. Elles étaient, il faut bien le dire, lamentables en Normandie, comme dans le reste du royaume. La misère du peuple français n'était plus un secret pour personne. On s'en occupait partout. Les Anglais notamment, par Arthur Young et par bien d'autres, savaient à quoi s'en tenir. David Hume s'en est même un jour demandé la cause. La réponse est peut-être un paradoxe, mais elle est curieuse et très peu connue. La voici :
« Sur un sol aussi facile que ceux de ces régions méridionales (2), l'agriculture est un art aisé, et un homme avec une couple de haridelles peut, en une saison, cultiver assez de terre pour payer une jolie rente au propriétaire. Tout l'art du fermier consiste à laisser pendant un an son terrain en jachère, dès qu'il l'a épuisé ; alors la chaleur du soleil et la douceur du climat suffisent pour lui rendre sa richesse et sa fertilité. Des paysans si pauvres ne demandent à leur travail que le simple entretien. Ils ne peuvent exiger davantage de leur infime capital. Et avec cela ils sont à la merci de leur seigneur, qui ne leur fait point de bail, de crainte de voir sa terre perdue par de si mauvaises méthodes de culture. Les beaux vignobles de Champagne et de Bourgogne, qui rapportent souvent au propriétaire plus de cinq livres (sterling) par acre, sont cultivés par des gens qui ont à peine du pain : ils n'ont besoin comme capital que de leurs bras et de quelques instruments de ménage qu'ils achètent pour vingt schellings. Les fermiers sont dans une position un peu meilleure. Mais les herbagers sont de beaucoup les plus à leur aise de ceux qui cultivent la terre. La raison en est encore la même. On a du profit en proportion de ce qu'on avance et de ce qu'on hasarde. Et là où un nombre si considérable de travailleurs pauvres comme les paysans et les fermiers sont dans un pitoyable état, tout le reste doit partager leur pauvreté, que le gouvernement de cette nation soit monarchique ou républicain (3). »
J'ai tenu à citer cette remarque du célèbre essayiste anglais parce qu'elle expose une vérité économique bonne à méditer pour les cultivateurs, aujourd'hui comme au siècle dernier. Les ouvrages de M. Sarot contiennent aussi, par le simple récit des faits, plus d'un enseignement. Il me serait impossible d'analyser celui qui est l'occasion de cette étude, il est trop plein de faits, il faut le lire ; mais j'en veux prendre un autre, le plus pittoresque et le plus attachant, qui est consacré aux Sociétés populaires, aux clubs. Il est d'autant plus curieux que la bêtise révolutionnaire s'y montre à nu. Dans les petites villes, où la Terreur, terrible encore, le fut bien moins qu'à Paris ou à Nantes, la stupidité bestiale du peuple, livré à tous ses grossiers instincts, se donna pleine carrière. Le grotesque domina souvent l'odieux : à Coutances ils se donnaient la main. Le premier club fondé à Paris, celui des Amis de la Constitution, où Lameth, Barnave, Sieyès, s'étaient fait connaître, eut immédiatement des succursales en province. A Coutances, il s'en fonda un sous le même nom, qui resta toujours très modéré, bien qu'il acceptât sans restriction les idées nouvelles et qu'il crût devoir faire ovation à tous les prêtres jureurs, notamment à l'évêque constitutionnel, Bécherel.
En 1791, il n'existait plus. Le club des Amis de la Constitution de Paris était devenu le club des Jacobins ; Robespierre y dominait, Barnave l'avait abandonné pour fonder celui des Feuillants. Le même mouvement eut lieu en province et à Coutances un club jacobin remplaça le premier ; il prit le nom, qu'il conserva jusqu'à la fin, de club des Amis de la liberté et de l'égalité. Au moment de leur plus grande puissance, les Jacobins eurent en province et à l'étranger jusqu'à quarante-quatre mille délégations. On peut lire dans le Moniteur que le club des Jacobins crut devoir donner l'affiliation à un club de Constantinople qui la lui demandait. A Coutances, on obéissait strictement, comme partout, au mot d'ordre. Le club des Amis de la liberté était tout-puissant : c'était là que s'élaboraient toutes les décisions locales, comme aux Jacobins toutes les lois révolutionnaires.
La salle est décorée au goût du jour; les ornements jacobins de rigueur frappent d'abord les regards : le bonnet de la liberté, l'étendard décoré de l'œil de la surveillance, et les inévitables bustes jumeaux de Marat et de Lepelletier. La séance est ouverte ; un membre se lève et prononce un discours patriotique sur les hommages que l'on doit au beau sexe. Les citoyennes présentes sont radieuses, car les citoyennes sont admises. Un étranger arrive-t-il ; un nouveau membre est-il reçu, on procède à des accolades fraternelles. D'abord le président seul donnait l'accolade, puis tout le monde s'en mêla. Tout le monde s'embrassait, c'était touchant. Mais les citoyennes en abusèrent tant et tant, à ce qu'il paraît, qu'un jour, à leur désespoir, on supprima les accolades. Le président, du reste, était un farouche ami de la vertu, car lui et ses confrères l'avaient solennellement décretée, en recommandant, par un excès de bêtise, aux femmes la surveillance pieuse (sic) des mœurs.
