Ayons le courage de le dire et même de le crier, sans nous émouvoir d'une phalange de dévots obstinés — et de le crier en termes aussi clairs que vulgaires : M. Tolstoï est devenu le plus sinistre raseur moralisant et le prédicant le plus insupportable que la terre ait produit depuis Jean-Jacques Rousseau (de Genève).

Entre les deux, pourtant, je vois une différence énorme : le Genevois est resté jusqu'à à la fin un grand écrivain au style parfois tumultueux, parfois pur, toujours original, et quand il rédigeait pour d'Alembert sa fameuse Lettre sur les spectacles, il avait soin qu'elle fût un chef-d'œuvre d'art, de sorte qu'en proscrivant les plaisirs il faisait encore plaisir..

Il nous est difficile de juger du style de M. Tolstoï, mais si médiocres que soient les plumitifs qui ont mis ses dernières œuvres en langue française, il est à croire que si ce faux moujik avait gardé quelque talent, il en serait tout de même demeuré trace dans les versions qu'on nous donne et que nous eûmes le snobisme de lire. Pour ma part, je ne pardonnerai jamais ni à M. Tolstoï, ni à son traducteur, la platitude de la Sonate à Kreuzer. Cette lecture ne devrait être infligée qu'aux damnés : elle serait un châtiment trop fort, et indigne de la justice et, pour les prédestinés du Purgatoire ; quant à nous autres vivants, malgré nos crimes, nous réclamons d'être traités avec moins de cruauté et qu'on nous épargne des vomitifs aussi écœurants.

On dit qu'il y a des gens tels que M. de Voguë et M. Henry Bérenger qui ont l'âme assez bien trempée pour feuilleter de tels opuscules sans s'évanouir, et on rapporte même qu'ils les lisent jusqu'au bout, mot par mot, sans ressentir le moindre malaise. Ceux-là sont forts et les peuples leur appartiendront, quand ils voudront bien leur lever impérativement leur index. Il est vrai qu'ils sont tous les deux membres de la Ligue contre la licence des rues, ce qui explique bien des immunités.

À cette ligue M. Tolstoï doit être affilié, mais j'ai eu beau compulser la longue liste des adhérents, je n'ai pu trouver son nom. Un autre, en revanche, m'a frappé les yeux, celui de M. Homais, président du comité de Rouen.

Je n'insiste pas ; il s'agit d'expliquer le tolstoïsme.

D'une façon générale, cette doctrine, ou plutôt cette religion, est une sorte de christianisme humanitaire mâtiné de socialisme et de fouriérisme, tel qu'il fleurissait en France vers 1848. On se figure que les livres de Tolstoï, qui nous parviennent, ont été écrits récemment ; beaucoup, au contraire, sont assez vieux et les premiers, les plus curieux, les autobiographies, remontent à 1852. L'Europe, à ce moment, sortait à peine de la crise sentimentale ; elle venait, pendant plusieurs années, de rêver de bonheur et de fraternité ; on prêchait l'union des classes et l'union des peuples : des ouvriers, en pleurant, embrassaient le curé qui jetait son eau bénite (et un mauvais sort avec) sur l'arbre de la Liberté. Partout régnait une considérable mais attendrissante niaiserie. Nul doute que cet universel état d'esprit n'ait influé sur l'âme de Tolstoï, et que nos pseudo-réformateurs français n'aient été les inspirateurs de sa foi nouvelle. N'est-ce pas à Fourier qu'il a emprunté sa théorie du travail agréable !

Mais les idées de Tolstoï qui ont fait connaître son nom sont plus récentes ; elles sont exposées dans cette mémorable Sonate et dans divers commentaires à cette œuvre, publiés en des revues anglaises. Où un article portant ce titre : Marchez pendant que avez la lumière aurait-il été accueilli, si ce n'est dans une revue anglaise ?

Les dernières idées de Tolstoï touchent principalement à l'amour et elles sont comme le résumé et la conclusion des théories sociales ou religieuses qu'il avait exposées antérieurement ; M. Félix Schrœder dans un petit volume qui vient de paraître, nous a démontré cela avec beaucoup de perspicacité, mais sans passion, car c'est, m'a-t-il semblé, un tolstoïste aussi sceptique que respectueux.

Voici donc la grande découverte morale de Tolstoï : la loi de l'homme, l'amour, est une aspiration au bien des autres ; mais il faut que cette aspiration altruiste soit constante et universelle ; il faut aimer non un seul être, mais tous les êtres ; l'amour particulier est un vol fait à l'amour universel. Cette théorie est déjà esquissée dans la Guerre et la Paix ; elle aboutit assez franchement à l'ascétisme.

C'est faire un bien grand détour pour revenir à la doctrine de saint Paul et des premiers moralistes chrétiens, et c'est aussi une grande naïveté que de s'imaginer que l'on va captiver les hommes, et surtout les femmes, avec de pareilles formulettes. On peut, le christianisme primitif l'a prouvé, diriger l'idéal humain vers le renoncement, mais on ne pourra jamais l'orienter dans cette voie douloureuse au nom d'entités aussi ridiculement vagues que l'amour universel.

Cela est absurde. Amour universel, mot vif, parole vaine ! L'amour est particulier ; il n'y a pas d'amour sans objet, — et aimer tout et tous, c'est n'aimer rien ni personne. Un tel sentiment, s'il était possible, se confondrait absolument, par l'identité des contraires, avec le pur et simple égoïsme.

Qu'il doit y avoir peu de tolstoïsantes ! La femme est, en effet, absolument incapable, non seulement de ressentir, mais même de concevoir un amour qui ne soit pas rigoureusement déterminé, et l'amour divin n'est encore pour elle que l'amour d'un homme divin ; en conseillant l'ascétisme à quelques privilégiées, les moralistes mystiques ont fort bien vu ces tendances du cœur féminin et ils ont permis aux religieuses un amour direct et personnel, avec tout son vocabulaire passionné, tous ses gestes sentimentaux, ses contemplations devant l'être adoré, ses jouissances — et les plus aiguës, celles de l'imagination pérexcitée, — et même la jalousie !

Ce qu'il y a de singulier et d'un peu monstrueux, c'est que l'ascétisme vanté par Tolstoï est un ascétisme conjugal. Il conseille le mariage, mais considère comme des péchés les rapports conjugaux : le mari et la femme doivent, selon lui, se borner à se regarder dans les yeux en songeant à l'humanité souffrante.

Nous voici au grotesque et tout près de la folie. Quel dommage qu'au lieu de toutes ces divagations, l'auteur d'Anna Karénine n'ait pas continué la série de ses premiers romans, de ceux où il y a des pages d'une si haute humanité ! Sans doute, le tolstoïsme n'existerait pas, mais Tolstoï, lui, existerait encore, tandis qu'il est mort, accablé de ridicule et après nous avoir, nous autres, pauvres innocents, accablés d'ennui.

REMY DE GOURMONT.