Camille de Sainte-Croix, « Sixtine », La Bataille, 21 octobre 1890 & Mœurs littéraires — Les Lundis de La Bataille (1890-1891), Savine, Paris, 1891, pp. 198-201

21 octobre [1890].

« SIXTINE »

Je ne connaissais de M. Rémy de Gourmont que quelques pièces d'une pureté harmonieuse, publiées dans le Mercure de France. J'apprends qu'il a quatre volumes en préparation (contes, poèmes en prose, critiques) et je reçois du même coup son premier volume : Sixtine, un peu tard pour en rendre compte d'une manière très précise, mais assez tôt pour que je puisse dire la délicieuse impression qu'il m'a laissée. C'est une histoire d'amour tout moderne, entre gens d'esprit et de sens délicats.

Chez la comtesse Aubry, à Rabodanges, on fait se rencontrer un jeune homme de goûts artistes et mondains, Hubert d'Entragues, avec une charmante veuve, Mme Sixtine Magne. Il lui fait poétiquement sa cour et semble réussir à l'impressionner. Mme Magne quitte Rabodanges le soir même et rentre à Paris.

Au château, on donne à Hubert, pour logement, une chambre, dite chambre aux portraits. Dans cette chambre, il n'y a pas de portraits, mais simplement une glace légendaire et qui, dit-on, reflète l'image aimée. Hubert y voit naturellement les traits de Mme Sixtine.

De ce moment, il songe implacablement à elle.

Il se décide à lui envoyer des vers. La réponse suit bientôt.

« M. d'Entragues est attendu, ce soir, pour donner un commentaire de son rêve. — Seuls auditeurs : les quatre murs. »

Sixtine MAGNE.

Hubert s'exalte. Puis arrive un contre-ordre.

« Dîner impromptu chez la comtesse, de passage à Paris, pour affaires. Regrets. Que demain remplace aujourd'hui. »

Ils finissent par se rencontrer et se parler chez Sixtine.

« ... Elle avait l'air assez quatorzième siècle, prisonnière en sa chaise abbatiale. Vêtue de rouge, ses pieds fouillant un coussin noir ; ses doigts illuminés de grenats et d'opales de cassidoine, peut-être et de chélonites, jouaient avec la corde blanche qui serrait à la taille une robe aux longues ondulations pourprescentes ; vers la boiserie sculptée, fleur pâle, la tête se penchait. L'ombre de l'ogive encadrait l'auréole blonde. »

Durant cette causerie, il est fort question de la promenade du péché et de l'heure où il passe. Haletant un peu, Sixtine murmure :

« C'est bien à vous vraiment de parler de notre perversité ; vous en êtes doué d'une assez perverse, vous, d'imagination ! »

Il ne parut pas la comprendre, comme il aurait dû.

A quelques jours de là, sortant d'une discussion littéraire, Hubert croise près du Palais-Royal une passante bizarre, à gestes incohérents. Il la trouve intéressante et l'accoste. Ce qu'elle lui dit l'éclaire un peu. C'est une névrosée, en pleine crise. Et de ce moment, il semble mieux comprendre Sixtine vers laquelle sa pensée se reporte aussitôt.

Hubert et Mme Magne se revoient et conversent toujours. Puis surgit entre eux un troisième personnages, Sabas Moscowitch, que Sixtine présente à d'Entragues.

Le Russe s'empresse d'apprendre à Hubert qu'il trouve Mme Magne très bien, qu'il croit lui plaire, mais qu'elle ne lui a dit encore ni oui, ni non.

D'Entragues le trouve un peu fou, croit comprendre que Sixtine s'en amuse et se promet de faire comme elle. Il invite Sabas à venir le voir et lui offre de lui être à la fois confident et conseiller.

Cependant, il ne peut se défendre d'un mouvement jaloux en causant de lui avec Sixtine. Elle s'en plaint.

Il insiste et demande à la jeune femme de lui sacrifier Moscowitch.

A quelques jours de là, la femme de chambre de Mme Magne accourt, effarée :

« — Madame est partie hier soir sans laisser de nouvelles... Elle a passé la nuit dehors... Je suis inquiète. »

La fille était naïvement venue voir si Sixtine n'était pas chez Hubert.

Celui-ci devine mais veut s'assurer. Il court chez Moscowitch. Le Russe est parti pour Nice.

Et bientôt, Hubert reçoit de Nice une lettre lui disant en substance :

« Adieu. — Cela vous fera un roman que je refuse de lire, car il contiendra des naïvetés pénibles. — Sabas m'a prise. Il fallait me prendre, vous ! — Un jour vous m'avez refroidie, en hésitant à me garantir mon lendemain. — Un « oui » net et spontané me jetait dans vos bras. — La Vie a tué le Rêve. Adieu ! »

C'est sur cette trame que M. Rémy de Gourmont a perlé une suite de pages qui sont autant de poèmes en prose, harmonieux et légers. « Sixtine » est pourtant un roman, un vrai roman d'analyse pénétrante malgré ses apparences uniquement rêveuses. Le héros est un très charmant être qui devait lasser la chair de Mme Magne, mais dont la confession ne sera pas perdue et trouvera d'autres échos. Sans doute il trouvait que son attente était le meilleur de son plaisir, mais l'amie pouvait-elle s'y prêter ?

Bien des chapitres sont à relire souvent, à déchiffrer lentement pour une pénétration plus complète de leurs allégories discrètes.

C'est de la psychologie qui s'exprime en musique de Chopin.

[texte de Mœurs littéraires — Les Lundis de La Bataille, entoilé par Mikaël Lugan]

A consulter : Sixtine