Les Belles Lectures Troisième Année – N°113 – Du 26 Mai au 1er Juin 1948

« REMY DE GOURMONT m'ouvre lui-même ; il est hideux avec cette sorte de lèpre qui le ronge, ses grosses lèvres fendues, décolorées, d'où suinte une bave purulente ; mais tel quel, avec ses vêtements débraillés et sales et cette espèce d'étoffe ceinte au cou d'une chaîne d'argent garnie d'améthystes, tel quel il est le plus bel ornement de son local... ».

C'est Edouard Champion, dans son journal intime inédit, qui nous introduit en ces termes réalistes et sincères auprès de notre auteur. Il avait trente-trois ans quand une horrible maladie, une sorte de lupus tuberculeux, lui rongea ainsi la face ; le mal ne put être enrayé que par de terribles cautérisations qui le défigurèrent à jamais.

Sa vie est scindée en deux par ce pénible événement. Il était auparavant un beau garçon, assez mondain, dont la vie d'homme de lettres comme la vie sentimentale se présentaient sous d'heureux auspices.

Remy-Marie-Charles de Gourmont était né le 4 avril 1888 [sic] à Bazoches-en-Houlme (Orne). Il descendait d'une vieille famille normande, famille de magistrats, de prêtres, d'officiers, qui prétendait remonter à quelque Viking danois. Au début du seizième siècle quelques-uns de ses ancêtres exilés par les guerres vinrent à Paris, s'établirent comme maîtres-imprimeurs et sortirent de leurs presses les premiers textes grecs et hébreux.

Notre fils de Viking est un enfant solitaire et taciturne, un enfant orgueilleux et rêveur, qui aime par-dessus tout les lentes promenades le long des plages. « La mer, écrira-t-il plus tard, est une compagne qui ne vous lasse jamais..., elle se plie si bien à la qualité de la rêverie ! » Déjà sont en germe chez lui ces deux dominantes de son esprit : la curiosité et le désenchantement.

Son internat au lycée de Coutances, « dantesque et inutile horreur infligée à une pitoyable enfance », puis son séjour à la faculté de droit de Caen (« je me sens là comme en prison »), l'orientent vers la lecture, la complaisance à ses songeries infinies et vers une irrésistible vocation de poète. Déjà il est comme l'albatros de Baudelaire :

Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.

Il vient à Paris en 1877 ; c'est un garçon vigoureux, à l'âme romantique, nourri de Barbey d'Aurevilly, qu'il sait presque par cœur ; c'est un garçon pudique et secret qui, comme le Durtal de Huysmans, « rôde autour de la religion » ; mystique, sentimental et curieux...

Attaché en 1881 au département des imprimés à la Bibliothèque nationale, il se cherche, écrivant des articles d'érudition, publiant des ouvrages de vulgarisation sur les voyages, sur les Français du Canada et d'Acadie, écrivant un petit roman : « Machette [sic] » (1886). C'est en cette année 1886 qu'il rencontrera Mme Berthe de Courrières, nièce du sculpteur Clésinger, son premier amour. Il l'a célébrée sous le nom de Sixtine, femme étrange, hystérique, éprise de sciences occultes et de magie noire ; Huysmans trouvera en elle un des modèles de Mme Chantelouve (« Là-Bas »). En même temps il découvre le symbolisme.

Ce seront là les deux tendances qui domineront ses vrais débuts littéraires : symbolisme et mysticisme, et sa maladie survenue en 1891 l'ancrera d'abord plus ardemment dans ces principes. Pénible moment où son père lui-même ne reconnaît pas « son masque brûlé, cicatrisé et tumescent ».

Entre temps il a trouvé un point d'appui littéraire d'importance : le « Mercure de France », fondé en 1890, où tout le groupe des symbolistes communie dans l'admiration partagée de Mallarmé et de Villiers de l'Isle-Adam.

Désormais sa vie est l'histoire de son œuvre, celle du mouvement de ses pensées, du développement et de l'évolution de son talent.

Un incident journalistique l'a débarrassé de son gagne-pain administratif ; la Bibliothèque nationale le remercie après un article de 1891 : « le joujou patriotique [sic] », où il critiquait vertement la manie revancharde.

Il est libre, ardent, idéaliste, sensuel et retranché de la vie par son mal ; il écrit « Sixtine », roman de la vie cérébrale, une suite de pages « qui sont autant de poèmes en prose ». Simple lui-même et sain, il semble chercher l'extraordinaire par esprit de contradiction. Il ne dédaigne pas une certaine préciosité, un certain raffinement que dénotent ses recherches sur le « Latin mystique » et ses « Litanies de la rose » (1892), « fleur hypocrite, fleur du silence ».

