Théophile Gautier avait un remords : c'était d'avoir rédigé un rapport sur les progrès des lettres et des arts, en particulier de la poésie, à propos de l'Exposition universelle de 1855. Le lettré parfait, l'admirable poète, l'ingénieux critique d'art savait parfaitement que d'Homère, d'Aristote ou de Praxitèle au règne de Napoléon-le-Petit, aucune de ces branches du génie humain n'avait, bien loin de là, fait aucun progrès. Mais il y a dans la vie des nécessités qui vous font écrire le contraire de ce que l'on pense. Théophile Gautier, qui admirait fermement plusieurs de ses contemporains, se tire d'affaire en raison de ces admirations mêmes. Si même il avait pu louer Victor Hugo comme il l'eût désiré, son rapport n'aurait pas tout à fait trahi ses sentiments. N'empêche, qu'il le trouvait ridicule. Flaubert, Sainte-Beuve étaient de ses amis. Il est trop évident que les progrès, depuis l'époque homérique, ont été à peu près uniquement de l'ordre scientifique, de l'ordre mécanique, de l'ordre social, peut-être de l'ordre psychologique. C'est à peu près ainsi que je conclurais, si j'avais à comparer au point de vue littéraire et artistique, le douzième siècle au début du vingtième. Qu'on ne me charge pas d'un rapport comme celui de Théophile Gautier, il serait désastreux pour la gloire d'Edmond Rostand ou celle de nos plus notoires architectes. Je demanderais où est parmi les œuvres contemporaines une œuvre comme la cathédrale d'Albi, une œuvre comme la Vie de saint Alexis, ou comme la Chanson de Roland. Il est vrai que si j'étais (les dieux m'en préservent !) obligé, toujours comme Gautier, à faire quand même l'éloge comparatif de mon siècle, je m'en tirerais assez bien tout de même, la perfection littéraire étant une chose et le plaisir littéraire étant une autre chose. Les œuvres parfaites, je les constate et je passe. Je suis heureux qu'elles existent, mais elles sont loin de me suffire. Ce qui plaît n'est pas toujours identique à ce qui est beau, car rien ne plaît entièrement qui ne soit vivant et les anciennes belles œuvres ont toujours quelque chose de mort et qui glace. Et plus ces œuvres sont anciennes, plus cette impression s'accentue. Les œuvres du moyen âge sont très anciennes, beaucoup plus que ne l'indiquent leurs dates et je reconnais qu'il faut faire un grand effort pour y trouver le plaisir esthétique complet, qui ne va pas sans la plénitude du sentiment. L'effort serait moindre si on nous y avait plus tôt habitués, si on s'était servi de cette littérature pour faire notre éducation. Pourtant, je veux m'amuser aujourd'hui à essayer de revivifier des passages de ce petit roman qui charma nos pères il y a environ neuf cents ans, et qui, grâce à des remaniements, les charmait encore au quatorzième siècle, époque où il entra, après une vogue de près de quatre siècles, dans un oubli qui ne devait pas encore être définitif. Alexis était un jeune homme de grande famille puissante ; son père était gouverneur de Rome. Il épousa une jeune fille de son rang, dit M. Oulmont, à qui j'emprunte cette analyse, mais s'étant mis dans la tête de devenir un saint, idée qui vient rarement aux gens sensés, il persuada à sa femme, la nuit même de leurs noces, qu'il fallait demeurer chastes et, pour mieux éviter la tentation, il quitta la maison, s'en allant en un lointain pèlerinage, jusqu'en Palestine. « Il revint dans son pays dix-sept ans après l'avoir quitté et se présenta chez son père, qui ne le reconnut pas, mais l'autorisa à vivre d'aumônes dans sa maison.

