C'est aussi une manière d'étudier le présent que de le comparer au passé, surtout quand il s'agit de formes sociales qui ont gardé, sous les apparences diverses que leur imposent les siècles, quelque chose d'immuable. A propos de Villon, qui fut un homme de Paris et un homme du quartier Latin, M. Pierre Champion a donné bien des traits curieux de la vie des étudiants au quinzième siècle. C'est là que je voudrais puiser quelques traits pour montrer en quoi diffère la physionomie d'un étudiant de ces temps lointains et d'un étudiant de nos jours. A ces deux époques, les étudiants sont d'origine fort diverse : toutes les classes sociales sont mêlées et fraternisent. Le contraste est même plus marqué qu'aujourd'hui et le fils du grand seigneur, au temps de François Villon, y coudoie l'étudiant si pauvre qu'il est réduit à tendre la main pour ne pas mourir de faim, ce qu'il fait sans aucune honte, car c'était la coutume. Sous cette diversité de conditions, il y a une égalité extraordinaire de mœurs, de mauvaises mœurs, beaucoup plus mauvaises qu'aujourd'hui, plus grossières, plus insolentes. Mais elles sont accueillies avec beaucoup plus d'indulgence de la part des bourgeois et des gens de justice. L'indulgence est quasi scandaleuse. Les étudiants sont privilégiés, d'ailleurs au point de vue juridique. Ils dépendent, non du pouvoir royal, mais de l'officialité, c'est-à-dire du pouvoir ecclésiastique, de l'évêque, lequel, jaloux de ses droits, ne manque pas de réclamer tout étudiant tombé aux mains de la justice civile. Il les réclame jusque sous le gibet et les met volontiers en liberté. Un crime commis par un étudiant, s'il n'a pas été suivi de vol, s'il est survenu au cours d'une dispute, est presque toujours considéré comme une peccadille : il faut bien que la jeunesse s'amuse. Tant pis pour le bourgeois, il n'avait qu'à demeurer dans un autre quartier ! La raison première de cette indulgence, c'est que l'étudiant est presque toujours un clerc, qu'il a le caractère ecclésiastique. Villon, le terrible mauvais sujet qui s'affilia aux coquillards, ces bandits de grand chemin, était considéré comme clerc, étant gradué de la Faculté de théologie ou de décret (droit ecclésiastique). Il était tonsuré, apte à recevoir la collation d'un bénéfice, et ses méfaits, son insouciance aussi, firent seuls qu'il ne profita pas de la faveur, car la plupart des clercs étaient de mœurs déplorables et on ne voit pas bien à quelle classe sociale d'aujourd'hui les comparer. C'est dans le milieu des clercs que se recruta la bande qui dévalisa le trésor du collège de Navarre. Villon en était et cela eut pour lui, malgré l'indulgence ecclésiastique, de graves conséquences, car il était pauvre et il ne put, comme tels de ses complices plus riches, restituer tout simplement le produit du vol. Les gens de l'officialité pardonnaient plus volontiers le meurtre d'un bourgeois que le vol d'une bourse ecclésiastique.

Dans le même temps, pour avoir tué Philippe Sermoise, il en fut quitte pour s'absenter quelque temps de Paris. Il alla à Bourg-la-Reine, à Port-Royal, où il fut bien reçu de l'abbesse, laquelle vivait maritalement avec un procureur, maître Baudes. Elle-même était la fille de l'abbé de Saint-Riquier : ainsi il y avait, de ce temps-là, des générations monacales. On ne connaissait guère la contrainte dans aucune profession et chacun vivait à son gré, sans nulle hypocrisie. L'abbaye de Port-Royal, au reste, ressemblait beaucoup à celle de Thélème. Leur principal séjour était la taverne, qu'ils préféraient hautement aux salles de la Sorbonne. Il y a toujours beaucoup d'étudiants du même goût, mais moins sans doute qu'au temps de François Villon. Au quinzième siècle, d'ailleurs, la taverne régnait dans Paris. On en a évalué le nombre, à ce moment-là, à plus de quatre mille. C'est probablement plus encore qu'aujourd'hui, ce qui n'empêche pas les ignorants de vanter le temps passé, la chasteté d'un temps passé où les nonnes vivaient avec leurs amants, la sobriété d'un temps passé où il y avait un débit de vin par soixante habitants et où, de plus, bourgeois et commerçants jusqu'aux changeurs, aux drapiers, gens de justice, jusqu'aux archers, communautés, jusqu'aux chartreux, vendaient à boire à tout venant ! Au Paris du quinzième siècle on ne voit guère le fleuve, les ponts étant chargés de maison, mais on voit couler le vin. D'ailleurs, en ces temps de vie de famille, tout le monde fréquente la taverne. On y boit, on y mange, on y fait du commerce et de la procédure et, souvent, la nuit s'y passe. Boire ! c'est le cri universel. A boire ! criera en naissant le héros de Rabelais. Ah ! qu'il est bien de son temps ! Le vin abonde parce qu'il est exempt de l'impôt ; mais, si abondant qu'il soit, on l'allonge ou le falsifie. Déjà, « brouiller le vin » est la science suprême du tavernier. Il débitait encore plusieurs autres boissons assez redoutables, comme l'hypocras, qui passait pour propice à l'amour. L'hypocras ! c'est un mot que l'on rencontre souvent dans l'ancienne littérature française, mais on ne sait plus guère ce que c'est. Il en est de ce breuvage comme de l'ambroisie : il a laissé une réputation d'excellence, mais fort imprécise. L'hypocras était tout simplement du vin chaud additionné de diverses épices telles que cannelle, gingembre, girofle, muscade et poivre, « lesdites épisses soient mises en poudre et qu'elles soient nouvelles et non éventées ». Le rêve de chacun était de « boire ypocras à jour et à nuitée ». Puis on jouait aux dés, aux cartes, aux billes, aux quilles et à la paume. Le nombre des jeux, au quinzième siècle, était infini. Rabelais en donne l'énumération un peu fantaisiste, sans doute, mais qui montre que les bons vivants de cette époque n'étaient pas à court de divertissements. Et puis encore, quand la nuit était un peu avancée, on allait en bande décrocher les enseignes qui pendaient à chaque boutique, chanter sous la fenêtre des bourgeois de vilaines chansons qui faisaient rougir les filles sous leurs courtines, en somme, faire du bruit de toutes manières, et la soirée s'achevait chez quelque grosse Margot. Les courtisanes, en effet, abondaient. Quelques-unes étaient célèbres et leur nom et leur renommée de beauté sont parvenus jusqu'à nous, en partie, grâce à Villon qui leur a donné place dans ses vers. Les hommes graves et un peu dévots comme Siméon Luce ou A. Lugnon n'ont pas dédaigné de s'occuper de ces belles femmes de joie du quinzième siècle. La belle Heaulmière ou Marion l'Idole. On peut dire que M. Pierre Champion a élucidé complètement l'histoire de ces agréables héroïnes : ce n'est pas le chapitre le moins étonnant de son histoire de François Villon. Tels étaient, en ce temps-là, les ébats de la jeunesse du quartier Latin.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]