Le Mercure de France a commencé dans son dernier numéro une série de « Portraits graphologiques » qui a, paraît-il, intéressé un très grand nombre de lecteurs. C'est une occasion pour se demander si la graphologie est, non pas une science, il ne faut pas abuser du terme, mais une méthode de connaissance digne de quelque crédit. J'en ai toujours douté. Mais je suis toujours prêt à douter de mes doutes et je garde, devant tout ordre de choses que je n'ai pas méthodiquement approfondi, une grande sérénité d'esprit. Aurais-je jugé de la graphologie trop légèrement et d'après un préjugé ? C'est possible, car on l'a rangée pendant longtemps parmi les « sciences occultes » et il ne saurait y avoir de sciences occultes, le propre d'une science étant au contraire de tirer une vérité de la nuit et de la mettre en telle lumière qu'on en soit ébloui. L'auteur de ces portraits, M. de Rougemont, fait allusion à cela et se défend de tout voisinage avec l'occulte. C'est déjà un peu plus rassurant. Il dévoile sa méthode et quoiqu'elle ne soit pas des plus rigoureuses et que la sympathie et l'antipathie y jouent, de son propre aveu, un certain rôle, elle n'est pas déraisonnable. Enfin, il en donne des exemples contrôlables. Je connais assez bien par leurs œuvres, et jusqu'à un certain point par leur vie, les cinq écrivains dont il a tracé la figure graphologique, et je puis en contrôler l'exactitude. D'autre part, je sais qu'il n'en connaît, pour sa part, aucun personnellement ou, s'il les connaît, ce n'est que de hasard et par rencontre. Dans l'écriture de quelques-uns, dont il n'avait qu'à peine entendu parler, il a découvert des traits rares, cachés, quoique pour leurs amis, avérés. Cela m'a même fait dire du jeune graphologue (car il est jeune et cela rend plus certaine sa bonne foi), en discutant de ses analyses : « Voilà un talent redoutable. On ne saurait rien lui cacher. » Mais il faut expliquer comment l'écriture d'une personne peut être révélatrice de son caractère et je ne vois rien de mieux pour cela que d'emprunter les paroles même de M. de Rougemont : « La graphologie considère l'écriture comme une série de petits gestes inscrits et cherche, par l'expérience et le raisonnement, à établir le rapport existant entre ces gestes et les habitudes du cerveau qui les a conçus. Les mouvements provoqués sont sous l'étroite dépendance des muscles, qui, dans un organisme sain, sont sous la sujétion du système nerveux. On peut donc concevoir que les mouvements graphiques soient en synchronisme avec les tendances de ce qui les provoque et revient avec celles-ci. La gesticulation d'un exubérant n'est pas la même que celle d'un timide ; l'amplitude des mouvements de l'un se reproduira, réduite aux proportions de l'écriture, dans les rapports des lettres entre elles ; l'exiguïté de la gesticulation de l'autre se manifestera par le rétrécissement des caractères qu'il trace. Une pensée rapide provoquera des mouvements rapides, déformera les lettres au besoin pour diminuer le retard entre l'idéation et l'écriture, tandis qu'un esprit lent retracera lentement des caractères appris, avec de nombreux traits allant dans un sens inverse du mouvement graphique, et qui le retardent. »

Voilà des principes, très clairs, mais ce ne sont que des principes. La graphologie est plus compliquée que cela et il faut savoir que si chaque trait a une valeur en soi, cette valeur n'est pas absolue et change selon la manière dont il est groupé et qui peut varier à l'infini. La graphologie fait donc une grande place au talent du graphologue et à sa divination. Si c'est une science, c'est donc, comme la psychologie elle-même, une science critique, une science conjecturale. On ne peut, dit encore M. de Rougemont, et ici je suis de plus en plus de son avis, en exiger une rigueur mathématique. Ceux qui l'attendraient naïvement montreraient ainsi qu'ils n'ont jamais réfléchi sur les fluctuations de l'esprit humain et sa mobilité. Pour moi je suis encore