Extravagantes amours : Lesage.
Rémy de Gourmont : La tradition et autres choses.
Georges Le Cardonnel : « La révolte des anges ».
Pierre Lièvre : Monsieur Lavedan, rhétoricien.
Ernest Tisserand : Mon Pays.
Michel Puy : Projet d'exposition permanente.
Pierre Laprade : Bonnard.
Jethro Bithell : Simples notes : G.-B. Shaw pour nous autres Anglais.

CHRONIQUES

Chronique du XVIIIe siècle, par Jacques Morland. — La Boxe et les Sports : Choppy Walburton, par Tristan Bernard. — Beaux-Arts : Diverses expositions, par Michel Puy. — La Curiosité, par le Priseur. — Livres, par Eugène Montfort, Pierre Lièvre, Marcel Coulon, Marcel Martinet. — Revues, par Philoxène Bisson. — Marges : Procédés fâcheux. M. Baumann.

Dessins de Gauguin et de Bonnard.


LA TRADITION ET AUTRES CHOSES

Bouvard penchait vers le neptunisme :
Pécuchet, au contraire, était plutonien.

FLAUBERT.

Il ne faut pas trop vanter la tradition. Ce n'est pas un grand mérite de mettre ses pas exactement dans les traces qui nous indiquent le chemin, c'est une tendance naturelle. S'il n'est pas très mauvais d'y céder, il est meilleur de tenter pour son usage un sentier nouveau. Nécessairement, il se confondra çà et là avec l'ancien. On s'y résignera, mais sans fierté. Le geste est moins méritoire qu'il n'est invincible.

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La tradition est une grande force contre l'originalité des écrivains. C'est la raison pourquoi le présent ressemble si fort au passé immédiat qui ressemblait au passé précédent. Cette sujétion, toujours très lourde, même aux époques d'apparente innovation littéraire, tend à devenir un vrai carcan, quand s'impose par hasard la mode de lui obéir. Cela donne le dix-huitième siècle littéraire, cela donne la littérature du premier empire.

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Il y a la tradition continue et la tradition renouée. Il ne faut pas les confondre. Le seizième siècle croyait renouer la chaîne avec l'antiquité. Le romantisme crut qu'il se rattachait au moyen âge. Ces traditions discontinues sont d'autant plus fécondes que la période avec laquelle on veut renouer est plus éloignée ou plus inconnue.

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Il semble donc que le moment serait aujourd'hui propice pour renouer, par exemple, avec le dix-septième siècle. C'est une illusion. Le dix-septième siècle, avec son air lointain, est infiniment près de nous. Il a servi à faire notre éducation. II est connu même de ceux qui ne l'ont pas fréquenté. C'est un air que l'on respire encore. Ce que l'on en tirera sentira le pastiche.

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Le dix-septième siècle est relativement à la renaissance dans la position où nous sommes vis-à-vis du romantisme : il ne la continue pas, il y a eu des coupures, il y a eu des dégoûts, il la reprend bien, mais avec inconscience, avec méconnaissance. Pour nous, ne nous semble-t-il pas que le romantisme n'a rien compris à son œuvre propre ? Nous avons essayé de la refaire avec une inconscience comparable à celle du dix-septième siècle. Les romans de George Sand et d'Alexandre Dumas nous semblent d'une rare absurdité, nous les nions, mais nous les refaisons. Nous sommes aussi incapables de refaire ceux de Balzac et de Stendhal, que nous admirons, que le dix-septième siècle le fut de refaire Montaigne ou Rabelais.

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Vous faites remonter au dix-septième siècle la tradition littéraire. Pourquoi donc, est-ce par ignorance du passé ? Ne savez-vous pas que nos grands siècles littéraires furent le XIIIe et le XIIe ou même que de bons juges ne donneraient pas la Vie de Saint-Alexis pour une tragédie de Racine ? Allez, votre tradition sent les cuistres qui vous l'ont mise dans la tête.

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J'aime tant le dix-septième siècle que ses admirateurs forcenés ne réussiront jamais à m'en dégoûter. Mais si j'avais à choisir un livre unique, c'est au dix-neuvième siècle que je le prendrais.

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La tradition, je la trouve partout. Tout le passé peut être matière à tradition. Pourquoi ceci et non cela ? Pourquoi le mysticisme laborieux de Bossuet et non l'ironie spontanée de Voltaire ?

