Quand j'ai parlé ici pour la première fois de la mutation et des origines des espèces animales et végétales, cette théorie nouvelle n'avait encore qu'un très petit nombre d'adhérents. Depuis, elle a fait un chemin assez rapide dans la science et, malgré des adversaires déterminés, elle a gagné un notable terrain. Elle vient d'être exposée avec soin par M. Blaringhem, le traducteur de De Vries, qui aux exemples de mutation brusque déjà connus a pu en ajouter quelques autres bien observés, dûment contrôlés, difficilement réfutables de bonne foi. On sait que d'après Darwin les espèces se transformaient d'une façon continue, mais inappréciable à l'observateur, et que ces transformations si lentes avaient pour facteurs la lutte pour la vie et la survivance du plus apte, la sélection naturelle et la sélection sexuelle, enfin les influences diverses du milieu, dont l'importance avait été principalement mise en lumière par Lamarck. Aucune de ces causes n'a pu être prise sur le fait et Darwin lui-même, dans les innombrables observations qu'il a rassemblées, n'a pu en trouver une seule qui doive sa valeur à autre chose qu'au raisonnement ou à l'hypothèse. Le milieu lui-même ne semble avoir sur les êtres que des pouvoirs de modification tout à fait superficiels et illusoires. On a dit que la race blanche transportée aux Etats-Unis y prenait un aspect qui tenait, au moins en certaines régions, à la rapprocher du type indien, mais cette ressemblance, quand elle a lieu, doit être plutôt attribuée à des croisements avec les indigènes. On rencontre aux Etats-Unis exactement les mêmes types qu'en Europe. L'immigrant y apporte ses caractéristiques qui tendent à s'y perpétuer exactement dans les conditions de son pays d'origine. Le noir, qui est presque aussi ancien que le blanc sur le continent américain, n'y a subi d'autres modifications que celles qu'a déterminées ses mélanges avec la race blanche ou la race autochtone. Il y aurait bien d'autres exemples, plus probants encore, du peu d'influence réelle des milieux sur les êtres, mais je m'en tiens à celui-là, qui peut donner une idée des autres. Les modifications qui atteignent parfois les races humaines comme les autres races animales, ou les espèces et variétés végétales, sont indépendantes du milieu, ou du moins s'élaborent dans des conditions où l'influence du milieu, si elle existe, échappe à des observations précises.

La recherche des causes est ce qui passionne le plus les hommes. Quand elles lui échappent, il en fabrique de factices et de trop logiques. C'est ce qui arriva à Lamarck comme à Darwin. Leurs raisonnements sur l'origine des espèces ont une belle tenue philosophique, mais c'est presque leur seul mérite. Au moins substituèrent-ils, dans l'esprit des hommes, à l'idée capricieuse de création, l'idée raisonnable d'évolution. Depuis qu'ils ont paru, il n'est plus permis de s'arrêter, même une seconde, à l'hypothèse fantasque d'une création en bloc de la vie et de toutes ses formes. Ces formes ne sont pas apparues parallèlement. Elles dérivent les unes des autres selon une généalogie, encore mal débrouillée, mais dont l'existence du moins est certaine. Toute la question est de savoir si ces formes ont passé des unes aux autres d'une façon continue ou d'une façon discontinue, si par exemple, les tigres se sont lentement modifiés en lions, les grands singes en hommes, ou si, au contraire, le tigre a donné brusquement naissance au lion, si telle espèce de grands singes a donné, sans préparation, naissance à l'homme. La seconde hypothèse paraît d'abord absurde, tandis que la première nous séduit par son apparente logique. C'est l'hypothèse absurde qui semble avoir le plus de chances de triomphe. Les liens que nous supposons entre les espèces, n'ont probablement jamais existé que dans notre imagination et il fut un temps, celui de la jeunesse du monde, celui de sa grande force créatrice, où la nature s'est plu à ces jeux magnifiques, de faire soudain sortir une forme d'une autre forme qui la contenait virtuellement.

Il reste actuellement une trace très sensible de cette antique méthode. Je n'ai pas en biologie de connaissances suffisamment précises pour tirer tout le parti possible de mon hypothèse, c'est pourquoi je la livre, très sommairement exposée, aux méditations aussi bien qu'aux visées de la science. Le mystère de l'apparition des nouvelles formes spécifiques n'est pas différent de celui des métamorphoses des insectes. Il ne serait pas plus étonnant, pour un observateur tombé de la lune, et je suis toujours un peu celui-là, de voir un tigre naître d'un couple de lions, ou réciproquement, selon l'ordre réel des généalogies, que de voir un papillon naître d'une chenille. L'écart entre les deux formes est même tellement énorme dans le cas de l'insecte qu'il serait beaucoup moins surpris du premier que du second, ou que, ayant vu le second, il prêterait à peine quelque attention au premier. Ayant un peu réfléchi car nous l'en supposons capable, quoique cela soit assez rare, il se mettrait à considérer tous les êtres vivants comme des sortes de larves contenant virtuellement une forme différente de la leur, et prête, à des intervalles très lointains, dans des conditions données, à lui donner le jour par la génération. Il y a un parallélisme évident entre les phénomènes embryogéniques et les phénomènes de la métamorphose. L'embryon des mammifères, par exemple, passe par une série de formes et de phases où l'on a vu la généalogie de son espèce ; on pourrait aussi bien y voir la généalogie des espèces futures et le trésor des possibilités de l'avenir. C'est d'ailleurs durant cette vie embryonnaire que l'être se modifie, s'il doit se modifier. Les espèces nouvelles que l'on a constatées dans les deux règnes ne se sont pas formées au contact de la vie extérieure, mais dans la période d'élaboration interne. L'être, une fois né, ne peut se modifier que selon les apparences : la vie embryonnaire est le seul laboratoire des modifications profondes.

Il est probable que dans les périodes primitives du monde, les espèces se sont succédé avec une rapidité qui ne se voit maintenant que dans les métamorphoses des insectes, lesquels semblent d'ailleurs appartenir, comme date d'apparition, à ces périodes primitives. Les grands sauriens et les grands mammifères, eux-mêmes, apparaissent brusquement dans les couches géologiques. Ceci n'a pas manqué de frapper les paléontologistes, lesquels lassés de chercher en vain les chaînons intermédiaires entre les formes disparues ont fini, ainsi Cope, Deperret et d'autres, par admettre la transformation brusque des espèces, c'est-à-dire la mutation. Le lien entre les espèces actuelles n'est pas, malgré les recherches qui ont occupé la science depuis un siècle, plus clairement établi. De temps en temps, par exemple, on nous annonce la découverte du squelette d'un homme préhistorique, lequel aurait des caractéristiques le rapprochant des singes anthropoïdes. Vérification faite, ces caractères ne sont pas plus accentués que ceux des races nègres et le chaînon entre l'homme et le gorille ou le gibbon se mue en chimère, à mesure qu'on l'étudie. Cet intermédiaire, si l'on admet le principe de la mutation, n'est nullement indispensable. Le trouverait-on qu'il prouverait plutôt un antique croisement, entre hommes et grands singes, peut-être possible aux temps anciens, que la modification lente de l'espèce simiesque en espèce humaine. Puis, qu'est-ce qu'un être intermédiaire entre deux espèces ? Pour justifier le darwinisme, il en faudrait des centaines. La nature n'est pas si prodigue ; elle emploie toujours les moyens les plus simples. La mutation est de ceux-là.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]