C'est le nom traditionnel que l'on donnait encore, au temps de ma jeunesse, à l'instituteur primaire, dans les campagnes. Sans avoir été à l'école, j'ai beaucoup connu le maître d'école, et j'en ai gardé, peut-être à cause de cela même, un assez bon souvenir. La première éducation me fut donnée dans ma famille et je fus mis directement au lycée. Si donc, j'ai eu des relations avec l'instituteur de mon village, ce n'est pas en sa qualité de maître, mais bien parce qu'il était secrétaire de la mairie et que mon grand-père était maire. En ce temps-là, les formes administratives n'étaient pas encore très strictes et la mairie était située en deux endroits : à la mairie pour les besognes courantes, chez mon grand-père, pour les mariages, la tournée des gendarmes, tout ce qui était cérémonie et consultation. Il y a des gens qui trouvent que le mariage civil est un peu sévère : je le trouvais, dans mes étonnements d'enfant, assez pompeux, car il avait lieu dans le salon et l'on disposait toujours deux des plus beaux fauteuils pour les nouveaux époux. Le maire embrassait la mariée. C'était patriarchal et presque solennel. Nous demeurions fort loin de l'église et du centre du village ; cela faisait pour la noce une assez longue promenade que l'on acceptait gaiement. D'ailleurs, à la campagne, les distances ne comptent pas.

Pour ces fêtes, le maître d'école quittait son éternelle blouse grise, mais je ne me souviens plus quel était son habit de cérémonie, fort modeste sans doute, car ce brave homme était pauvre et très simple. Aussi remplissait-il encore, en plus de ces deux fonctions officielles, celles de sacristain, et de même qu'il coopérait aux mariages civils, il coopérait aux mariages religieux, non moins qu'aux baptêmes et aux enterrements. S'il ne chantait pas au lutrin c'est qu'il n'avait pas la voix retentissante, idoine à cet office, mais sa femme était chaisière et parfois il la suppléait. On ne sait s'il appartenait à l'Eglise ou à l'Etat, les deux pouvoirs se partageant ses services au grand détriment de l'école, qui était fort souvent en récréation ou même licenciée. Enfin, il avait une quatrième occupation, celle de faire une lieue, aller et retour, tous les soirs, pour venir souper chez mon grand-père. Pendant près de quarante ans, fort régulièrement, sitôt les enfants congédiés, il se mettait en route. Jamais le mauvais temps ne l'arrêta, et par les plus mauvaises neiges, fréquentes et durables dans ce pays, il arrivait, vers cinq heures et, pour gagner le moment du souper, s'asseyait à la table de jeu, où on l'attendait avec impatience. Il était, autant qu'il m'en souvient, joueur assez paterne, mais assez sournois, il trichait volontiers et faisait, quand il était pris, l'innocent. Il était doué de l'épouvantable accent des environs d'Alençon et proférait des exclamations lamentables et traînardes, qui me faisaient rire, car je me glissais volontiers autour des joueurs. Dans ce pays reculé et fort arriéré, on se servait encore de chandelles et il était chargé de les moucher, ce qu'il faisait toujours très maladroitement, du moins en apparence, car il profitait du moment où on surveillait l'opération avec inquiétude, pour allonger une main vers son écart et y repêcher telle carte utile à son jeu. C'était une manie, dont on ne lui gardait pas rancune, car il était fort honnête homme. Il avait réussi à faire de son fils un ingénieur : c'est lui qui construisit les premiers chemins de fer d'Andalousie.

Tel est l'aspect sous lequel m'apparut le premier instituteur que j'aie connu : un commensal de tous les jours et qui jouait aux cartes jusqu'à dix heures du soir. Il était déjà assez âgé : c'était un homme du vieux temps et que je donne pour tel. Les nouveaux instituteurs ne ressemblent guère à ce maître d'école. Tel qu'il était, il représentait un grand progrès. Tant d'autres écoles, surtout dans les villes et les bourgades importantes, étaient alors aux mains des frères ! Son enseignement, fort peu étendu, était probablement d'assez bonne qualité et dénué de tout fanatisme. Comment aurait-il été fanatique, contre qui ? Il n'avait point de contradicteurs. Il enseignait le catéchisme avec la même placidité que l'arithmétique, sans chercher à le comprendre, innocemment. Il avait d'ailleurs affaire à une race lourde, particulièrement inapte aux idées, difficile à remuer, engourdie dans un bien-être tout matériel, et qui commençait déjà à s'alcooliser, ce qui la faisait dormir encore plus, pareille aux bœufs qu'elle vend et qu'une graisse pléthorique assoupit dans des pâturages trop riches. Hommes et bœufs dorment toujours, le mufle dans l'herbe, la bouche dans l'eau-de-vie.