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La tradition est une longue chaîne aux anneaux alternés d'or et de plomb. Vous n'acceptez pas toute la tradition ? La tradition est donc un choix et non un fait. Considérée comme fait, ce n'est qu'un amas de tendances contradictoires.

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Dès que l'on choisit, on fait un acte de critique arbitraire.

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Les vrais maîtres de la tradition sont ceux qui, comme Sainte-Beuve, n'ont rien méprisé, ont voulu tout comprendre.

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Croyez-vous que celui qui ne remonte pas plus haut que Flaubert et Baudelaire, ne possède pas une bonne tradition littéraire ? Je connais de tels hommes ou femmes et qui m'étonnent par la délicatesse de leur goût.

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La tradition, ce n'est parfois qu'une bibliographie, quelquefois une bibliothèque. Brunetière était une bibliographie, Sainte-Beuve était une bibliothèque.

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Le meilleur écrivain français du seizième siècle, c'est Hélisenne de Crenne, me disait une femme, qui avait l'érudition un peu féministe et qui, de plus était bibliophile.

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Les gens qui m'ont dit : « Vous êtes de la tradition de Montaigne », m'ont bien amusé, car je ne suis pas un grand lecteur des Essais, ce dont j'ai presque honte. La plupart des découvertes des professeurs sur la formation et la tradition des esprits sont de cette force. L'homme de la tradition ne peut voir en deux esprits des tendances analogues sans croire que le dernier venu est un imitateur du second. Habitudes d'école.

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Ma tradition n'est pas seulement française, elle est européenne. Je ne puis renier Shakespeare ni Dante ni Byron, qui m'apprirent ce qu'était la poésie, ni Gœthe qui enchanta ma raison, ni Schopenhauer qui fit mon éducation philosophique ; je ne puis renier Nietzsche qui donna un principe à mes répugnances contre la morale spiritualiste ; je ne puis renier Swift ni Cervantès. Et pourtant les deux premiers livres qui avaient ouvert le monde à mon âme d'écolier avaient été l'Amour de Stendhal et Madame Bovary, de Flaubert, trouvés à la maison, dans un placard !

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Un curé, qui m'apprenait le latin, pendant la guerre, que les lycées étaient fermés, me révéla Molière. J'en ai gardé aux curés de la reconnaissance. Le reste des classiques fut pour moi matière à devoirs et à pensums. Je ne les ai lus que beaucoup plus tard. Telle est ma tradition.

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Ce qui me frappe surtout dans la jeunesse d'aujourd'hui, c'est la docilité. Elle n'apprend que ce qu'on lui enseigne. De mon temps, le professeur était sans autorité. On lui reconnaissait la mission de préparer au baccalauréat.

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En seconde, je fis ma rhétorique (vieux style) ; en rhétorique, ma philosophie ; en philosophie, des vers. J'étais interne.

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Ma connaissance de la littérature française fut tardive. J'aimai d'abord les étrangers. A trente ans j'ignorais encore le dix-septième siècle, dont l'odeur de pupitre me poursuivit longtemps, jusqu'au jour où je touchai les éditions anciennes.

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Cette tournure de mon esprit, méfiance de la chose enseignée, a fait que j'ai toujours été en retard sur certains points, en avance sur beaucoup d'autres.

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Je n'ai jamais goûté que ce qui ne s'enseigne pas. C'est ce qui me lança dans la littérature latine du moyen âge.

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Je n'ai jamais mis les pieds à la Sorbonne que pour y aller regarder de la peinture, Puvis de Chavannes, et la dernière fois, les fresques de Mlle Dufau. On voit à quel point les discussions sur l'enseignement de la Sorbonne ont pu me passionner.

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Quand je vois une main peinte sur un mur, indiquant une direction, je regarde instinctivement du côté opposé. Dans la rue, je remonte toujours les courants de la foule, je vais où personne ne va. La voix qui crie : Suivez le monde ! me fait peur.

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J'ai très souvent lutté contre mes tendances naturelles, vanté un état qui m'était inaccessible, et plusieurs de mes écrits ne sont que des protestations contre moi-même.

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Il y a longtemps que je n'ai plus d'opinions agressives pour rien, mais il s'est formé en moi, avec les débris de mes convictions d'antan, des principes intérieurs avec quoi je juge même les choses sur lesquelles je me tais.

