Le dogme de l'infaillibilité de la nature semble, comme tous les dogmes, bien compromis, et l'on peut compter que d'ici peu d'années, il sera complètement ruiné. Il n'y a de certain qu'une chose, c'est qu'il y a, présidant à la vie, un certain principe d'activité dont nous constatons les effets et dont nous vantons l'intelligence, quand ces effets sont harmoniques. Et comme les effets harmoniques sont les seuls qui parviennent à notre connaissance, nous croyons que la nature est un principe d'harmonie. C'est que, seules, les créations harmoniques peuvent vivre et dès qu'elle vivent nous les faisons entrer dans le plan de l'harmonie universelle. Tout animal, par exemple, ou dernier protozoaire au vertébré supérieur, est tenu de renouveler constamment sa substance, autrement dit de manger et d'excréter les déchets que viennent remplacer de nouvelles nourritures soumises à la même élaboration. Il aura donc une bouche, plus ou moins perfectionnée selon les espèces, un tube digestif, plus ou moins spécialisé, et quand une espèce mange avec sa bouche, quand elle digère et s'assimile, il semble que la nature n'ait plus rien à faire touchant ces différents organes, dont le fonctionnement nécessaire est très satisfaisant. Si, comme on l'a dit et comme cela a paru évident, la nature avait un plan, elle s'arrêterait à ce moment et passerait à l'élaboration d'une autre espèce. Mais l'activité de la nature ne peut pas s'arrêter et ce plan, qui n'est que dans notre esprit, ne borne pas ses actes.

Ayant organisé la bouche du dytique, elle va la désorganiser. Faire et défaire, c'est la loi de l'activité naturelle, comme celle de l'activité humaine, qui d'ailleurs est aussi une activité naturelle. Le dytique est un assez gros coléoptère aquatique qui vit dans les mares et qui se nourrit de proies. Il est bien connu de ceux qui fréquentent les étangs. On le voit sans cesse monter du fond vers la surface et redescendre rapidement. Quand il a été un instant sans reparaître, c'est qu'il a rencontré du gibier, souvent un de ses pareils, car tout lui est bon et sa voracité est incomparable. Il ne s'arrête que pour tuer et pour manger. Or, ce tigre des insectes n'a pas de bouche. La nature en a soudé toutes les parties, ne laissant de libre qu'une toute petite ouverture. Cependant, le coléoptère dévorateur veut dévorer, il faut qu'il dévore. Voici comment il s'y prend pour remplir son estomac. Il attaque et maintient sa proie avec un des crochets qui entourent son simulacre de bouche et, par la petite ouverture qui lui reste, déverse sur l'animal qu'il convoite tout le suc digestif dont il dispose. Cela va très vite. La proie n'est bientôt plus qu'une bouillie liquide et le dytique n'a plus qu'à la pomper par une inspiration qui l'incorpore bientôt à lui-même. Quand on a pris plusieurs dytiques et qu'on a le malheur de les laisser tous ensemble dans une boîte, on n'en trouve plus qu'un seul, quand on ouvre la boîte. Les autres ont été liquéfiés et aspirés par le survivant. Certains esprits pourront qualifier de merveilleux l'appareil alimentaire du dytique. Il est certainement original, mais ce n'est qu'un appareil déchu. Encore un pas dans l'évolution rétrograde de l'animal et ne pouvant plus se nourrir, il disparaîtra. On n'entendra plus parler de dytiques et cette désharmonie ne pourra plus être constatée. De pareilles aventures ont dû arriver des milliers et des milliers de fois. On peut même dire que ce doit être la règle : la nature ne sait pas s'arrêter. Toutes les espèces animales ou végétales, peuvent devenir et deviendront probablement ses victimes. Il y a des traces certaines d'une déchéance analogue chez beaucoup d'espèces animales. Le mammifère à ses débuts, a certainement été un animal à cinq doigts à chaque membre, comme on le constate chez les plus anciens, chez les primates, chez les plantigrades. Ils avaient hérité de ces cinq doigts séparés, des sauriens qui semblent bien leurs ancêtres. Or peu à peu, ces cinq doigts se sont raccourcis, se sont soudés, se sont enveloppés d'un sabot unique. Ouvrez un sabot de cheval, l'ossature des doigts y est enroulée et tassée sous la carapace nouvelle. Les cinq doigts y sont comme à la bouche du dytique, les six pièces de la bouche des insectes, mais déformées, ankylosées, inutiles. On voit peut-être mieux dans la nature les traces de la régression que les traces de la progression.

C'est pour cela qu'une promenade à la galerie d'ostéologie du Museum, ou toute galerie de ce genre, est si tristement passionnante. Dans l'humanité blanche, il y a actuellement une variété, la petite variété blonde, qui est plus nettement que la brune, en voie de régression quant à l'ossature. Ce sont des hommes aux membres très courts, aux doigts gros et courts, des hommes à la mâchoire rétrécie qui souvent n'a plus que vingt-huit dents, alors que le nègre en a jusqu'à trente-six. C'est une variété humaine, hélas ! très évoluée, très intelligente fréquemment, mais en voie de déchéance. Je ne sais pas si ce type se rencontre dans la variété brune, mais il y a une grande variété blonde à laquelle ces remarques ne s'appliquent pas. D'ailleurs ces choses n'ont pour ainsi dire pas encore été étudiées ni même relevées. On voit du moins, par ces indications élémentaires qu'elles s'expliquent par l'activité désordonnée de la nature, toujours sur le point de franchir les bornes que lui a posées si naïvement l'esprit humain.

La nature ne sait pas ce qu'elle fait. Elle agit dans tous les sens, au hasard, et ce n'est sans doute que par une vieille habitude de raisonnement que je me sens porté à généraliser une tendance régressive. Si elle diminue ici la longueur des os du squelette, là elle les allonge ; tout cela au petit bonheur, au hasard. Nous appelons utile ce qui a réussi à s'adapter à la vie, mais le point de comparaison nous manque, ce qui n'a pas réussi à s'adapter à la vie, n'existant pas. Les cornes des taureaux, disons-nous, leur sont très utiles : soit, elles sont du moins un fait. Mais c'est aussi un fait que parfois elles ont poussé à l'envers, perforé le crane et arrêté net l'essor d'une espèce. On voit cela et d'autres choses encore dans l'étude des espèces antédiluviennes. Il a survécu plusieurs espèces de cerfs pourvus d'une ramure énorme, pesante, encombrante, qui semble un obstacle, bien plus qu'un adjuvant, à l'être qui la porte, dans son adaptation. De quoi sert au renne la magnificence de ses bois ? Il y eut des rennes ou des cerfs disparus pour lesquels ces bois ont été une cause mort. La nature, dans son besoin aveugle d'activité, les avait pourvus d'une ramure tellement lourde que leur tête a fléchi sous le poids. Ils sont morts, accablés, incapables de se défendre ; on en retrouva quelques fragments dans les terrains anciens. Beaucoup d'espèces ont ainsi péri par un défaut d'organisation et c'est la meilleure explication de la disparition des faunes préhistoriques, si monstrueuses. Evidemment le diplodocus était une erreur, disons une bêtise, une folie. C'est déjà beau qu'il ait vécu un instant, c'est-à-dire quelques milliers d'années. Il ne pouvait se perpétuer indéfiniment. La nature n'a pas une telle suite dans les idées. Ce qui nous fait croire à une parfaite stabilité de la nature, c'est la lenteur de l'évolution et l'intervalle immense qu'il y a entre ses grandes manifestations, alors que notre vie n'est qu'un moment dans la marche du temps. Mais rien n'est jamais fini. Tout recommence ou tout continue.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]