Verlaine nous avait surtout été présenté jusqu'ici comme un être de passion, tout entier soumis à l'alcool et à l'amour, ou plutôt à la luxure, car on peut dire de lui ce que disait de Dante un très ancien biographe : « Ce grand poète fut merveilleusement luxurieux. » Mais les passions dominatrices laissent du répit à leurs victimes et si Verlaine était souvent ivre, il ne l'était pas toujours, et s'il était prêt à succomber à toutes les occasions charnelles, elles ne se présentaient pas toujours. Et puis aussi, il y eut des phases d'abstinence, des moments, quelquefois assez longs, de révolte et de lutte contre les deux démons qui le tourmentaient, en même temps que des retours vers les idées religieuses qui avaient le pouvoir de le pacifier un peu, de donner à ses imaginations je ne sais quel goût de candeur où il se complaisait jusqu'à la prochaine occasion. Il ne faut pas oublier que sa santé précaire l'obligeait à de fréquents séjours à l'hôpital et qu'à défaut de bonnes intentions il eut de longues périodes où la sagesse lui fut une vertu nécessaire. Alors, dans ces périodes d'accalmie, se révélait un Verlaine brave homme, bon camarade, à la nature enfantine, joviale, un peu bourgeoise, dont il faut tenir compte quand on étudie cette vie tourmentée. C'est ce que viennent de faire deux anciens camarades du poète, G. Le Rouge et le dessinateur Cazals, qui ont rédigé un volume de souvenirs sur ses dernières années, sur sa maladie et sur sa mort. Cette dernière phase de la vie de Verlaine n'apparaît certes pas très édifiante, mais vue ainsi, à travers mille anecdotes, elle n'a pas ce caractère honteux de basse bohème qu'on lui a toujours attribué. Il n'en avait pas les instincts et ce furent les circonstances, bien plus que son goût propre, qui le jetèrent sur la mauvaise voie. Comme il était pauvre, et d'ailleurs incapable de gagner régulièrement sa vie, il vivait à l'hôtel, comme un vieil étudiant. Or, une chambre d'hôtel n'est pas un séjour très agréable : cela constitue rarement un cabinet de travail où l'on se plaise, où l'on se retire volontiers. Conséquence : le café. Verlaine vient au café. Vers 1890, un photographe eut l'idée de publier une série intitulée, si je me souviens bien, « Nos Ecrivains chez eux », et tandis que les hommes de lettres, alors plus ou moins célèbres, s'exhibaient au milieu d'un somptueux décor, digne de banquiers ou de notaires, Verlaine figura tout simplement en train de « faire son absinthe », au café François Ier, vis-à-vis la grille du Luxembourg. C'est là que pour le moment le poète était chez lui. Mais tous les cafés connus et inconnus du quartier Latin l'eurent successivement pour hôte. Il hanta le Voltaire, le Procope, le Soleil d'Or, où je le vis pour la dernière fois, et d'autres, sans compter maintes bibines de dernier ordre, où il stationnait devant le zinc, appuyé sur sa canne. « Le vrai Verlaine, disent ses amis, celui que nous avons connu, buvait pour ainsi dire avec le premier venu. » Mais dans les grands cafés, il était presque toujours entouré d'une cour de jeunes gens qui le considéraient avec une admiration où il y avait beaucoup de curiosité ; plus d'un n'arriva jamais à comprendre cet être étrange, brutal et vulgaire, l'air barbare et abruti, qui avait fait les vers les plus doux du monde et semblait, par ses propos, les renier. Sa conversation, quelquefois fine et spirituelle, était le plus souvent d'un rare cynisme. A propos des poètes de café ou qui viennent au café, ce qui n'est pas la même chose, ses biographes citent Alfred de Musset, qui passait toutes ses journées à la Régence ; Ibsen, qui comme Verlaine, demeurait à l'hôtel, s'installait quotidiennement au café et travaillait là, devant tous. Mais Ibsen était un solitaire. Il n'avait guère d'amis. Il buvait silencieusement. Verlaine fut enchanté d'apprendre que le dramaturge était, ainsi que lui-même, un pilier de café. On essaya de leur ménager une rencontre. Ibsen consentit à venir à Paris visiter son confrère en poésie et en beuverie, mais le projet ne put se réaliser. Beau spectacle qui aurait bien amusé Paris, s'il eût affligé les moralistes, que celui de ces deux poètes vidant confraternellement, l'un son absinthe, l'autre sa bouteille d'eau-de-vie, car il n'en fallait pas moins, pour sa journée, à l'auteur de Brand, un litre de cet alcool scandinave spécialement distillé pour les rudes gosiers de là-bas !