très surpris que la graphologie ne se trompe pas plus souvent ! Au cours d'expériences qui ont été recueillies par la Revue philosophique, il y a quelques années, il y eut même des réponses exactes dans une proportion qui atteignait quasi la totalité ! Il faut donc reconnaître qu'il y avait un certain rapport constant entre l'écriture et une certaine forme du caractère, ou du moins certaines dispositions physiques qui déterminent le caractère et aussi les aptitudes. Au fond, cela n'est pas plus étonnant que la diversité des figures, des démarches, des gestes, qui ont bien aussi leur signification. L'homme est tout entier en l'une de ses parties, ou l'une de ses manifestations ; il suffit de l'y chercher pour l'y trouver. A bien étudier une figure humaine, ne devine-t-on pas presque toujours, avec un peu d'habitude et de perspicacité, à quelle famille de caractères appartient cette figure ? Pour être moins visibles tout d'abord les signes de l'écriture ne doivent pas être moins évidents. D'abord, il n'y a pas deux écritures qui se ressemblent exactement. Il y a déjà là une indication. D'où proviennent ces dissemblances ? Evidemment, elles ne sont que le reflet de la personnalité et on peut prévoir que plus ces dissemblances sont accentuées, plus la personnalité est développée. Mais il faut faire une distinction entre la personnalité librement développée et la personnalité volontairement et artificiellement acquise. Je n'ai nullement étudié les principes de la graphologie, mais je pense que ses adeptes n'ont pas négligé ce point. Il y a certaines écritures trop originales, trop dessinées qui me sembleraient contenir une tendance à la dissimulation. J'en vois beaucoup et de très diverses et j'en connais dans ce genre d'effrayantes. Parfois, cependant, il n'y a là qu'un jeu, et c'est ce qu'il faut savoir distinguer. La graphologie doit être pleine de pièges. C'est pour cela qu'un graphologue célèbre, M. Crépieux-Jasmin, en a posé les principes où je relève ceci : « Il n'y a pas de signes particuliers indépendants ; il n'y a que des signes généraux dont les modes sont divers. Les signes, comme les sentiments, se modifient les uns les autres. » Ce que M. de Rougemont commente par un exemple. Il suppose un graphologue trouvant dans une écriture des lignes serpentines en même temps que des signes d'intelligence active, et il conclut à la souplesse de l'esprit, au travail intense du cerveau. Il remarque cette même sinuosité dans un graphisme dénotant une intelligence inférieure, il conclut au mensonge. Chez l'un, qualité précieuse ; chez l'autre, défaut grave. C'est pourquoi les vagues études de graphologie, que l'on rencontre parfois dans les almanachs et autres recueils de vulgarisation, ne signifient rien et même ne sont bonnes qu'à induire en erreur, puisqu'il n'y a pas de signes constants, puisque la forme d'une lettre signifie une chose dans une écriture et une autre chose dans une autre écriture. Pour achever de décourager les amateurs, M. de Rougemont formule : « Tout esprit doué des qualités essentielles et qui voudra s'exercer méthodiquement arrivera en quelques années à des résultats. »

Il ne faudrait pas croire après cela que je suis devenu tout à coup un fervent adepte de la graphologie ni surtout que je la crois capable de grandes révélations. A mon avis, elle ne dévoilera jamais que des tendances et elle ne pourra juger si ces tendances n'ont pas été surmontées par la volonté ou vaincues par d'autres tendances plus récemment acquises. Elle ne pourra jamais déterminer que par hasard ni la profession ni la classe sociale. Elle ne fait pas concurrence aux somnambules ni aux astrologues. Elle a été cultivée par un psychologue délicat et fort intelligent, quoiqu'on ait raillé ses excès, Alfred Binet, et elle tient beaucoup à ce qu'on n'exagère ni sa clairvoyance, ni même son importance. Mais aux mains d'un homme prudent, cela peut être plus qu'un jeu.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]