Deux fonctions principales servent à maintenir la vie chez les animaux, la nutrition et la reproduction. Il semblerait donc, si la nature suivait un plan général, qu'elle eût dû faciliter à ses créatures les gestes nécessaires à leur accomplissement. Il n'en est rien. La plupart des êtres ne se nourrissent que difficilement et la reproduction leur est souvent une torture et un danger. Je signalais l'autre jour le dytique, qui n'a pas de bouche ; la seconde partie de l'étude de M. Georges Bohn sur les désharmonies de la nature est riche en observations analogues, autant qu'en considérations impérieuses sur ce sujet. Beaucoup de mammifères, d'ailleurs disparus, étaient pourvus de dents tellement lourdes qu'elles empêchaient les mouvements des mâchoires, ou si longues qu'elles amenaient des perforations. Chez d'autres espèces vivantes et notamment chez l'homme, les dents sont souvent fragiles et sujettes à la carie, de ce fait, un nombre considérable de personnes avancées en âge n'ont pas de dents utilisables et mastiquent avec leurs gencives. L'homme remédie jusqu'à un certain point à ces imperfections de la dentition, mais chez les animaux c'est impossible. Leur mauvaise denture doit être la cause de la mort de la plupart des animaux sauvages. Quant aux mammifères sans dents, aux fourmiliers par exemple, ils semblent adaptés à leur condition, mais quelle adaptation misérable ! A la bouche se rattachent les organes de défense, mais à quoi peuvent bien servir ces grandes dents recourbées en volute comme celles des mammouths ? Jamais aucun darwiniste n'a pu expliquer une telle anomalie : des sabres dont la pointe est tournée en dedans, des sabres qui ne sont qu'une ivoire ! Ne dirait-on pas que, loin d'être un produit raisonnable à l'évolution, les instruments de défense des animaux ont poussé au petit bonheur, sans aucun rapport avec ce qui devrait être leur fonction. Le plus inoffensif des coléoptères, le cerf-volant, est pourvu d'une armure hérissée de pointes du plus formidable aspect, et cette pauvre bête qui fait peur aux enfants, se borne à lécher les sucs qui suintent de l'écorce des arbres. J'en ai gardé un plusieurs jours en le nourrissant de pelures de pêches, mais il s'obstinait le plus souvent à solliciter les montants de bois de l'armoire vitrée où je l'avais enfermé. Beaucoup d'hyménoptères ont à creuser la terre dure, le bois, pour déposer leurs œufs : presque aucun n'est pourvu d'instruments propres à cette besogne. L'abeille a un dard pour se défendre, seulement quand elle s'en sert elle périt aussitôt. L'harmonie de la nature, quand on la regarde de près, semble un de nos préjugés les plus singuliers. En fait, pour la plupart des animaux la vie est une lutte difficile et probablement dans beaucoup de cas une longue torture. Les félins ne peuvent vivre que de la viande crue, mais ce régime les condamne, par les toxines qu'il emmagasine dans l'organisme, aux rhumatismes précoces qui paralysent leurs mouvements et les condamne à périr de faim. On peut observer cela sur les chats plus facilement que sur les tigres. Il faut tromper le chat sur sa nourriture pour le faire vivre intact, en dépit des ordres de la nature. La nourriture de même est pour tous les animaux un poison. Les végétaux en contiennent autant que la chair, quoique d'un autre ordre : bœufs et moutons qui ne vivent que d'herbe y trouvent les parasites qui les rénoveront. Les organes de la digestion ne semblent pas changer de forme et de volume quand ils changent de régime. Il y a longtemps que l'homme est omnivore, qu'il n'engloutit plus que des aliments de petit volume et il a toujours une longueur absurde d'intestins, absurde parce qu'elle est inutile, parce qu'elle est même nuisible, comme l'a établi M. Matchinikoff.

Sous ce rapport les oiseaux sont construits d'une façon beaucoup plus élégante. Ils n'ont pas de gros intestins, réceptacle des déchets de l'alimentation, et ils peuvent continuer de respirer, alors qu'ils mangent et qu'ils boivent, ce qui nous est si difficile, à nous autres mammifères, que quand nous sommes distraits nous avalons de travers. Il n'est pas jusqu'à l'estomac, qui n'est qu'une poche, une musette, dont nous pouvions très bien nous passer : il est vrai qu'il nous faudrait alors manger très souvent, précisément comme les oiseaux, et tout compte fait ce n'est pas une désharmonie bien fâcheuse, au contraire, car elle permet les longues activités, et l'oubli au moins momentané du plus tyrannique de nos besoins. Il n'est pas certain, cependant, que l'estomac de l'homme se passe sans danger d'une absorption fréquente : je ne serais pas étonné que la plupart de ses maux, si variés, ne viennent du très long intervalle que nous mettons entre des repas copieux. L'homme n'est pas du tout construit pour son intelligence. Rien ne montre mieux qu'elle n'est en lui qu'un accident, devenu héréditaire. Fonctions intellectuelles et fonctions animales s'entremêlent assez mal et souvent au détriment les unes des autres.

Je n'insisterai pas beaucoup sur les désharmonies de la reproduction. J'ai consacré tout un livre à ce sujet, la Physique de l'Amour, et, comme M. Bohn lui-même, j'y renvoie le lecteur. Aussi bien, un journal, et même le plus libre des journaux, ne convient guère à ce genre d'études. Tout ce que je puis dire, c'est que cette fonction est la plus désharmonique qui soit, au point que chez certaines espèces elle entraîne à peu près sûrement la mort du mâle. J'emprunte à M. Bohn le cas d'un canard sauvage où c'est au contraire la femelle qui est la victime. « Cet oiseau est monogame et il semble même manifester un certain attachement à la femelle (un grand attachement, voir la nouvelle de Maupassant, intitulée l'Amour) ; durant la période de couvaison des œufs il se tient fréquemment à la portée du nid. Mais toutes les fois que la femelle quitte ses œufs pour aller un peu à l'eau, son mâle et plusieurs autres du voisinage se mettent à sa poursuite ; ce qu'on appelle l'instinct sexuel réapparaît avec toute sa brutalité et ceci s'explique si l'on remarque que la rencontre des sexes n'a lieu que dans l'eau. Il arrive souvent que la malheureuse femelle ainsi poursuivie par un troupeau de mâles, épuisée par eux, n'a plus la force de se maintenir à la surface de l'eau et se noie. » On sait les luttes qui naissent à propos de l'amour, chez presque tous les mammifères sauvages. Darwin triomphait d'y voir l'image même de sa fameuse sélection sexuelle ; mais c'est tout le contraire, il arrive souvent que les deux mâles blessés à mort restent sur le carreau et c'est un troisième, un timide, un faible, qui profite de la femelle convoitée. Là aussi tout n'est que hasard.

Mais qui ne voit qu'en principe la sélection n'est qu'un mot. Ce sont les plus braves qui se font tuer ; la race est perpétuée par les malingres ou ceux qui sont arrivés trop tard au combat. Il arrive aussi qu'un individu particulièrement fort arrive à détruire tous les mâles de sa génération et qu'il reste seul seigneur de tout un troupeau de femelles, mais le procédé n'est-il pas singulièrement désharmonique ? Singulière sélection qui détruit tous les mâles moins un, moins le plus fort, car si la force est une qualité, elle ne contient pas nécessairement toutes les autres : la force génératrice ne lui est même pas toujours associée.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]