Fabrice, « Journal des revues », Antée n° 12, 1er mai 1906, p. 611 :

Dans le Mercure de France (1er avril), un intéressant article de M. Ernest Gaubert sur Mme Rachilde. M. Remy de Gourmont nous révèle ingénument sa méthode, qu'il prête en ces termes à un personnage de ses Epilogues : « Je ne m'arrête jamais au spectacle de la bêtise que pour exalter mon esprit de contradiction. Ce sont des leçons que je me donne. Je lis certains journaux pour savoir ce qu'il ne faut pas croire, ce qu'il ne faut pas penser, ce qu'il ne faut pas éprouver. » Ce n'est pas là, M. de Gourmont, le meilleur usage que l'on puisse faire de la bêtise des autres, ni la meilleure manière de savoir ce qu'il ne faut pas penser. C'est un esprit banal que celui pour qui d'autre parti n'existe, que de prendre au contre-pied le bête et le vulgaire. Vous nous laisseriez plus surpris, si vous nous faisiez voir quelque grain de raison, qu'on n'y soupçonnait pas, dans la déraison de ces journaux.

Louis Thomas, « Dieu à Paris », Antée n° 3, 1er août 1906, p. 229 :

LUNDI, 4 JUIN. Je vais voir Thomas chez lui : Passy, une petite maison au fond d'un jardin, et dans une guérite d'osier mon jeune ami qui lit des vers, habillé d'un saut de lit blanc.

« Je viens de recevoir le numéro de juin d’Antée, dit-il. Excellente revue, Vandeputte débite les plus saines idées, Isi Collin écrit le poème de la sagesse, très bien ça : il est si facile d'être sot. Mais savez vous quel est ce M. Fabrice qui m'appelle un « sympathique garçon » ? Ça m'a fait plaisir : ce Fabrice est un bon zigue. Il est vrai qu'il trouve ensuite le moyen de se payer ma gueule ; seulement c'est avec esprit, et je ne résiste jamais aux gens qui en ont.

Il a bien fait de parler de Godefroy, qui n'est pas un adolescent fougueux, mais au contraire, à ce qu'il m'a semblé les quelques fois où je le vis, un homme d'environ trente ans, réfléchi, et vivant dans le calme des pensers les plus hauts.

Mais quelle est cette sacré nom de Dieu d'idée qui lui est venue de vouloir attaquer le père Gourmont. Je ne suis pas confit en admiration béate devant mes aînés ; au contraire, j'aurais quelque plaisir à les trucider, ne serait-ce que pour prendre leurs places. Seulement, il ne faut jamais s'en prendre aux gens qui représentent, en face de la sottise et du préjugé, cet esprit et cette raison grâce auxquels notre vie conserve encore quelque charme. C'est du temps et de l'énergie gaspillés au hasard que se battre contre des auxiliaires naturels. »

Fabrice, « Journal des revues », Antée n° 4, 1er septembre 1906, p. 403-406 :

Dans Antée du 1er août M. Louis Thomas demande pourquoi l'idée m'est venue de « vouloir attaquer le père Gourmont » . — « Vouloir ? » A quoi M. Thomas reconnaît-il ça ? Ce n'était pas l'attaque comme volonté : tout au plus comme représentation, dirait, dans un mauvais jour (s'il en a), ce génial Procuste du vocable qu'est M. Willy. Mais le terme « attaquer » surtout me contrarie, en ce qu'il me paraît procéder de ce remarquable oubli des nuances dont l'historien fera sans doute la caractéristique de ce siècle non moins pervers qu'une cinquantaine de devanciers. J'ai écrit successivement (et je m'honore de penser) de M. Remy de Gourmont qu'il était un « bon esprit », un « noble caractère », et qu'il avait « infiniment d'esprit ». M. Thomas trouverait donc aussi justement dans mes notes un panégyrique.

Mais pourquoi M. Thomas ne veut-il pas qu'on « attaque » M. de Gourmont ? Ce critique aussi spirituel que primesautier dans l'expression ne manque pas à nous le dire : c'est qu'il ne faut pas « se battre » contre un « auxiliaire naturel ». M. de Gourmont est donc un oncle, et m'apparaît avec la majesté d'un soutien donné par la nature : cet aspect me flatte, il me réjouit. A l'âge où les oncles m'importaient, j'eusse voulu que M. de Gourmont fût mon oncle ; je le voudrais encore aujourd'hui.

Mais examinons le précepte de M. Thomas. Je le crois inspiré du meilleur esprit politique. Le prince des penseurs de cet ordre (j'ai nommé Machiavel) ne procède jamais que par des vues aussi saines, aussi simples, aussi fortes. Qui blâmerait M. Thomas d'être politique, c'est un barbare que je blâme. Un peu de politique prévient plus de fâcheux effets que beaucoup de sacrifice et de vertu n'en rachètent. Je veux donc entrer dans le point de vue de mon aimable adversaire, encore que le mien d'abord ne fût que vertueux.

Il y a deux fins pour le politique : 1° poursuivre l'avantage de son idéal ; 2° poursuivre son avantage propre. Je ne puis que je n'avoue que je ne saurais être politique, que ces deux fins ne se confondent pour moi. Car, par quelque complexion singulière ou répandue entre les hommes, très dommageable à la modestie, nul idéal ne m'apparut jamais dont je ne me sentisse la plus excellente forme dans l'univers cognoscible. Il s'ensuit que je ne crois si bien servir l'idéal qu'en me servant moi-même, et que je ne me saurais servir moi-même sans imaginer qu'y gagne l'idéal.

En quoi M. de Gourmont s'avère-t-il l'auxiliaire de ma conservation ? Serait-il disposé à dire du bien de moi ? Dans ce cas, on ne saurait nier que j'aie péché : c'est un véritable crime de tirer (même avec du sel) sur l'homme enclin à enrichir de quelque inscription, de quelque monument, l'accès du désert sans retour. Mais l'agréable voix de M. de Gourmont ne sera jamais une voix dans le désert.

Je divise, disait un humoriste, le monde en deux classes : 1° ceux qui sont disposés à servir ma destinée et ma gloire ; 2° ceux qui servent ma destinée et ma gloire, quoique n'y étant pas disposés.

J'ai rangé M. de Gourmont dans la seconde classe. Il sert ma destinée, puisqu'il me procure l'occasion de disputer avec M. Thomas. Il favorise ma gloire, puisqu'il est cause que M. Thomas parle de moi.

L'humoriste susdit ajoutait quelquefois qu'il n'y a pas un homme qui, disant ce qu'il pense, ne passerait pour humoriste. Il avait tort.

Il y a ceux qui ne pensent rien du tout.

Ceux là sont dans le vrai. Leur parti est celui de l’éternité. La pomme de terre est une raison des mondes contre laquelle nous ne prévaudrons point. Les « gens sérieux » auront le dernier mot. N'ai-je donc pas bien fait de donner tort à M. de Gourmont ?