Comme beaucoup de poètes, comme, par exemple, François Villon, Baudelaire mena une assez triste vie de pose et de mensonge ; son génie étant insuffisant à lui procurer la gloire et la fortune, ni ses vers n'étant lus, ni sa prose estimée, il souhaite d'attirer quand même sur lui l'attention des sots et il se fabriqua, lui-même, une légende : passer pour un exquis criminel accompli, pour un sadique méconnu, pour un tortureur de femmes et un mangeur d'enfants. Voilà ce qu'il voulut et il n'y réussit que trop bien.

Dites tout haut dans un restaurant, surtout si vous avez des yeux pervers et des cheveux de coupe inusitée : « Cette cervelle est quasi aussi bonne que de la cervelle de petit enfant... moins fondante... moins parfumée... les cervelles de nouveau-né au cary, quel régal ! » Dites cela d'un air détaché, comme si vous compariez tout simplement le pâté de pieds d'éléphant au confit de bosse de bison — et il se trouvera bien deux ou trois naïfs pour confier dans la soirée à leurs amis : « Mon cher, j'ai dîné à côté d'un poète... il tenait des propos... quel monstre ! Je ne comprends pas qu'on laisse ces individus-là vaguer en liberté... J'en verrais guillotiner quelques-uns avec plaisir ! »

Quinze jours après, votre réputation est faite et votre meilleur camarade, consulté sur votre anthropo..., ou plutôt, paidophagie, répondra : « Eh ! il en est bien capable ! »

Donc, après s'être remémoré de telles anecdotes, M. Brunetière a conclu : Elever un monument à Baudelaire, ce serait immoral. Après celui-là, j'attendais le célèbre argument relatif à la dépopulation de la France qu'il est essentiellement anti-patriotique d'encourager : mais il n'est pas venu, à mon grand regret, car je détiens sur ce sujet quelques idées rares ou peu connues. Je les sortirai une autre fois.

En attendant, il y a une question Baudelaire.

Historique :

Une petite revue, mue par le désir, bien naturel, de faire parler d'elle, imagina d'ouvrir une souscription qui permit de surélever d'un buste funéraire (et même funèbre) le tombeau du poète des Fleurs du Mal. Les uns disent : oui, dans la presse ; les autres (c'est de M. Brunetière seul qu'il s'agit en ce pluriel) : non — ce qui n'a pas fait peur au timide argent, au contraire.

Or, de tous les arguments émis par les Uns, celui-ci m'a frappé : il m'a semblé plus monumental que tous les monuments, plus colossal que toutes les pyramides ; à savoir :

« Il faut que Baudelaire ait sa statue comme Béranger. »

Celle de Béranger, je la connais. Elle s'érige au populaire square du Temple et on lui attribue, d'après quelques mamans du quartier, une double utilité : la redingote en bronze du bonhomme cossu est une excellente et permanente réclame pour la maison de confection du même nom ; ensuite, ce Béranger chauve et malin est un croquemitaine tout indiqué, grâce auquel les mioches les plus insupportables deviennent sages comme des images :

« Si tu cries, ai-je une fois de mes propres oreilles entendu, si tu cries, le bonhomme te mettra dans sa poche, dans sa grande poche. »

Les mômes en ont grand'peur et les mères de familles sont reconnaissantes au Conseil municipal, qui allégea ainsi, par cet artistique rabat-joie, leur devoir maternel.

Je n'écrirai pas le nom du malheureux qui associa ainsi Baudelaire et Béranger. Il n'a pas honte de son opinion, puisqu'il l'a signée ; mais moi, j'ai presque honte de l'avoir transcrite et je n'aurai pas l'impudeur d'insister...

Comme Béranger ! — Voilà s'il en est temps encore, de quoi faire réfléchir certains membre du Comité, ceux qui ont accepté pour faire comme tout le monde, ceux qui savent que la vraie gloire est une fleur d'ombre, une fleur de sanctuaire, et qu'elle ne s'épanouit plus qu'en banalités lorsque son orgueilleuse beauté s'exhibe contrainte sous les yeux incompréhensifs des foules en bousculade. M. Brunetière a dit de Baudelaire qu'il était un poète de musée secret, de « cabinet réservé » ; ce n'est pas exact ; mais il n'est pas davantage un poète de grand soleil, un poète de « plein air ». Les idées ou les sensations qu'il exprime, en des vers d'une incomparable perfection plastique, les rêves qu'il dévoile, les formes qu'il évoque et dont il souligne, d'un doigt sarcastique, la morbide ou la violente nudité ; tout cela, idées, sensations, rêves, formes, se présente selon une originalité tellement spéciale qu'il faut vraiment pour les comprendre ou pour en jouir être doué d'une âme et d'une moelle baudelairiennes.

Je sais bien que Baudelaire lui-même a écrit : « Un livre qui n'est pas écrit pour tous est un sot livre », — ou quelque chose d'approchant. Mais combien étaient ces tous ? N'a-t-il pas écrit ailleurs, dans son étude sur Théophile Gautier : « La France n'est pas poète ; elle éprouve même, pour tout dire, une horreur congénitale de la poésie. » Et, un peu plus loin :

« Aimons donc nos poètes secrètement et en cachette. »

Voilà ce que je voulais dire, depuis le commencement de cet article, et voilà ce que Baudelaire dit pour moi.

Les poètes qui élèvent un monument à leur Poète me font l'effet de ces femmes enceintes qui se pavanent au bras de leur mari, leur coulent des regards tendres, semblent dire aux passants : « Voilà le chéri qui m'a fait un enfant ! C'est celui-là et pas un autre ! » En les poussant un peu, on obtiendrait des détails. La joie de produire les exciterait facilement à la plus comique des impudeurs.

Cette comparaison me paraît assez juste, car, en vérité, Baudelaire est le mâle qui a engrossé la Poésie actuelle ; c'est la semence des Fleurs du Mal qui a gravidé tous les ventres où il y a quelque chose dedans...

Après tout, ce monument sera... un monument de reconnaissance.

Qu'il soit au moins, ce marbre ou ce bronze, « une chose de beauté » ; qu'on nous épargne la muse qui élève vers le héros une branche de laurier à sauce ; qu'il soit symbolique, qu'il dise en hiéroglyphes tout ce qu'il faut dire pour être représentatif de Baudelaire.

Et enfin, puisque le secret d'Isis doit être divulgué, qu'il ne le soit pas à demi ; qu'il sonne aux échos comme un tonnerre.

La Poésie est une princesse qui vit en recluse dans un palais de songes ; vous la priez de se montrer : que ce soit en souveraine et faites-lui un impérial cortège.

REMY DE GOURMONT.