On a discuté récemment la question de la mort de la terre, mais il est bien certain que l'humanité peut mourir avant la terre. Il y a beaucoup d'exemples d'espèces animales disparues, éteintes plus ou moins lentement. Et si d'autres au contraire semblent plus durables, il n'est pas possible d'en connaître la cause. Outre les grands mammifères tertiaires, dont l'humanité, à ses débuts, fut certainement contemporaine, des espèces plus récentes ont disparu, au cours de la présente période géologique. On peut même dire, d'une façon générale, que la plupart des mammifères devraient être éteints et, de fait, plusieurs d'entre eux n'existent toujours que grâce à l'intervention de l'homme, qui les a domestiqués. On ne connaît pas de moutons sauvages, ni de vaches, les animaux libres de ces groupes, actuellement vivants, ayant tous une origine domestique. On a bien signalé le cheval sauvage en Asie, mais il serait si rare qu'on doit le considérer comme en voie d'extinction rapide. Au huitième siècle, il y avait encore des lions en Europe et, beaucoup plus anciennement, des tigres. On a vu, historiquement, disparaître d'Angleterre, le loup, qui se fait rare dans la plupart des régions françaises. On dira que ce sont là des faits de civilisation. Ce sont aussi et très visiblement des faits de régression et de disparition. La diminution et l'extinction progressive des mammifères est incontestable, quelle qu'en soit la cause ; ceux qui existent toujours à l'état prospère, soit en liberté, soit domestiqués, ne représentent en somme que des survivants. Leur époque est passée. Il ne s'en forme plus et il ne peut s'en former de nouvelles espèces. M. Quinton croit que l'actuelle période géologique appartient aux oiseaux et il faut reconnaître que les faits et les chiffres lui donnent entièrement raison. Il fait remonter l'apparition des premiers mammifères au début de l'époque secondaire et celle des oiseaux à la fin de la même époque. L'extinction maxima des mammifères a eu lieu à l'époque tertiaire, époque où la classe oiseau ne jouait encore qu'un rôle subordonné, comme le prouve la paléontologie : pour plus de trois mille mammifères fossiles, on ne rencontre alors que cinq cents oiseaux. Or, voyez comme ces chiffres sont renversés à l'époque suivante, qui est la nôtre : mammifères, deux mille trois cents espèces actuelles ; oiseaux, dix mille espèces actuelles. On ne peut le nier : l'activité créatrice du monde présent s'exerce en faveur de l'oiseau. La régression des mammifères est visible et elle doit entraîner celle de l'homme, qui malgré ses dons particuliers, n'est que l'un d'eux et l'un des plus anciens, comme tout le groupe des primates. Tout le monde sait, pour l'avoir lu dans des récits de voyages, combien, si le singe ordinaire pullule encore en certaines régions, le grand primate, ce frère cadet de l'homme, est devenu rare. Sa régression, au moins comme nombre, est certaine, et si l'homme, au contraire, a prospéré et envahi le globe et tous ses climats, il le doit aux conditions particulières de son intelligence, grâce à laquelle il a pu s'adapter partout. Mais cette adaptation n'a pas été uniformément heureuse. Les races médiocrement douées au point de vue intellectuel n'ont jamais eu qu'une existence relativement précaire. Si l'Afrique avait été peuplée par la race blanche, et encore l'est-elle en partie, elle aurait douze cents millions d'habitants. Au lieu des deux cents millions qu'elle possède, ou du moins, car il faut tenir compte de ses déserts et du climat, un chiffre de population bien supérieur à ce qu'il est. Or, si l'intelligence humaine n'est pas appelée à progresser, il ne semble pas non plus qu'elle puisse diminuer dans des proportions sensibles, et l'humanité se maintiendra sur la terre qu'elle a conquise jusqu'aux dernières limites du possible. Mais, et j'envisage la suite immense des siècles, elle peut fort bien se trouver atteinte dans ses forces reproductrices et ses forces vitales et marcher tout doucement vers une lente extinction.

Je ne fais aucune allusion aux grandes maladies actuelles, telles que la tuberculose, l'alcoolisme, la syphilis, le cancer, mais, à une époque imprévisible, les maux présents peuvent s'aggraver ou se transformer en des maux pires, rebelles à toute médication. Il y a aussi la grande maladie de la sénescence des espèces animales comme végétales, maladie dont nous ne pouvons nous apercevoir qu'à la longue, maladie absolue et qui semble la loi de tout ce qui vit, de tout ce qui, ayant eu commencement, doit avoir une fin. Tous les grands mammifères de l'époque tertiaire n'ont-ils pas disparu sans laisser d'eux d'autres traces que quelques ossements, quelques empreintes sur une matière jadis molle et durcie par le temps ? Il ne faut pas en douter, l'humanité disparaîtra et la seule différence à prévoir entre ses restes fossiles et ceux du diplodocus, c'est qu'il n'y aura pas de musées pour les recevoir, et qu'ils giseront en vain sur une terre marchant elle-même vers la destruction et vers le néant. Si l'humanité suivait exactement l'évolution de la terre, laquelle suit celle du soleil, si surmontant la crise de la vieillesse qui la menace, elle attendait pour périr la mort du globe dont elle dépend, sa fin en serait retardée, mais non moins inévitable. Helmolz évalue à six millions d'années la période au bout de laquelle, le soleil ne donnant plus assez de chaleur, l'humanité, dernière survivante sur la terre, serait disparue. Sans doute cela nous donne un certain répit, mais cela ne nous condamne pas moins à la mort éternelle. Cette mort a été racontée d'avance par un philosophe qui avait aussi les qualités imaginatives du romancier et la sensibilité du poète, par Gabriel Tarde. Il nous a montré, en un petit livre peu connu, les derniers hommes chassés par le froid dans l'intérieur de la terre où ils organisent encore une sorte de civilisation souterraine. Ce n'est pas sans valeur scientifique, car, après même que le soleil aurait cessé de nous réchauffer, il nous resterait encore le bienfait du feu central. Mais on prévoit à ce moment quelques complications qui ôteraient de sa valeur au refuge suprême des hommes. Ce serait en premier lieu la disparition de l'acide carbonique, bientôt suivie de la liquéfaction de l'azote et de l'oxygène. L'atmosphère ne se composerait que d'hydrogène et d'hélium, ce qui rendrait la respiration difficile. D'ailleurs, à ce moment, il y a longtemps que tout végétal et tout animal auraient disparu. Il n'y aurait plus rien. La terre serait un astre mort. C'est ce que nous démontre M. Berget dans son livre sur « la Vie et la Mort du Globe ». C'est un chapitre bien passionnant que celui de la destruction de la terre par les forces physiques et chimiques qui, en attendant, président à sa vie. J'aime l'histoire future de ses grands désastres. Je crois M. Berget, mais je crois aussi M. Rosny, qui veut que l'humanité périsse de soif et que ses dernières heures soient encore épouvantées par un ennemi mystérieux. Ce sont de belles tragédies, des tragédies qui se joueront – dans 6.000.000 d'ans.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]