Axël va être représenté (ou récité, si l'on veut) par des acteurs fervents sur ce théâtre de la Gaîté où, jadis, Frédérick Lemaître interpréta Ruy Blas. Ce souvenir hantera peut-être M. Sarcey, dans quelques heures, car ce dangereux vieillard se plaît aux rapprochements baroques et aux comparaisons saugrenues ; mais il sera le seul, car les fidèles de Villiers, ceux qui empliront la salle et submergeront le dénigrement sous la houle de l'enthousiasme, seront tous jeunes en esprit et plus avides de sentir l'art d'aujourd'hui que d'expliquer celui d'hier.

Villiers de l'Isle-Adam est bien d'aujourd'hui, autant par son œuvre, que par l'influence de son œuvre ; il n'est guère d'écrivains ou même d'artistes de l'heure actuelle qui ne l'aient éprouvée, et avec joie. Il a rouvert les portes de l'au-delà, closes avec quel fracas, on s'en souvient, et par ces portes toute une génération s'est ruée vers l'infini. La hiérarchie ecclésiastique nombre parmi ses clercs, à côté des exorcistes, les portiers, ceux qui doivent ouvrir les portes du sanctuaire à toutes les bonnes volontés ; Villiers cumula pour nous ces deux fonctions : il fut l'exorciste du réel et le portier de l'idéal.

*
* *

Je connus Villiers à la Bibliothèque nationale, où j'étais alors attaché au service public. Il y venait peu car il lisait en son imagination plutôt que dans les livres ; mais, à ce moment-là, il désirait quelques notions précises sur la vie de Milton pour ses Filles de Milton, qu'il ne devait esquisser que plus tard et qu'il me fut donné de publier après sa mort. Assez impatient, il attendait les livres requis et personne ne compatissait à son impatience, car son nom ne donnait aux bibliothécaires que la vague impression de syllabes historiques. Je pus venir à son secours, mais trop tard ; les livres entrevus, il les fit conserver pour le lendemain : il ne revint qu'après trois mois.

Cette anecdote est peut-être caractéristique, au moins de sa manière de travailler. Il portait en sa tête des quantités infinies de projets ; il récitait des livres entiers dont pas une ligne n'était écrite et ces récitations étaient toujours diverses, et il passait d'un projet à l'autre avec une merveilleuse spontanéité. L'Eve future demeura des années sur le chantier : il en existe des fragments manuscrits dont on peut espacer la composition sur dix ou douze ans ; ce n'était qu'à force de réciter des bribes d'une œuvre, d'en noter des phrases, des courts chapitres, qu'il arrivait à voir clair, et encore, pour certaines œuvres, comme Axël, il demeura jusqu'au dernier moment, jusque sur son lit de mort, dans le doute, dans la douloureuse genèse d'un dénouement nouveau qui devait en modifier la signification.

Malgré une vie troublée et souvent jusqu'à l'angoisse, il travaillait courageusement, mais sa pensée l'emportait ; au lieu d'écrire le drame, il regardait se mouvoir les personnages et quand il revenait à lui, les scènes vues s'en allaient. C'est pourquoi il aimait à penser tout haut ; dites à mesure qu'il les voyait, les choses prenaient une extériorisation plus sensible et plus durable. Au reste, l'auditoire lui importait peu, pourvu qu'il eût un auditoire ; en cela, il était pareil au poète visionnaire Coleridge qui, pendant vingt ans, conférencia tous les soirs devant des amis, devant des inconnus et toujours avec une magnifique abondance et une stupéfiante profusion d'idées.

M. Ribot classe Coleridge parmi les malades de la volonté, parmi ceux que trouble l'abondance de leurs propres idées, qui n'osent ou ne savent faire un choix dans cette foule toujours grossissante, et qui réalisent peu en comparaison de ce qu'ils ont pensé. Ce sont des singuliers et bien précieux malades ! Mais, malade, lui aussi, comme Coleridge, Villiers réalisa des œuvres, sinon toute son œuvre rêvée, et, après tout, ce qu'il a écrit suffit à nous consoler de ce qu'il n'eut pas le temps d'écrire. Seul, d'ailleurs, un méthodique crétin pourrait se vanter, vers sa centième année, d'avoir réalisé tous ses projets ; un être vraiment fécond ne réalise jamais que la millième partie de son rêve. Il voit la pyramide à construire et il dresse à peine quelques pierres les unes sur les autres !

