LES CONFESSIONS LITTERAIRES

LE VERS LIBRE ET LES POETES


— Mon poème sur le Rhône ? répondit Mistral à un de mes confrères venu l'interroger, j'y chanterai le peuple des bateliers qui descendent le Rhône de Lyon à la mer, aussi bien ceux qui sont sur les bateaux à vapeur que ceux qui dirigent les barques... L'ouvrage aura plusieurs chants et sera sans rimes.

Et voici que cette déclaration du chantre de Calendal et de Mireille cause une violente rumeur dans tout le clan poétique de France.

Les classiques s'émeuvent, et s'effarent un peu : ils craignent l'influence de cette maîtrise qui se révolte.

Les Décadents, les Symbolistes buccinent de folles louanges : Mistral vient à eux, disent-ils.

Des autres, ces clameurs : « Le Nord a conquis le Midi », « le Midi conquiert le Nord » !...

Nous avons voulu connaître moins superficiellement l'opinion, les craintes et les espoirs de nos poètes, car l'évolution de Mistral est significative : la littérature française est dans une période de transition. Il importe de savoir où l'on va.

[...]

RÉMY DE GOURMONT

C'est d'abord une lettre-notice du très délicat écrivain qui, en ses livres « Sixtine », « Lilith », « Le Latin Mystique », rappelle les purs imagiers de Sienne :

1° Sur l'évolution de Mistral (poème le Rhône, en vers mesurés, mais non rimée et sans assonances).

Si, par vers mesurés, on entend ici le vers blanc syllabique, la tentative ne sera ni neuve ni intéressante ; s'il s'agit d'une restauration du vers métrique, latin, avec dactyles et spondées, le « grand félibre », comme vous dites, aura sans doute pris beaucoup de peine pour un résultat nul. Les langues romanes, français, italien, provençal, etc., ne peuvent se plier logiquement à la métrique ; les brèves et les longues de leurs mots sont des longues et des brèves accidentelles, de position et non de principe : longue dans tel groupe de mots, la même syllabe du même mot sera brève en tel autre groupe. L'accent se déplace selon l'intonation, selon même la signification oratoire de la phrase. En un mot, dans les langues romanes, celles du latin, il n'y a plus de quantité. Carducci a écrit des vers italiens métriques ; récemment, M. Louis Dumur a publié tout un volume de vers métriques français ; c'est ingénieux, c'est curieux, c'est arbitraire et, je crois, vain. Voici, de M. Dumur, un vers hexapode iambique :

L'ennui détient ma tête lasse et monotone...

deux tétrapodes iambiques :

Délace de mon cou tes bras,
Tes poses molles, fille impure...

un tétrapode anapestique :

J'ai pleuré de le voir disparaître si vite...

Ce dernier vers semble certainement fait de quatre anapestes, mais anapestes de position et non de quantité ; c'est, à la vérité, un alexandrin racinien, et rien de plus.

S'il s'agit du vers blanc, ce que je dirai de la rime s'y appliquera ;

2° Sur l'introduction de la rime dans les vers français.

Les plus anciens vers français de la langue d'oïl, sont rimés deux par deux à rimes plates, tout comme ceux de Pour la Couronne ; mais la rime y est telle qu'il faut l'appeler assonance ; mots rimant ensemble dans la Vie de saint Léger (Xe siècle) : volontiers et moustier, entrat et trovat, mel et el, odit et vit, etc. Dans le système de l'assonance, la rime vraie n'est qu'un hasard ; dès le XIIe siècle, elle est assez fréquente : dei et tornei, parpens et tens, conseil et soleil, triforie et ivorie,

Les rocs sont de crisopases
Color de feu ont qui embrase...

Cela est tiré du Roman de Thèbes, lequel est rimé avec beaucoup de soin. Le passage de l'assonance à la rime fut insensible ; on peut toutefois remarquer que la poésie latine incline vers la rime riche en même temps que la poésie française, dans la deuxième moitié du XIIe siècle ; au XIIIe siècle, Rutebeuf rime comme Théodore de Banville ;

3° La décadence de la rime.

Le culte de la rime riche s'est maintenu jusqu'à l'époque classique ; les poema minores du XVIIe siècle : les Théophile, les Saint-Amant, les Le Moine, les Saint-[effacé] (tous et d'autres excellents poètes et de métier) aimaient la rime, aimant le manuel de leur art ; Corneille, Racine, Molière, La Fontaine riment comme d'honnêtes rentiers ; au XVIIIe siècle, les poètes — les menuisiers qui déshonoraient ce nom — riment comme des pauvres ; Victor Hugo enfin restaura la rime, tout simplement en enrichissant le dictionnaire poétique d'un nombre infini de mots méprisés. Depuis le romantisme, la langue s'est peu enrichie et les rimes se sont usées : on les retrouve toujours les mêmes — les mêmes avec une certitude décourageante. De récents poètes, Henri de Régnier, Albert Samain, Adolphe Retté n'ont cherché à renouveler un peu la rime qu'en se privant de certains mots trop connus et trop frustes. Mais si ce n'est une tentative vers l'assonance pure et simple, aucune réforme sérieuse n'a été inaugurée. Il faudrait faire comprendre au poète que la rime est faite pour l'oreille et non pour l'œil. Mer et aimer rimaient du temps de Ronsard. Ils ne riment plus : mère et amer riment parfaitement et de façon la plus riche — car, et surtout à la fin de mots (ceci est absolu), il n'y a plus de muettes en français. De cette règle, les poètes peuvent induire que le nombre de leurs rimes possibles vient d'être doublé : ils doivent donc rimer — et plus richement que jamais — car leur fortune s'est accrue. J'estime néanmoins que l'assonance est légitime, surtout en des sujets que l'on veut un peu vagues, vaporeux, transparents à peine comme de matinales brumes ; la rime affirme, l'assonance doute ! Le maniement de l'assonance est difficile.

4° S'il vaut mieux rimer ou non.

Il n'y a pas de vers français sans rime ou sans assonance. Le vers latin lui-même parvenu à sa perfection à la fin du XIIe siècle, dans les Cantilènes d'Adam de Saint-Victor, requiert la rime, et riche ; une précédente école, celle de Notker, se contentait de l'assonance.

Le vers sans rimes — pourquoi pas le rosier sans roses ?

R. DE GOURMONT.

P.-S. — Tout ce qui est dit du français est applicable aux autres langues romanes — excepté le roumain, tout imbu de slave.

Après si savante analyse, on ne sera pas fâché d'en voir la très attrayante synthèse dans ces vers que M. de Gourmont veut bien extraire pour nous de Hiéroglyphes :

LE LAC SACRÉ (FRAGMENT)

Les vagues gémissaient comme des femmes blessées,
Le lac sacré râlait sous la haine du ciel
Et l'invisible chœur des amours trépassées
Aboyait à la mort et broyait de ses ailes
Les vagues gémissant comme des femmes blessées.

O lac sacré, témoin de tant d'anniversaires
Et des chuchotements de tant d'âmes royales,
Toi qui vis, surgissant des dalles funéraires,
Tant de fantômes blancs étendant leurs mains pâles
Vers le témoin sacré de tant d'anniversaires !

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Austin de Croze.