Les prix académiques sont devenus si nombreux que la matière commence à leur manquer. En ce moment, dit-on, la Société des gens de lettres cherche un poète. Si elle en trouvait un, elle lui remettrait le prix des poètes fondé par M. Sully-Prud'homme. Mais elle n'en trouve pas, et elle s'afflige. Il est vrai que le prix Sully-Prud'homme est difficile à décerner. C'est la pantoufle de Cendrillon. Il faut d'abord que le poète soit complètement inédit, du moins qu'il n'ait jamais fait imprimer de volume. Il faut ensuite que ce poète vierge fasse ses vers selon la mode de 1865, année où débuta Sully-Prud'homme, année où le Vase brisé le rendit célèbre. Ce n'est pas un poète, seulement que réclame le concours Sully-Prud'homme. C'est un poète qui serait en même temps une rosière, qui aurait soigneusement préservé sa vertu, qui aurait fermé l'oreille aux propos dangereux, qui aurait détourné les yeux des mauvaises lectures. Ce pudique jeune homme doit ignorer les trente-cinq dernières années de la poésie française. Malheur à lui, s'il a lu les pernicieux conseils donnés par Verlaine en son Art poétique, s'il aime les tendres et ironiques chansons de Jules Laforgue, qui fit les premiers vers libres modernes, s'il goûte le génie farouche de M. Vielé-Griffin, maître des rythmes impairs, ou les impétueuses musiques de M. Verhaeren, gloire de toutes les Flandres, ou encore les singulières cantilènes dont M. Moréas, alors indompté, amusait notre jeunesse ! La rosière qu'il faut à l'auteur des Vaines tendresses doit couler dans le moule parnasso-lamartinien des sentiments honorables et modérés, vanter en vers fluides l'amour pur, le rêve étoilé, la vertu, la justice et les bonnes mœurs ; mais on lui passerait encore plutôt un accroc aux bonnes mœurs qu'aux bonnes rimes, et à la justice éternelle qu'à l'antique justesse prosodique. Or, comme Verlaine, la poésie du jour se moque de la rime, ce bijou d'un sou ; on ne croit plus qu'il soit nécessaire de ponctuer ses émotions d'un coup de tam-tam final et régulier. On peut, depuis quelque temps, chanter ses amours sans que, douze syllabes plus loin, apparaisse l'inévitable toujours ; le mot femme n'appelle plus invinciblement l'âme ou la flamme ; le coquelicot rouge n'exige plus l'imbécile cheville qui bouge, et les arbres et les marbres ne sont plus les frères siamois d'une poésie mécanique tournant sur elle-même comme un danseur monté sur un pivot. Enfin, la versification française, pour tout dire, est en état d'anarchie, et cela chagrine fort M. Sully-Prud'homme, ami des principes. Aussi, cet homme de bien consacre-t-il tous les ans un billet de mille francs au sauvetage de notre poésie nationale. Mais le courant anarchique est si fort que les jeunes poètes préfèrent à cet or despotique leur liberté : et le prix Sully-Prud'homme est en grand péril. Mais un concours trouve toujours son homme. Espérons encore.

Les concours littéraires, d'ailleurs, ceux des revues et des journaux, comme ceux des académies et des sociétés, n'ont pas une très bonne réputation. Ils furent de tout temps dépréciés par ce fait, d'ailleurs singulier, que l'œuvre laurée est presque toujours une œuvre médiocre. C'est une fatalité, disait-on. Cependant, je voudrais que l'on me permît de rapporter quelques rencontres heureuses où le laurier, par un autre caprice du sort, vint échoir à un homme de génie. Je laisse de côté l'histoire de quelques petites récompenses décernées à tel futur grand homme : Voltaire, lauréat de l'Académie française pour une ode bien mauvaise, Victor Hugo couronné par les Jeux floraux pour des vers qui n'auraient pas suffi à sa gloire. Il y a dans l'histoire des concours littéraires de plus solennelles aventures. La première a même eu, sur les destinées mêmes de la France, quelque influence.