» Le saint passa plusieurs années dans la maison natale, en butte aux railleries et aux mauvais traitements de la domesticité. Il vivait sous un escalier, et c'est là qu'un matin il fut trouvé mort, tenant dans sa main une charte (une lettre), où il racontait sa vie. Le poème peint la douleur du père, de la mère et de la fiancée d'Alexis, à la vue du saint mort inconnu dans la maison de son père. » Chacun exprime de la façon la plus pathétique les sentiments qui conviennent le mieux à son état, et rien peut-être de plus solide et de plus juste ne fut jamais écrit. C'est d'une pureté de langage digne de Sophocle. Je choisis la plainte de l'épouse abandonnée, et je me tiens autant que possible dans le rythme original tout en profitant de la version de M. Oulmont : « Sire, dit-elle, quelle longue demourée ! J'ai attendu dans la maison du père, où tu me laissas dolente et égarée. Sire Alexis, tant de jours je t'ai désiré et tant de larmes pour ton corps ai pleuré, et tant de fois pour toi j'ai, au loin, regardé si tu revenais ton épouse consoler !... O cher ami, où est ta jouvence belle ? Hélas ! elle se nourrit sous terre. Oh ! comme je suis dolente ! J'attendais de toi bonnes nouvelles, et les voici si mauvaises et si dures ! O belle bouche, beau visage, belle créature ! Plus je vous aimai que toute créature. Quelle grande douleur ce jour m'est apparue ! Mieux eût valu, ami, que mort fusse !... Ores je suis veuve, sire, dit la pucelle ; jamais n'aurai liesse, quoi qu'il advienne, jamais homme charnel ne sentirai sur terre, je servirai Dieu... » On voit par ce seul passage combien ce poème est haut et pur, comme il est simple. N'est-ce pas un meurtre que cela demeure inconnu, réservé aux seuls philologues, gens particulièrement insensibles à la beauté littéraire ? Il s'en faut que la poésie du moyen âge soit demeurée au niveau de ses débuts, dont presque tout a disparu d'ailleurs.

Dès le XIIe siècle, elle se dilua dans ces interminables poèmes historiques, dont Charlemagne ou ses pairs sont les inévitables héros. Même dans un autre cycle, Robert Wace, qui a des inspirations de génie, en a trop peu et se noie dans le détail diffus. C'est le grand défaut de toute cette littérature. Elle ne devient vivante et passionnée que dans le cycle celtique, dont la merveille est le roman de Tristan et Yseult, qui ne tomba jamais dans un oubli complet et qui fut périodiquement remis en langage moderne, en dernier lieu, par M. de Tressan, au XVIIIe siècle, et de nos jours, avec un talent très captivant, par M. Bédier. C'est encore à l'inspiration celtique que sont dues les grandes œuvres du plus célèbre poète du douzième siècle, Chrétien de Troyes, l'auteur de Lancelot et de Perceval, que nous avons laissé devenir Parsifal, par une ignorance stupide de notre propre littérature.

Le douzième siècle a encore produit les Lais de Marie de France, source des contes de fées ; Aucassin et Nicolette, le type même des romans poétiques et délicats, où il y a des passages des plus hardis et qui sentent le fagot, comme les impressions d'Aucassin contre le paradis des prêtres et des vieilles dévotes ; enfin, Parnatopeus de Blois, dont je tiens le début pour une de nos plus belles œuvres et les plus hardiment ingénues. Tout cela fait que les onzième et douzième siècles sont, peut-être, notre plus grande époque littéraire, celle qui a le plus d'ampleur, le plus de variété, et, ce qui est moins inattendu, le plus d'ingénuité, le plus de franchise, le plus de simplicité.

L'époque suivante a un tout autre caractère : c'est le siècle des Fabliaux, du Roman de Renart, du Roman de la Rose, le siècle de la complexité, le siècle du rire et de la satire. C'est un autre monde, et je finirai là ce trop long discours, dont le prétexte, du moins, fut une œuvre de valeur et fort utile au réconfort de nos esprits et à leur instruction littéraire.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]