L'étude de M. Jean Muller sur le roman contemporain, dont j'ai parlé, prête encore à bien des remarques et j'en veux risquer encore quelques-unes sur la désaffection relative du public pour les romans, qui est un axiome pour certains éditeurs, qui est contestée par d'autres. Il semble qu'en cela, comme en tout, de même que la vertu, la vérité siège à moitié chemin. Cette désaffection, évidente d'un certain point de vue, est, de l'autre, fortement contestable. Sans doute, le goût public ne s'est pas épris, à notre époque, d'un romancier au même degré qu'il l'a fait le siècle dernier d'un Balzac, d'un Suë, d'un Zola. Ses faveurs sont plus disséminées, mais s'il n'y a pas de grands favoris, je ne crois pas qu'au total le nombre des amateurs d'émotions romanesques ait sensiblement diminué. Le grand succès d'un romancier se constate matériellement par ce fait qu'il oblige des gens à acheter un ou deux livres ; il ne l'était jamais encore venu une telle idée. On a constaté cela en province. Chez des personnes qui n'avaient encore jamais senti le besoin d'un livre nouveau, qui empruntaient parfois le livre dont on parle, mais n'en faisaient jamais l'acquisition, on découvrait tout d'un coup un roman de Zola. Et ce roman qui avait vaincu leur inertie ou leurs habitudes de parcimonie, leur apparaissait nécessairement comme une merveille : à ce moment les réputations grossirent très rapidement, si rapidement qu'elles s'effondrent de même au moindre accident et la fin de la carrière de Zola fut fort accidentée. A l'heure actuelle, il n'est pas de célébrité romancière qui force ainsi les curiosités les plus rétives et les plus défiantes ; d'ailleurs la clientèle du roman a été touchée par la politique et chacun des deux grands partis a ses gloires particulières. Celle de droite est quelquefois bien singulière. Le plus grand tirage d'un roman contemporain est échu à un livre d'un auteur catholique, une femme, je crois, qui signe Jean de la Brète. Ce roman innocent a pour titre : Mon Oncle et mon Curé. Je l'ai lu pour me rendre compte et j'ai éprouvé une grande tristesse que l'on ait pu faire un tel succès à une si pauvre production. Il y a en anglais cent romans de femmes plus intéressants. Les autres célébrités de la littérature morale (de cette littérature où le Télémaque passe pour une œuvre trop vive et Calypso pour une héroïne dangereuse) sont peut-être encore inférieures à ce romancier anodin. Mais j'ai cité cet exemple pour montrer que des causes qui empêchent à l'heure actuelle un libre romancier, un homme à la Balzac, de conquérir l'unanimité des lecteurs, que Zola, au milieu des protestations, était en train de fixer sur son nom. Donc le romancier d'aujourd'hui doit modérer son ambition et savoir qu'une partie de la clientèle lisante lui échappera toujours. Mais bien mieux, les goûts se sont diversifiés à l'infini. Il n'y a pas de romancier au-dessus des autres, mais il y en a trente ou quarante qui ont des amateurs fervents et très exclusifs. Cela n'est pas un mauvais signe de la valeur de l'esprit public. Il est moins routinier, il se laisse influencer moins facilement, sa curiosité est plus indépendante et, je dirai même, plus méfiante.

C'est un fait que les lecteurs se laissent de moins en moins prendre à la réclame. Elle est, d'ailleurs, singulièrement moins active qu'au temps des grands succès naturalistes. On dirait que le public commence à faire son éducation. Il la pousse même trop loin, car il se méfie même de la critique ; il croit volontiers, à Paris du moins, qu'un journaliste ne parle pas d'un livre sans y avoir été pécuniairement encouragé. A vrai dire, ce système a eu son moment, mais il est bien passé, et les éditeurs ont compris qu'avec l'éclectisme des lecteurs actuels de romans, c'était de l'argent perdu. Mais toute grande vogue étant toujours, quelque légitime qu'elle soit, un peu fondée sur la réclame, elles sont bien plus rares et bien plus lentes qu'autrefois. En revanche, elles sont peut-être plus solides si elles ont moins d'éclat et moins de rayonnement. Il faut tenir compte de ces dessous de la librairie quand on dit que le roman nouveau est un peu délaissé par le public : un mouvement d'opinion a presque toujours des causes complexes, qui ont convergé sur un point donné. On n'est pas très avancé quand on en a cru découvrir une cause, une seule. Il y en a souvent dix, et les plus fortes sont quelquefois les plus inattendues. Si donc il y a une crise du roman nouveau, ce qui n'est pas absolument certain, il serait trop simpliste d'en chercher la cause unique dans le système récent de la publication à très bon marché (de un sou à un franc) des romans qui avaient déjà paru au cours de ces dernières années à un prix beaucoup plus élevé, car ils ne s'adressent pas à la même catégorie d'acheteurs. Le roman à bon marché a singulièrement étendu le cercle de la consommation du roman, mais il ne s'est pas substitué au roman ancien format et ancien prix qui a toujours sa clientèle. Le nouveau public, conquis par le bon marché, n'a aucunement les mêmes goûts que l'autre, qui recherche la nouveauté à tout prix et qui est même tout prêt, comme on l'a vu, à la payer très cher. C'est un public qui, quoique ne voulant dépenser que très peu, veut cependant qu'on lui donne des livres d'une certaine valeur ou du moins déjà consacrés par les années. Malgré cela, son goût n'est pas encore bien formé et on lui passe facilement des œuvres qui, bien que signées de noms plus ou moins connus, n'ont assurément qu'un intérêt fort médiocre. Il serait plutôt repoussé qu'attiré par les nouveaux titres. On en a fait l'expérience. Il ne veut pas du vin de l'année : il faut qu'il ait quelques années de bouteille.

Les romanciers peuvent continuer à écrire des romans : il n'y a aucun signe évident que le public soit en train de se lasser de cette forme littéraire qui depuis bientôt un millier d'années règne en France au-dessus de toutes les autres, peut-être parce que c'est la seule où puisse facilement collaborer l'imagination du lecteur. Mais il est inutile de les encourager. Ils n'ont aucunement perdu leur confiance ni en eux-mêmes, ni dans le goût du public. Presque tous les écrivains d'aujourd'hui font ou ont fait des romans. Prenez les chroniqueurs de la Dépêche : presque tous sont des romanciers et non des moindres.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]