Il écrit des contes : « Le Pèlerin du silence », dédié à Mallarmé, avec cette devise : « Regarde en toi-même et tais-toi », et ces « Histoires magiques » (1894) où se retrouvent toutes ses tendances du moment, préciosité, symbolisme, recherche d'une volupté verbale, mysticisme, goût de l'étrange et du rare...

Le voici maintenant critique littéraire, publiant au cours de longues années les séries du « Livre des Masques », puis ses « Promenades littéraires » ; il s'y montre le même toujours, hautain et réservé, érudit et sensible. Les deux textes que l'on pourrait inscrire en exergue en tête de ces pages seraient : « La seule excuse qu'un homme ait d'écrire, c'est de s'écrire lui-même... sa seule excuse est d'être original » (« Le Livre des Masques ») et : « Eriger en lois ses impressions personnelles c'est le grand effort d'un homme s'il est sincère » (« Lettres à l'Amazone »).

Il habite alors au 71 de la rue des Saints-Pères, au cinquième étage, au-dessus de Mme de Courrières qui continue à veiller sur lui. Paul Léautaud le décrit au « Mercure » comme « un homme gai. Il riait beaucoup et s'amusait de beaucoup de choses » ; il sortait peu, « simple, modeste et franc, nullement cérémonieux ».

Son œuvre se poursuit, œuvre de critique, œuvre d'éditeur – il dirige au « Mercure » la collection des « Plus belles Pages » et y donne un Saint-Evremond, – œuvre de styliste que domine son « Esthétique de la langue française », œuvre de romancier et de philosophe moralisateur.

Il s'intéresse toujours passionnément à l'amour et cherche à définir ses vues dans « la Physique de l'amour », ouvrage à la fois sincère et pervers qui établit un parallélisme entre la sensualité humaine et la sensualité universelle, ramenant la première au plan de la seconde ; mais il s'est détaché de la religion et est peu à peu revenu aux écrivains du dix-huitième siècle ; il chante la grandeur de Voltaire et se crée un scepticisme que nous verrons s'affirmer dans « la Culture des idées », livre capital où il développe sa théorie de la dissociation. C'est l'époque où il écrit : « J'aurais pu te dire tout le contraire, et cela aurait été aussi la vérité » (« Nuit du Luxembourg [sic] »). Renan, qu'il avait traité de « sinistre dilettante, d'éminent professeur de falsifications comparées », lui devient cher, et sur ce point enfin il va se heurter avec de nouvelles générations et, en particulier, avec André Gide qu'il soutenait pourtant, mais qui lui déclare : « Le scepticisme est peut-être parfois le commencement de la sagesse, mais c'est surtout la fin de l'art » (1910).

1910 : une dernière aventure sentimentale l'agite ; il aime – tout intellectuellement – miss Clifford-Barry [sic], celle qu'il appelle l'Amazone. Il entretient avec elle une correspondance qui témoigne de sa verdeur et de sa puissance d'esprit. Son talent s'est imposé maintenant ; il est reconnu comme un maître, et il définit en ces termes sa mission : « Un critique est un directeur de conscience ou rien du tout. »

Un dernier roman : « la Petite Ville » (1913), le ramène à son point de départ : Coutances, et c'est la guerre qui éclate et l'accable ; il erre, désolé, dans Paris désert ; il écrit, il écrit toujours, mais en se mettant au goût du jour. Vieilli, lassé, il chante comme tant d'autres sa palinodie, il renie sa verve d'autrefois et les thèses du « Joujou patriotique [sic] ». C'est la fin : il meurt le 23 septembre 1915 à l'hôpital Boucicaut d'une congestion cérébrale. Sa disparition est dignement célébrée.

Son œuvre reste solide et tentante, en dépit, peut-être, de cette écriture opulente, abondante en mots, en phrases précieuses et contournées ; il a remué une masse énorme de pensées et de sentiments, il a été un des meilleurs connaisseurs de notre langue ; et je voudrais lui emprunter à lui-même, en conclusion de sa vie et de son œuvre, cette maxime hautaine : « Il faut être heureux ; on se doit cela, ne serait-ce que par orgueil. »

CHARLES MOULIN.

[page entoilée par Mikaël Lugan].

Histoires magiques reproduites :

« La Marguerite Rouge », pp. 1-2, « La Sœur de Sylvie », pp. 2-4, « Celle qu'on ne peut pas pleurer », pp. 4-5, « L'autre », pp. 5-6, « Le secret de Don Juan », pp. 6-7, « Conversation du soir », pp. 7-8.


A consulter : M. Croquant