Mon expérience des maîtres d'école ne s'arrête pas là. J'en ai connu encore un, dans les quinze années suivantes, et qui, lui, grâce à une voix d'une belle ampleur, chantait au lutrin. C'était dans une autre région, presque aussi sommeillante, lavée de cidre, moins touchée alors par l'eau-de-vie. Il était également secrétaire de mairie et assez actif dans ses diverses besognes. Il mangeait moins souvent chez le maire, mais soupait volontiers en compagnie du curé. Il subit la révolution qui défendait aux instituteurs de porter la chape du chantre, ne put supporter le coup et demanda sa retraite. Les instituteurs modernes ont pris une importance que le vieux maître d'école n'aurait pu ni comprendre ni soutenir et dont les gens de droite (ces gens de droite qui sont si gauches, disait Rivarol) ne sont pas encore parvenus à se faire une idée, tout en saisissant très bien les côtés critiquables de la situation. Chargé de trop de responsabilités, n'étant plus, comme l'ancien maître un simple répétiteur, mais un homme d'initiative, ayant à choisir, sinon la matière, mais la forme de ses leçons, il est clair que la fonction, en devenant plus compliquée, est devenue plus délicate. Est-ce leur faute, cependant, s'ils ont tant fait parler d'eux, à propos de ces manuels d'histoire ou de morale ? Il me semble que dans ces questions, les évêques se sont montrés bien inconsidérés et bien injustes. J'ai eu la curiosité de lire quelques-uns de ces livres réprouvés et ils m'ont paru ce qu'ils sont, je crois, en réalité, élémentairement inoffensifs. Je parle surtout de la morale, l'histoire demeurant un sujet de controverse sur lequel deux amis même ne seront jamais d'accord, hormis en quelques points fondamentaux. En morale, il est impossible d'enseigner une doctrine contraire à la moralité générale, attendu qu'elle ne serait pas comprise et serait tenue aussitôt pour un paradoxe plaisant. Ces jeux, en général, ne tentent pas les auteurs, ni surtout les éditeurs, qui ne tirent pas à des centaines de milliers d'exemplaires un manuel, pour qu'il reste dans leurs magasins. Sans doute, on pourrait réformer la morale et tenter avec Nietzsche, un renversement des valeurs directrices de la vie, mais cette résolution ne sortira pas des manuels primaires. Ouvrez-les à n'importe quelle page, vous y verrez toujours respectés les principes fondamentaux de la société, et même, dans les plus hardis, avec une condescendance que certains esprits, très libres, trouvent excessive. Mais il doit en être ainsi à l'école dont l'enseignement ne peut pas s'écarter des habitudes moyennes du pays.

Et surtout il ne faut pas insister. Qui ne sait que le terrible enfant a toujours une tendance à contredire la parole de son maître, même quand il ne le comprend pas très bien. C'est l'esprit de contradiction, si développé chez les petits Français aussi bien que chez les grands. Les Grecs le possédaient partiellement à un haut degré, et ils le firent bien voir à Aristide le Juste. Le livre de Jules Simon, Le Devoir a fait, je le crains, quelques criminels par la pensée. A trop prêcher la vertu, on donne la curiosité du vice. Le fruit défendu a toujours eu de grands attraits. A méconnaître cela, on méconnaîtrait un des penchants essentiels de la nature humaine. C'est pourquoi il faut être discret dans l'enseignement de la morale. Des hommes sages pensent même qu'il est encore meilleur de ne pas l'enseigner du tout, du moins comme théorie. Cela ne fait qu'engager en des discussions stériles, car, on peut bien le constater, la morale théorique manque de bases philosophiques, bien qu'on lui en découvre de nouvelles tous les jours ou peut-être précisément à cause de cela. Et puis, il y a si loin de la théorie à la pratique ! Les jeunes gens qui massacrèrent toute une famille de fermiers avaient reçu, dans une des bonnes écoles du canton de Fribourg, un solide enseignement moral et religieux, comme les Suisses savent le donner. Vanité de la parole !

Mais ce discours nous mène loin de notre vieux maître d'école. Heureux homme, qui ne s'égara jamais dans les méandres de la neutralité, qui n'eut jamais à se demander si les bases de la morale sont métaphysiques ou scientifiques ! Il ignorait également ces deux mots, et coula une vie insoucieuse des grandes questions qui séparent les hommes. Je ne connais qu'un ennui sérieux dans son existence : il voulut tardivement apprendre à jouer au billard, et ne put jamais réussir un carambolage. Il prenait toujours sa bille en plein et frappait comme un sourd. Il faut plus de modération, plus de nuances, au billard et dans la vie.

REMY DE GOURMONT