Hier, du pont Royal au pont Saint-Michel, il n'était question que du vieux bibliophile, de l'antique et familier académicien. Dès l'ouverture des boîtes, vers neuf heures, la nouvelle était connue : X. Marmier léguait à ses amis les bouquinistes mille francs pour « faire la noce », ou mieux, pour festiner en son honneur.

Il était fort connu et fort aimé, le long de ces parapets qui sont comme une bibliothèque nationale en plein vent, moins riche, sans doute, mais plus hospitalière et pleine de plus de surprises. On trouve là à peu près tout, hormis le livre très rare et très cher, hormis le somptueux maroquin collectionné par le duc d'Aumale ou les membres un peu maniaques de la Société des Bibliophiles. On y trouve surtout ce qu'on ne cherche pas, le livre insoupçonnable qui vous instruit définitivement sur une question controversée, la feuille volante méprisée des libraires en boutique, le vieux numéro de revue ou de journal, réelle première édition de tel chef-d'œuvre : c'est la galerie de l'inattendu, le pandémonium du génie et aussi de la folie humaine — et, de plus, la plus agréable promenade de Paris.

Le très vieux Marmier venait là tous les jours ; il achetait ; il causait, surtout, offrait des cigares, flânait, heureux de cette quotidienne habitude, tout à sa manie de considérer des dos de livres, l'œil un peu atone et sans espoir de trouver l'introuvable. En ces dernières années, il venait en voiture, descendait soutenu par sa gouvernante, ne feuilletant plus les bouquins que d'une seule main ; s'il y avait une trouvaille, on la portait dans la voiture, et le doyen des « bouquineurs » suivait, s'en allait dormir sur sa soporifique acquisition.

— Le dernier livre qu'il a acheté, me dit un bouquiniste, c'est moi qui le lui ai vendu : un livre de philosophie ; j'en ai oublié le titre. Ce fut sa dernière sortie, du moins, je ne l'ai pas revu.

Ces quais charmants sont la consolation ou l'amusement de beaucoup. On y rencontre M. Brunetière, mais qui semble y passer, comme dans la littérature contemporaine, sans voir et sans comprendre ; Richepin y vient assez souvent : il ne marchande guère, il surprend et on l'aime. Que d'autres qui m'échappent !

Le plus fort « bouquineur » connu est M. Omont, bibliothécaire du département des manuscrits, à la Nationale ; d'un coup d'œil, il a évalué le contenu d'une boîte ; aucune lettre d'or usé sur d'antédiluviens dos n'a de secrets pour lui ; il étonne par sa perspicacité ; les bouquinistes le considèrent comme un redoutable connaisseur.

Les quais ont leurs monomanes : celui qui collectionne tout ce qui concerne son pays natal, que cela seul intéresse et qui a réuni dans un grenier trente mille volumes qu'il lèguera à Pontarlier ou à Moulins — pour avoir un buste à la mairie ; celui qui, quoique riche, n'achète que les ordures, les volumes déreliés, les incomplets ; celui qui guette les rares ouvrages obscènes ; celui qui n'achète jamais ; celui qui marchande furieusement et finit par obtenir de prodigieux rabais ; celui qui achète — sans payer, ou qui fait sournoisement émigrer, avant de les acquérir, les volumes de quarante sous dans la boîte à quatre sous ; les ecclésiastiques et les institutrices et les candidates à quelque brevet en quête de classiques à bon marché ; le séminariste qui rougit, en lisant un titre anodin, tel que « Françoise les Bas-Bleus » ; le vicaire qui vient piper des pages de roman léger ; le curé archéologue qui manifeste un évident mépris pour les livres de théologie ou de liturgie : il n'y a pas souvenir sur le quai qu'on ait vendu de la théologie à un ecclésiastique.

On y voit encore le dragon farouche qui achète le Langage des fleurs, la cousette, qui se paie la Clef des songes, le sergent de ville qui se meuble en livres reliés — j'ai vu ça — sans s'inquiéter du texte, uniquement pour se faire proclamer sérieux par ses chefs. On y voit enfin, mais c'est plus rare, le patient fureteur, qui se fait à peu de frais une pittoresque bibliothèque.

Celui-là marchande aussi, mais, client, on le ménage. Hier, il a eu des aubaines : on était coulant, en l'honneur de feu Marmier.

REMY DE GOURMONT.