Comparativement à Ibsen, Verlaine buvait modérément, mais d'un tempérament beaucoup moins robuste que le vieux Norvégien, il absorbait des mixtures autrement nocives que l'alcool pur et les supportait mal. Il prétendait d'ailleurs ne chercher dans les apéritifs (qu'il prenait à toute heure du jour et de la nuit) que l'oubli de ses vieux chagrins, son divorce, sa séparation d'avec son fils, le désarroi de sa vie. Propos de buveur qui cherche une excuse à de mauvaises habitudes ! Chez Verlaine, elle remontait aux premiers temps de sa jeunesse, alors qu'il était encore employé à l'Hôtel-de-Ville. Quand, fervent de l'absinthe, il s'oubliait à boire un amer, il ne manquait jamais de citer le vers de Mallarmé : « Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange. » Mallarmé, qui l'aimait beaucoup, Mallarmé, l'homme le plus sobre du monde et le plus mesuré, tout le contraire de l'excessif Verlaine, le grondait quelquefois de son intempérance, l'invitait, agréable euphémisme, à se montrer plus « champêtre ». Un jour que Verlaine venait de recevoir une de ces lettres et qu'il en lisait la semonce au café : « Mallarmé, dit-il, est un ami charmant et un poète délicieux, je suivrai ses conseils de tout point. Je vais donc me commander une absinthe. C'est en somme, au fond, la seule liqueur qui, par sa viridité, évoque un peu les frondaisons champêtres de cet ami de la nature. » D'autres amis, qui le suivaient de plus près, le voyant arriver à son troisième ou quatrième apéritif, lui subtilisaient son verre, le vidaient sous la banquette. Alors Verlaine était surpris de voir devant lui tant de soucoupes et n'être pas plus ému. C'était dangereux, car s'il s'en était aperçu, il aurait pu être soulevé par une de ces terribles colères qui ne lui étaient pas inconnues. Dans ces moments-là, il devenait méchant et les injures lui coûtaient peu.

Il est inutile de le suivre dans tous les cafés qu'il fréquenta, au Voltaire ou chez la mère Agathe, au Procope ou à « l'Académie ». Entrons plutôt, à sa suite, à l'hôpital Broussais. Il y passa, d'ailleurs, une bonne partie de ses dernières années. C'était sa villégiature de prédilection. Comme il avait cinq ou six maladies, il était toujours tiraillé par quelque douleur, et dès que le mal s'aggravait, il sonnait à la porte de l'hôpital, où tout le monde le connaissait et l'aimait, car, débarrassé de la hantise de l'absinthe, Verlaine devenait un aimable compagnon, retrouvait sa vraie nature, simple et cordiale, très sociable. On l'installait généralement dans une petite salle, peu encombrée, où le docteur Chauffard veillait sur lui, non seulement comme sur un malade, mais comme sur un ami, dont il était fier. Tout ce qui était compatible, et même incompatible avec le règlement, Verlaine l'obtenait, si bien qu'il disait un jour : « Je commence à croire que les poètes ont bel et bien été créés et mis au monde pour habiter l'hôpital. Ils s'y trouvent à merveille et manqueraient à tout le monde s'ils n'y étaient pas. » Il y recevait beaucoup de visites et jouissait de la faveur de les recevoir chaque jour à trois heures, tandis que les malades ordinaires sont réduits à celles du jeudi et du dimanche, et personne n'a jamais été jaloux de ce traitement que ceux qui ignoraient la valeur de celui qui en était l'objet. Certains jours, la petite salle était un vrai salon, une académie : on y voyait Anatole France, Maurice Barrès, Huysmans, Francis Poictevin, qui ne s'approchait jamais de son lit sans s'agenouiller et lui baiser la main. Les dames les plus élégantes se pressaient autour du poète, un peu goguenard, vêtu de la houppelande bleue et du bonnet de coton. « Une Américaine, amenée par Anatole France, lui offrit un jour une gerbe de fabuleuses orchidées, nous raconte M. Cazals. Le poète, embarrassé d'un si royal présent, ne trouva rien de mieux que de rincer son urinal et de l'emplir de belle eau claire, faute d'un meilleur porte-bouquet. » De jeunes amis lui faisaient des cadeaux moins innocents, pour capter ses bonnes grâces, et plus d'un flacon de la liqueur verte entra subrepticement dans le tiroir de sa table de nuit. Quelques-uns de ses derniers beaux poèmes ont été écrits là, à la lueur d'une petite lampe qu'il avait la faveur de garder toute la nuit. Il ne dormait presque pas. Verlaine fut donc, bien plus encore qu'un poète de café, un poète d'hôpital. Mais jamais poésie ne ressembla moins au milieu où elle était née. Tout de même quelle singulière vie. Ce n'est pas un exemple. C'est un miracle.

REMY DE GOURMONT.

[texte communiqué par Mikaël Lugan]

Verlaine, par Dornac, 1892