De temps à autre on fêtait la déesse Raison dans la cathédrale, avec cortège de citoyennes, hymnes patriotiques, musique et poésie locales. Le 14 juillet, on organisa une grande procession ; en guise d'ostensoir, sous un dais, étaient portés triomphalement un plan en relief de la Bastille et les bustes siamois de Marat et Lepelletier. Circonstance curieuse : Lepelletier tomba et se cassa le nez. On en commanda un à un artiste coutançais, mais quand il arriva, Marat était à la voirie : il alla le rejoindre.
L'idée la plus tristement grotesque qu'eurent les Jacobins de Coutances fut de vouloir organiser, dans une mascarade patriotique, à l'anniversaire du 10 août, le 2 ? thermidor, un char des blessés militaires. Il fallut les cris de grâce des malheureux pour faire renoncer ces énergumènes du patriotisme à leur idée stupide.
Au milieu de tout cela, circule un type de citoyenne assez curieux : c'est la sœur Gaillard, qui ne manque pas de remercier chaque promoteur d'une mesure révolutionnaire par un gros baiser fraternel.
Il y aurait une étude bien curieuse à faire, non pas sur les femmes, mais sur les citoyennes de la Révolution. On connaît cette anecdote sur Rose Lacombe, qui avait fondé le club des femmes révolutionnaires. Elle se trouve par hasard en rapport avec un jeune gentilhomme détenu à la Force ; elle se prend d'amour pour lui, adieu le jacobinisme ! Elle s'acharne contre Robespierre jusqu'à lui jeter une des plus grosses injures de ce temps-là : un jour elle l'appela Monsieur ! La plupart des femmes sont un peu des Rose Lacombe en politique : toujours de l'avis de celui qu'elles aiment.
Hommes et femmes, dans le temps dont nous parlons, n'avaient guère, au reste, d'autres convictions que celles que leur dictaient leur intérêt et leur sécurité personnelles. Au 9 thermidor, on le vit bien. La nouvelle du renversement de Robespierre arrivée à Coutances, il se forme aussitôt un club dont la président est le fils d'un guillotiné de la veille !
Je n'ai point parlé de la véritable Terreur : dirigée dans la Manche par le proconsul Lecarpentier elle fut assez violente. Outre les réactionnaires condamnés et exécutés sur place, trente-sept habitants de la Manche furent jugés et guillotinés à Paris. M. Sarot donne minutieusement tous les noms et tous les détails.
Mon étude est bien incomplète, car je n'ai voulu que signaler au public ces travaux intéressants, depuis longtemps connus et appréciés de tous ceux qui s'occupent non seulement d'histoire locale, mais d'histoire. Les ouvrages réunis de M. Sarot formeraient une histoire complète de la Révolution dans la Manche, s'il ne s'était pas presque exclusivement attaché au point de vue juridique. Cette manière, entraînant l'emploi de beaucoup de mots plus usités dans la jurisprudence que dans la littérature, donne quelquefois au style une allure un peu guindée. L'auteur, qui est homme d'esprit, ne m'en voudra certainement pas d'avoir fait en passant cette légère remarque. Bien que, dans ce sujet, je me sois plus occupé moi-même de faits que de style, j'ai voulu lui montrer par là que je l'ai lu attentivement. Le style, du reste, n'est jamais à dédaigner.
(1) Autres études de M. Sarot sur la Révolution dans la département de la Manche : Etat du Cotentin en 1789. 1 vol. in-8°. M. DELARUE. Etude sur la Commission militaire de Granville. 1 vol. in-8°. La Chouannerie dans la Manche. 1 vol. in-8°. Les Habitants de Manche devant le tribunal révolutionnaire de Paris. 1 vol. in-8°. De l'Organisation des pouvoirs publics dans le département de la Manche pendant la première Révolution. 1 vol. in-8°. Les Sociétés populaires et en particulier celles de la Manche pendant la Première Révolution. 1 vol. in-8°.
(2) D. Hume parle de le France, de l'Italie et de l'Espagne. Remarquez que la situation agricole de la France était regardée, à ce moment-là, comme aussi [primaire / précaire ?] que l'était celle de l'Italie, que l'est encore celle de l'Espagne.
(3) David Hume, Essays and Treatises on several subjects, Essay 1, on Commerce.
[Le Contemporain, « Mélanges et Notices. La Révolution dans la Manche », 1883.]
|