Au risque d'agacer un peu certains lecteurs, je demande la permission de revenir encore sur une des questions que j'ai effleurées, celle de la distinction des langues et des races. Autant il est difficile de se mettre d'accord sur les races, leur composition, leur origine, leur existence même, autant la question des langues est devenue limpide et sa solution incontestable. C'est qu'après tout la langue est la seule trace sensible que les groupes humains, à mesure qu'ils meurent, laissent, grâce à l'écriture, derrière eux ; cela, et quelques manifestations artistiques ou décoratives, quelques coutumes, transmises sans interruption. Et les groupes, à mesure qu'ils se reforment, entrent dans le langage de leurs ancêtres et en prennent possession. Le visage des races est fugitif et hypothétique ; le visage des langues, leur forme sensible est permanent et certain. On peut le connaître à tous les âges de sa vie, depuis l'enfance et le balbutiement jusqu'au moment de sa plénitude, jusqu'aux heures, quelquefois, de sa vieillesse et de sa mort. Il est comme un personnage qui serait presque immortel ; il vit des siècles et des siècles et tous les instants de sa vie sont visibles à la fois. Pour reconstituer son histoire, il n'est presque pas besoin d'hypothèses, quelques comparaisons suffisent et quelques analyses, auxquelles les philologues ont su donner, dans le dernier siècle, une précision vraiment scientifique. C'est ce qui a permis, en ce qui concerne la race française et la langue française, de découvrir qu'il n'y avait pas de rapports exacts entre l'une et l'autre. Si la race n'a pas beaucoup changé, malgré d'importants apports étrangers, depuis l'époque de Jules César, c'est ce que l'on croit, mais ce n'est qu'une hypothèse : si la langue de la Gaule a, depuis cette époque, changé du tout au tout, c'est ce dont on est absolument certain. Comment s'est fait ce changement, pourquoi s'est-il produit ? C'est ce qu'il est fort difficile de dire, mais il a eu lieu, sans doute, vers la même époque, dans presque toutes les parties européennes de l'ancien empire romain. L'hypothèse la plus vraisemblable est que les populations autochtones, tant dans les Gaules que dans les provinces ibériques, étaient fort peu nombreuses et déjà divisées linguistiquement. La langue des conquérants du sol, avec son prestige impérial, s'est imposée aux vaincus, qui, de plus, y ont trouvé un instrument commode pour communiquer entre eux, de groupe à groupe, ce que ne permettaient guère les anciens dialectes locaux. Toujours est-il que Gaulois et Ibériques ont peu à peu oublié leur langue natale et se sont trouvé un beau jour l'avoir remplacée par le latin. Comment ce latin est-il devenu là de l'espagnol, du catalan et du portugais ; là du provençal, du français ou du wallon ? C'est une toute autre question, secondaire à la première, et dans laquelle il faut faire rentrer l'épanouissement du latin, en les divers dialectes italiens. Ce qui nous intéresse présentement, et ce que démontre l'analyse du français à ses diverses étapes et les plus anciennes, c'est que les dialectes de la Gaule restèrent absolument en dehors de cette grande mutation linguistique. Un peuple parlait divers dialectes celtiques ; brusquement il parle latin et ce phénomène se produit sur l'ensemble du territoire, hormis un coin, l'Armorique, où un de ces dialectes, lui-même divisé en de nombreux sous-dialectes, s'est perpétué jusqu'à nos jours. Dès la première heure de sa conquête linguistique, le latin a montré une force absolue ; il n'a admis aucun terme celtique, même pour les objets les plus usuels ou les plus familiers ; il s'est montré inviolable. Sa main-mise sur les esprits fut totale, puisque la langue française ne compte guère qu'une centaine de mots d'origine gauloise, dont la moitié seulement semble indiscutable. Il est d'ailleurs évident qu'elle les a reçus par l'intermédiaire du latin, puisque quand le français a commencé à prendre figure, il y avait bien des siècles que les dialectes celtiques, sauf en Bretagne, avaient disparu. Donc en un certain sens, il n'y a pas filiation directe, pour cette très petite portion du vocabulaire, entre le celtique et le français : il y a un intermédiaire, le latin. De sorte que beaucoup de ces mots se trouvent également dans presque toutes les langues romanes. Ce n'est pas au français que le gaulois a fourni quelques termes, c'est au latin. Voilà ce qu'oublient trop les fanatiques du celticisme.

Tout le monde parle et une langue, comme truchement de la pensée, appartient à tous ceux qui la parlent. Mais il ne s'ensuit pas que l'on puisse posséder, sans études préalables, l'histoire de ses transformations. Cette histoire est très simple et très logique, mais encore faut-il la connaître. Des gens ont trouvé plus commode de l'imaginer. De là, un amas inconcevable de sottises. La linguistique est la matière en laquelle se profère le plus de sottises. Alors qu'elle est une science, quasi aussi précise que la chimie, les amateurs la traitent comme si elle n'était qu'une alchimie, qu'un ensemble de hasards. L'alchimie a bien découvert la poudre, se disent-ils ; l'alchimie linguistique découvrira bien l'origine des mots de la langue française. Et, en haine de la règle, de la loi, ils interrogent pour trouver cette origine, le sanscrit, l'hébreu, le grec, le celtique, que sais-je, peut-être le basque, en un mot tout ce qui n'est pas le latin. Les deux observations les plus fréquentes sont celles qui rattachent le français au grec ou au celtique. Elles ont toujours eu quelques représentants parmi les amateurs et, comme ces deux langues sont voisines du latin, comme beaucoup de leurs mots ont une forme approchée des formes latines, beaucoup de naïfs s'y laissent prendre, dans l'ignorance où ils sont des méthodes scientifiques et historiques. Pourtant, d'année en année, leur crédit baisse et il faut toute la courtoisie de la rédaction de l'Intermédiaire, par exemple, pour y tolérer les extravagances linguistiques d'un certain Daron, qui pousse l'amour du grec jusqu'à la frénésie. Les celtisants ont exhumé de leur côté les œuvres d'Auguste Callet, qu'ils répandent dans les revues où l'esprit de curiosité domine l'esprit critique. Le fils de cet homme honorable et fervent m'a communiqué un paquet d'articles où Callet croit démontrer la filiation du français et du celtique. Il faut mettre en garde le public contre ces divagations sans valeur autre que sentimentale et qu'une connaissance, même élémentaire, de l'histoire linguistique de notre pays suffit à mettre à néant. Le français est une langue transparente, à travers laquelle on voit clairement le latin originel, comme à travers l'eau calme d'un lac on voit les herbes et les cailloux du fond. Bien plus, ce n'est pas une langue venue du latin, c'est le latin lui-même modifié lentement selon sa prononciation. On peut écrire en portugais des phrases qui sont à la fois du portugais et du latin. On peut en écrire de pareilles en toutes les langues romanes et jusqu'en anglais, mais les mots, tout en restant identiques à eux-mêmes, y ont subi de petites modifications de forme, selon les régions ; l'étoffe du vêtement est partout la même, sa coupe a suivi les modes locales qui, en certains cas, diffèrent fort peu les unes des autres. Il est évidemment demeuré dans la race française beaucoup plus de celtique qu'il n'en est resté, ou plutôt entré, dans la langue française, mais tandis que, pour ce qui est de la race, on en est réduit aux hypothèses ou aux apparences, pour ce qui est de la langue, on est certain de ce que l'on avance.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]