La vue que nous avons du passé fait partie du présent. Nous avons beaucoup plus d'influence sur les faits passés que sur les faits du jour et ceux de demain, car les premiers changent de valeur selon notre appréciation et les seconds, encore en acte, sont soumis à un déterminisme qui nous échappe. Nous ne faisons pas ce que nous voulons des choses présentes, mais nous avons toute autorité sur le passé. C'est une matière morte que nous disposons à notre gré, c'est-à-dire alors qu'elle nous semble plus vraie dans une position que dans une autre. Depuis cent ans, et quotidiennement, les faits historiques, littéraires ou artistiques des premiers siècles de notre vie nationale ont changé d'aspect. Comparez ce qu'était l'histoire de France avant et après Michelet et tout ce mouvement historique de la fin du dix-neuvième siècle. Le passé nous appartient, nous le découvrons, c'est-à-dire nous le créons tous les jours : il fait partie de notre présent dans la mesure où nous nous intéressons à lui et beaucoup de bons esprits s'y intéressent grandement, l'incorporent à leur vie propre. A vrai dire, le présent n'a de sens que si on le rattache au passé. Quand on s'en désintéresse, on est bien près de se désintéresser aussi du présent. Quand on ignore leur origine, il en est de nos institutions comme d'un homme que l'on rencontre en voyage ; il peut nous plaire ou nous agacer, mais quel jugement véridique oserions-nous porter sur lui ? Tout s'est fait pas à pas. Tout est le produit d'une évolution lente. Les grands événements, comme les grandes découvertes, ne sont que des points de repère. Ils marquent le moment des explosions, mais l'explosion d'un fait ou d'une vérité n'est jamais que le produit d'une longue préparation souterraine. Quand la Révolution a éclaté, qui oserait soutenir qu'elle n'était pas faite depuis longtemps dans les esprits ? S'imagine-t-on que l'électricité a été découverte en quelques jours ? La France, l'Italie, l'Angleterre y travaillaient déjà depuis cent ans. Galilée formule le premier les lois de la pesanteur, mais on les enseignait depuis deux cents ans à l'Université de Paris. La méthode de Pasteur est indiquée dès le dix-septième siècle en Angleterre. Tous les grands esprits ont toujours eu des précurseurs ; ils sont des points d'arrivée bien plus que des points de départ. Et les points de départ sont généralement multiples et divergents : un fleuve est formé de rivières, les rivières de ruisselets, les ruisselets de filets d'eau, de suintements, de gouttes ! Ce qui domine le monde, c'est la théorie de la continuité. Appliquée aux questions littéraires, cette théorie, qui s'applique à tout, est très sensible. On y voit fort bien qu'aucune des formules célèbres, qui simplifient la tâche des professeurs paresseux, n'a eu de commencement brusque. Elles se sont cristallisées lentement. Il serait impossible de dire quelle fut la première poésie romantique. La plus lointaine poésie romantique n'est pas celle qui a dit le premier mot romantique. Toutes sortes de balbutiements ont précédé la chanson définitive. On ne peut comprendre quelque chose aux divers mouvements littéraires qui se sont succédé en France qu'en étudiant les ensembles, en remontant toujours plus loin. Il n'y a qu'un moment où il faut s'arrêter, c'est quand on touche aux origines mêmes de la langue. Encore n'est-il pas sûr que cette notion des origines ne soit bien factice. Avant de parler français dans ce coin de l'Europe occidentale, on parlait latin et comme on parlait latin on exprimait en latin, en un latin corrompu, mais clair, ses émotions et ses idées. Mais il n'y a d'histoire que de ce qui a laissé des traces et l'imagination ne peut se substituer aux faits. On sait donc maintenant, et il n'y a pas bien des années, que la littérature française eut ses premiers balbutiements au neuvième siècle, mais les mots de littérature et de poésie sont sans doute excessifs pour qualifier des choses aussi simples que la Cantilène de Sainte-Eulalie. C'est la parole prise sur le fait au moment où elle devient française, mais où elle n'a pas encore fait sa dernière mue. L'intérêt est purement linguistique.

Il n'en est déjà plus de même dans les rares productions du siècle suivant ; la Vie de Saint-Léger, qui est une chronique, est aussi un poème. La langue, qui est très nette, très bien formée, qui ne changera plus essentiellement, n'a pas encore beaucoup de charme, mais permet déjà l'expression de certains sentiments élémentaires. L'instrument est prêt à rendre les plus beaux sons sous des mains habiles. Ces mains ont peut-être existé, ces poèmes ont peut-être été écrits, ils existent peut-être encore dans quelque obscure bibliothèque, mais nous n'en connaissons rien. Ce dixième siècle, muni d'une langue déjà presque parfaite, fut sans doute beaucoup plus fécond que ne nous le montrent les apparences. Il est possible que des épopées comme la Chanson de Roland aient été ébauchées à ce moment. Ce qui semble bien le démontrer c'est que dans ce même temps on faisait déjà la parodie des grandes épopées carlovingiennes. Une de ces parodies nous est même parvenue ; c'est le Pèlerinage de Charlemagne à Jérusalem. En fait d'exploits, l'empereur et ses chevaliers font assaut de gabs ou de vanteries, de gasconnades dans ce goût : « Gabez, sire Olivier, dit Roland le comtois », et le comte Roland ayant demandé à Charles pardon de la liberté grande, dit : « Que le roi me donne sa fille au poil si blond, qu'il nous laisse ensemble tranquillement dans son lit. Si je ne la possède cent fois cette nuit même, je consens qu'on me coupe la tête ! » Et le juge des gabs lui fait observer sans rire : « Par Dieu, vous serez fourbu auparavant ! » On le voit, cela touche à la farce gargantuesque. M. Anatole France a fait usage de ce gab, qui rappelle l'histoire de Jean Quatornoix dans les contes populaires salés. Voilà où en était l'épopée carlovingienne avant la Chanson de Roland, avant du moins que n'ait été écrite la version qui nous a été conservée. Cela montre que les deux courants qui se voient encore aujourd'hui dans la littérature française, ont existé dès les premiers siècles. Il y a éternellement deux races d'hommes, celle qui prend les choses au sérieux, ne s'intéresse qu'au noble et au tragique de la vie ; celle qui rit de tout et dans un héros comme Charlemagne, ne voit que le plaisant et le truculent. C'est du onzième siècle que date un autre gueux dans la poésie française, le gueux pathétique, la mise en scène des sentiments les plus purs et les plus simples de l'âme humaine, je veux parler de la Vie de Saint Alexis, du premier poème français qui ait à la fois une valeur humaine et une valeur littéraire. D'une anecdote littéraire, l'auteur a su tirer tous les éléments d'un petit roman psychologique. Il ne veut pas édifier seulement le lecteur, il veut l'émouvoir et y réussit très bien, et cela dans un temps qui passait, il n'y a pas bien des années, pour une époque de nuit profonde. Vous voyez l'ironie. C'est du fond de cette nuit que surgit un poème d'une langue admirable et d'un pathétique merveilleux. L'auteur du Saint Alexis est le premier poète français dont on croit savoir le nom et le pays. Ce serait Thibaut de Vernon, chanoine de Rouen. Je crois qu'il faut retenir ce nom, qui est cité ici pour la première fois, en dehors des recueils philologiques.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]