En 1749, l'académie de Dijon mit au concours cette question captieuse : « Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs. » Jean-Jacques Rousseau lut cela dans le Mercure de France qu'il avait emporté pour se distraire, un jour qu'il allait voir Diderot, alors détenu à Vincennes. L'impression ressentie par Jean-Jacques mérite d'être rappelée. La voici, décrite par lui-même, bien longtemps après, mais en termes d'une évidente sincérité : « Si jamais, dit-il, quelque chose a ressemblé à une inspiration, c'est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture ; tout à coup, je me sens l'esprit ébloui de mille lumières, et ma tête prise par un étourdissement semblable à l'ivresse : une violente palpitation m'oppresse, soulève ma poitrine. Ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous les arbres de l'avenue, et j'y passe une demi heure dans une telle agitation qu'en me relevant je vis mes vêtements mouillés de mes larmes, sans avoir senti que j'en répandais. » L'humble académie de province avait éveillé le génie de Jean-Jacques. Dès qu'il fut en présence de Diderot, il lui communiqua ses idées encore tumultueuses, et qui devaient, jusque dans leur rédaction définitive, se ressentir de leur origine trop soudaine et trop émotive. Diderot expiait, assez doucement, à Vincennes, le crime d'avoir publié son impertinente Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient. L'aimable gouverneur, M. du Châtelet, l'autorisait à se promener le jour dans le parc avec sa femme et à aller passer la nuit avec sa maîtresse. Comme il était de bonne humeur, selon sa coutume, il écouta avec patience les interjections de son ami, encore ivre de la visite de la muse, et incontinent, avec cette verve qui ne le quittait jamais, il se mit à esquisser le dessin logique du discours paradoxal qui allait bientôt étonner l'Europe. D'aucuns affirment, d'autres nient cette collaboration de Diderot. Je la crois très vraisemblable. Ainsi se présente le véritable début, à trente-huit ans, d'un grand écrivain qui se croyait un grand musicien.

Quelque cent ans plus tard, une autre académie, la Société royale des sciences de Norwège, eut la gloire de faire connaître le nom de Schopenhauer. En vain avait-il publié son grand ouvrage philosophique et deux autres traités qui sont des merveilles de raison et de style, Schopenhauer demeura aussi obscur que le dernier des petits professeurs d'Iéna ou de Weimar. Son mémoire sur la Liberté de la volonté, qui répondait à une question de l'académie sur le libre arbitre, fut couronné et l'auteur reçu dans le sein de la docte compagnie. Cela se passait en 1834 et il avait quarante-six ans. « C'était, a dit M. Ribot dans son étude sur Schopenhauer, un succès modeste, et cependant le commencement de sa gloire date de là. Il fut loué, critiqué, discuté. Ses premiers ouvrages, après vingt ans d'attente, sont réédités. »

Le troisième concours, dont les résultats furent moins sérieux, quoique encore intéressants, nous ramène à la littérature. Il s'agit du prix de dix mille francs qu'en 1875, l'agent dramatique, Théodore Michaélis, institua pour couronner le meilleur drame célébrant le centenaire de l'indépendance des Etats-Unis. Quel était le but de Michaélis ? On ne l'a jamais très bien su. Probablement de récolter gratis une douzaine de drames dont il régala les Américains. Toujours est-il que, si le prix fut décerné, l'argent ne le fut pas. Un jury où figuraient Hugo, Augier, Perrin, directeur de la Comédie-Française, couronna le Nouveau Monde de Villiers de l'Isle-Adam, œuvre singulière, mais non sans beautés. Ce succès, aussi modeste que celui de Schopenhauer, déguignonna Villiers, qui approchait de la quarantaine, et il trouva bientôt un éditeur pour ses Contes cruels, qui ne le mettent pas très loin d'Edgar Poe ou d'Hoffmann. Les concours littéraires servent donc parfois à quelque chose. Souhaitons que celui qui est ouvert, pour la troisième fois, par la générosité de M. Sully-Prud'homme, trouve un grand poète, comme celui de l'académie de Dijon, jadis, trouva un grand écrivain.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]