La connaissance des animaux apparaît de plus en plus comme la préface nécessaire à la connaissance de l'homme, et toute psychologie doit prendre l'intelligence à sa naissance et en suivre les développements à travers les séries animales. Celle de l'homme diffère en degré, non en nature, de celle des autres êtres vivants. Or il est de règle, en toute science, de commencer par les éléments. Se lancer tout d'un coup dans la psychologie humaine sans connaître le fonctionnement de la psychologie animale, c'est à peu près comme si on commençait l'étude des mathématiques par l'algèbre ou par l'analyse. Malheureusement les manifestations de l'intelligence animale ont été, jusqu'à ces derniers temps, tellement enveloppées de merveilleux qu'on n'y comprenait presque rien. L'homme admire naturellement tout ce qui est différent de lui-même. Les gestes d'une abeille, d'un sphex ou d'une fourmi lui ont toujours paru comme des sortes de miracles. Pour lui les animaux sont à la fois inférieurs et supérieurs à lui-même. C'est un phénomène de mirage. Il projette sa propre intelligence et sa propre imagination dans le monde des insectes ou dans celui des oiseaux : de là un éblouissement qui rendait malaisée l'observation réfléchie. Il est convenu que les fourmis forment une république modèle où chacun s'entr'aide pour le bien de tous. Quand deux fourmis exploratrices se rencontrent devant une proie, une brindille utile à la communauté, elles vont donc, si l'objet est trop lourd pour une seule ouvrière, unir leurs efforts pour le traîner vers la fourmilière. Les observateurs étaient si bien persuadés que cela devait se passer ainsi qu'ils n'ont pas hésité à voir les choses telles que la logique générale et l'idée qu'ils avaient des fourmis les leur suggéraient. Or, le plus récent observateur critique des fourmis, M. V. Cornetz, d'Alger, a découvert que, si deux ouvrières se rencontrent près d'une proie, chacune cherche à s'en emparer aux dépens de l'autre et que si une ouvrière chargée d'un trop encombrant butin est croisée par une de ses compagnes, celle-ci cherche à s'en emparer, comme si au lieu d'être les frères que veut la légende, les deux insectes étaient l'un à l'autre des ennemis, tout au moins des inconnus. En regardant moi-même les fourmis, j'avais bien cru deviner un conflit de ce genre, mais, l'avouerai-je ? je n'avais pas osé en croire mes yeux et je n'avais pas attaché d'autre importance à ma vision, bien que j'aperçusse distinctement les deux fourmis tirailler chacune en sens inverse sur le bout de fétu. Je croyais à une maladresse, à un tâtonnement. Il faut savoir gré à M. Cornetz, non d'avoir vu, peut-être, mais d'avoir osé dire ce qu'il avait vu. Voilà une petite légende détruite. Les efforts des fourmis ne sont sans doute coordonnés que parce que chaque insecte est mû par un même désir, travailler à son nid, assurer sa vie ; de vraie entente, il n'y en a peut-être pas d'autre que celle que nous y mettons. Il en est probablement de même chez les abeilles qui ont fait déraisonner encore plus de monde que les fourmis.

L'homme qui, à l'heure actuelle, travaille avec le plus de succès à détruire les légendes animales, c'est M. Georges Bohn, qui vient de résumer la suite de ses études et de ses recherches dans un livre trop court, trop ramassé, mais très substantiel, la Nouvelle Psychologie animale. Le titre n'est pas ambitieux. L'auteur nous indique tant de nouvelles tendances, nous donne tant de nouvelles explications que nous en sommes même d'abord un peu déroutés. Mais ce livre n'est qu'un programme, celui de son cours à la Sorbonne, où malheureusement il professe dans une salle trop étroite pour son nombreux auditoire, enchanté d'entendre enfin sur les animaux autre chose que des contes de fées. Il y a aujourd'hui, en toutes choses, un tel besoin de clarté, de précision, de preuves ! Pour M. Bohn, comme pour l'Américain Loeb, les animaux inférieurs ne sont guère que des machines chimiques ; leurs réactions diffèrent peu de celles des végétaux. En somme, l'étude de la psychologie proprement dite, même rudimentaire, ne peut guère commencer qu'avec les articulés, qui comprennent précisément les insectes. Pour suivre M. Bohn dans sa méthode, j'examinerai successivement avec lui quelques instincts, simulation de la mort, retour au nid, mimétisme.

On sait, dit M. Bohn, que beaucoup de crustacés et d'insectes présentent la faculté d'arrêter leur activité, de feindre la mort, lorsqu'ils se sentent menacés par un danger. Il ne semble pas que la volonté intervienne aucunement dans cet acte qui serait tout simplement provoqué par un choc nerveux parfaitement inconscient. L'insecte fait bien le mort, quoique assez maladroitement, mais il ne peut faire autrement et cette attitude n'a d'ailleurs aucun intérêt pour sa sécurité ; au contraire l'immobilité le met, bien plus que la fuite, à la merci de ses ennemis. Je ferai cependant remarquer à M. Bohn que la plupart des animaux ne se jettent que sur les proies vivantes, c'est-à-dire remuantes, et que demeurer un temps sans mouvement pourrait très bien être considéré comme un système de défense. Que la simulation soit volontaire ou involontaire, cette interprétation semble assez vraisemblable. Il faut dire qu'elle ne dure guère, en général, et qu'elle ne se répète que difficilement à intervalles trop rapprochés, comme je l'ai observé moi-même sur de petits coléoptères qui, mis sur le dos, cherchaient bientôt, après avoir fait le mort, à se redresser de toutes leurs pattes remuantes. L'interprétation des faits, en biologie, est extrêmement délicate.

Le retour au nid est-il un instinct aussi merveilleux qu'on l'a dit ? Il ne semble pas dans la plupart des cas bien observés. Les fourmis, qui d'ailleurs s'égarent assez facilement, s'orientent d'après les diverses sensations éprouvées le long de la route. On voit cependant, d'après les tracés publiés par M. V. Cornetz, que l'aller et le retour des fourmis, sans présenter de grandes divergences, sont très loin de se confondre. Au retour, quoique plus stimulées, elles semblent comme alourdies par la préoccupation, plus encore que par le butin, dont le poids leur est souvent insignifiant. Il est visible qu'elles ne sont nullement guidées par un instinct infaillible, mais qu'elles cherchent, qu'elles créent leur voie, à mesure qu'elles cheminent et selon une ligne très sinueuse. J'en ai vu s'égarer ainsi jusque vers le sommet d'un arbre, redescendre, tourner autour du tronc, sans jamais lâcher leur trouvaille. Celles-là sont-elles rentrées au nid ? Quant aux insectes ailés, ils ont naturellement une meilleure connaissance des environs de leur nid et leur retour n'a rien de miraculeux puisqu'il semble fondé sur la mémoire des lieux. Sur quoi, a-t-on demandé assez naïvement, serait fondée cette mémoire ? Il me semble que la question contient elle-même la réponse. En poussant trop loin l'analyse, on finirait par ne plus comprendre rien à rien. Il n'y a de connaissance possible que si on respecte l'harmonie des choses qui est en rapport avec l'architecture de notre esprit, par lequel elle a été créée, comme l'expliquait récemment M. Le Dantec. L'insecte, comme nous le ferions nous-mêmes, se guide sur des points de repère et n'arrive jamais à s'orienter du premier coup : les merveilles de l'instinct ne sont probablement que le résultat d'un apprentissage.

Quant au mimétisme... Mais cette question ne peut être écourtée. Remettons-la à une autre fois.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]