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Ils sont néo-classiques, c'est-à-dire qu'ils voudraient être classiques du premier coup, sans passer par le laminoir ! Ronsard a mis trois cent cinquante ans à devenir classique et la Chanson de Roland plus de huit cents ans.

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On est toujours tenté d'imiter qui l'on aime, quand on n'aime pas assez. Pousser l'amour jusqu'à l'admiration : l'admiration décourage.

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Les vrais « classiques » du dix-septième siècle, alors les modèles de tous les gens de goût, sont aujourd'hui bien oubliés. C'étaient les Patru, les Balzac, les d'Ablancourt. Boileau, de son temps, est un casseur d'assiettes.

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Le châtiment de la race du professeur, c'est qu'elle est éternellement destinée à mépriser La Fontaine vivant et à le vénérer, mort.

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La vraie tradition d'un esprit français est la liberté de l'esprit. Discuter à nouveau toutes les questions, n'en admettre aucune telle que résolue a priori, ne se rendre qu'aux meilleures raisons et considérer comme les meilleures celles qui contiennent un principe d'indépendance. Se souvenir qu'il n'est pas de tradition qui vaille contre la tradition de la liberté. Etre soi, regarder de travers ceux qui vous parlent au nom d'un dogme, mais ne pas être dupe de soi-même et ne pas vouloir imposer à autrui une liberté dont la constitution de leur cerveau les rend incapables.

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Préférences ! Voilà un joli mot à employer en matière de goûts littéraires et même philosophiques. Il ne contient aucune négation, aucun dogmatisme.

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Il faut pourtant quelques négations ; il faut aussi un peu de dogmatisme. Niez hardiment ce qui choque votre goût. Affirmez ce que vous aimez. Vous êtes, donc vous êtes aussi une tradition.

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Et vous êtes plus complexe que vous ne croyez. Si religieux que vous ayez l'esprit, soyez sûr qu'il est un peu voltairien aussi. Si positif que vous le jugiez, il contient tant de mysticisme que vous en seriez effrayé si vous pouviez voir tout à fait clair. Vos admirations vont aux grands classiques, mais si vous étiez tout à fait sincère, vous devriez avouer que rien ne vous a ému autant que les belles œuvres romantiques.

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Au fond, tout est vain en littérature, hormis le plaisir littéraire, mais le plaisir littéraire dépend de la qualité de la sensibilité. Toutes les discussions viennent mourir contre ce mur qui est la sensibilité personnelle et qui, chair du côté intérieur, est un vrai mur de pierre du côté extérieur. Il y a un moyen de le tourner, mais vous ne connaissez pas le secret.

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Nous avions mis l'art au-dessus de tout et il faut qu'il y reste, malgré ceux qui voudraient le remplacer par des opinions. Je mets dans mon sac Candide et René. Emportez dans le vôtre la blague de Voltaire et la foi de Chateaubriand : je n'en ai que faire.

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La tradition française est si vaste, si contradictoire, qu'elle se prête à tous les goûts. Un poète bien connu ne m'a-t-il pas dit que son maître était Dorat ? Pourquoi pas ? Si je connaissais Dorat, je l'aimerais peut-être.

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Qu'il est lourd, le fardeau d'une tradition littéraire qui va (ne remontons pas au-delà du XVe siècle) d'Eustache Deschamps à Verlaine à travers Villon, Rabelais, Ronsard, Montaigne, Malherbe, Corneille, Bossuet, Voltaire, Rousseau, Chateaubriand, Hugo, Sainte-Beuve, Flaubert, et tant d'autres ? C'est un chaos, une fondrière dans la forêt. On ne voit plus le ciel. Etêtez ! Etêtez !

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Ils ont pris d'avance tous mes mots, toutes mes phrases, toutes mes idées. Oh ! ces ancêtres obligatoires ! Ils me ligotent. Ils m'étouffent. Non, loin de resserrer les liens de la tradition, il faut au contraire donner du relâche aux cerveaux qu'elle étreint. Ecarte les branches, arbre géant,

Flecte ramos, arbor alta.

Ce qu'il nous faut, c'est moins des modèles que la lumière ingénue de la vie, que tu nous caches.

RÉMY DE GOURMONT.

pp. 10-19