*
* *

Villiers fut un double esprit. Il y avait en lui deux écrivains essentiellement dissemblables : le romantique et l'ironiste. Le romantique naquit le premier et mourut le dernier : Elën et Morgane ; Akédysséril et Axël. Le Villiers ironiste, l'auteur des Contes cruels et de Tribulat Bonhomet est intermédiaire entre les deux phases romantiques ; l'Eve future représenterait comme un mélange de ces deux tendances si diverses, car ce livre d'une écrasante ironie est aussi un livre d'amour.

Axël fut l'œuvre de prédilection de Villiers et en même temps le tourment de ses dernières années. Imprimé d'abord, par morceaux, dans une petite revue (dont c'est là le principal titre de gloire), la Jeune France, Axël ne fut publié en volume que quatre ans plus tard, quelques mois après la mort du poète. L'ouvrage demeura véritablement quatre ans sous presse, soumis à d'incessantes et minuscules corrections qui n'en modifiaient pas sensiblement le texte primitif ; mais les dernières pages devaient être entièrement refaites et remplacées par un dénouement nouveau, purement chrétien. Un fragment de manuscrit retrouvé permet d'établir sûrement le sens de la conclusion dernière que l'auteur voulait imposer à ce poème. Il semble se joindre au passage où Sara dit que, par hasard, la rose fixée à son corsage s'est inclinée sur la croix de son poignard. Cependant, on peut supposer, et plus justement, que ce double signe, revenant sous ses yeux au moment même du suicide, retient la volonté d'Axël. Près d'abandonner à jamais la croix, il se rejette vers elle, comme vers une amante dont rien, pas même un orgueil infini, ne peut vaincre l'absence.

Voici ce fragment :

SARA

O vous, roses !

AXEL

O croix ! je ne puis te dire adieu ! Voici que je le sens bien : l'amour de toi seule fermente en mon sang. Celui qui fit de toi ce que tu es... m'attire ! Que serait un Dieu, – qui n'eût pas fait pour nous ce que sut accomplir le Fils de l'Homme ? – Et que serait alors ce prétendu Dieu devant cet Infini, – Jésus, l'éternel Mage ? Donc, c'est bien lui, Dieu le Verbe même, sinon personne. Et si le Fils de l'Homme s'est trompé, l'humanité n'est qu'un leurre ! Car il ne saurait avoir menti pour nous donner l'espérance.

... Il faut d'un cœur simple le recevoir, ce qui est le comprendre, et nul ne peut le comprendre que par l'amour...

Ensuite, jetés dans les coins du feuillet, ces deux mots : Munificence, magnificence, et cette phrase qui résume nettement le suprême état d'âme du grand poète : Ce qui est, c'est croire.

L'Axël, que l'on entendra lundi, ne laissera pas l'impression que Villiers aurait voulu donner ; mais il était impossible et il eût été absurdement sacrilège même d'incorporer au dénouement un fragment qui n'est qu'une indication. Cependant, il est bon et juste que l'on connaisse l'intention dernière de l'auteur, et c'est pourquoi j'ai transcrit ici ce passage caractéristique.

*

* *

Quant à cette question de savoir si l'on devait jouer Axël, si l'on pouvait y faire des coupures, M. Mallarmé y a répondu hier, ici même. Je n'ai pas été plus que lui (ni plus que M. Darzens, mis aussi en cause, paraît-il) mêlé directement aux préparatifs qui vont aboutir ; mais je puis répéter pour un plus large public ce que j'ai dit dans l'avant-dernier Mercure de France : Sans prendre la responsabilité des coupures qui ont été faites, je reconnais qu'elles ont été pratiquées avec soin et avec intelligence. Elles étaient nécessaires ; Villiers, qui eût aimé à voir jouer Axël (je le tiens de lui-même), se serait naturellement résigné à des amputations. On abrège bien Faust en Allemagne. Qu'importe, puisque, comme le dit M. Mallarmé, le livre est là, où tous peuvent recourir ! Ce qui nous intéresse, c'est la gloire de Villiers de l'Isle-Adam, et une représentation d'Axël ne peut que l'affermir encore.

REMY DE GOURMONT.

Note des Amateurs : Remy de Gourmont empruntera à cet article pour rédiger le masque de Villiers et « Un carnet de notes sur Villiers de l'Isle-Adam... ». Consulter Villiers vu par RG.