Revue de la Quinzaine : Remy de Gourmont : Epilogues : Dialogues des Amateurs : XLIX . — Les Figures, 294. — Rachilde : Les Romans, 296. — Jean de Gourmont : Littérature, 300. — Edmond Barthèlemy : Histoire, 304. — Intérim : Les Revues, 324. — R. de Bury : Les journaux, 332. Maurice Boissard : Les Théâtres, 335.Jean Marnold : Musique, 341.Charles Morice : Art moderne, 345. — Henry-D. Davray : Lettres anglaises, 354.Mercure : Publications récentes, 368. — Echos, 369. [incomplet : en cours d'entoilage]


ÉCHOS

Société anonyme du Mercure de France : Assemblée générale ordinaire annuelle. — Mort de Charles van Lerberghe. — Mort d'Alfred Jarry. — Sépulture Alfred Jarry. — Folklore savoyard et genevois. — Une lettre de M. Emile Bernard. — Une lettre de M. Octave Maus. — La Censure en Angleterre. — Art et Alcool. — Conférences françaises à Strasbourg. — L'Exposition des XXX. — Publications du Mercure de France. — « Dites » et « ne dites pas ». — Le Sottisier universel.

Mort d'Alfred Jarry. — Alfred Jarry aimait à rappeler qu'il était venu au monde le jour de la Nativité de la Vierge, le 8 septembre 1873 ; il est mort le jour de la Toussaint, avec une grande précision, dirait-il lui-même. C'est une des plus singulières figures de la jeune génération, et l'être le plus contradictoire qui soit. Très intelligent et d'une inclairvoyance rare ; original assurément, et assimilateur jusqu'à la singerie ; nul plus que ce chercheur d'absolu ne fut à la merci du contingent ; extraordinairement compréhensif, il ignora la vie comme personne ; délicat souvent, discret, plein de tact en mainte circonstance, il aimait à prendre des attitudes cyniques. Il était doué d'ingéniosité plus que d'imagination, et de son esprit géométrique et à déclenchements automatiques surgissait dix fois la même idée sous différents aspects. Volontaire, tenace, hâbleur un peu, il s'illusionnait facilement et toujours dans le sens de l'optimisme — d'où quelques bonnes sottises qui lui furent préjudiciables. Ses désirs furent des impulsions d'enfant : un livre en caractères alors rares en France, un canot, une cabane au bord de la Seine : il les réalisa immédiatement — incontinent eût-il dit — sans souci des possibilités, envers lui-même et contre tous. Il fut charmant, insupportable et sympathique.

Il avait fait de bonnes études et savait bien ce qu'il avait appris. Il collabora à diverses revues : l'Art littéraire, le Mercure de France, la Revue blanche, le Canard Sauvage, etc. ; il donna aussi quelques articles au Figaro. La plus connue de ses oeuvres, Ubu Roi, fut écrite au collège, en collaboration avec deux camarades. Ubu Roi, d'abord joué en famille, au Théâtre des Phynances, fut représenté au Théâtre de l'œuvre, où l'excellent Gémier tint le rôle du père Ubu, Louise France celui de la mère Ubu, et au Théâtre des Pantins, de Claude Terrasse. Puis vinrent les Minutes de sable mémorial et César Antéchrist, deux petits livres assez rares, ornés de bois gravés par Jarry lui-même. Enfin les Jours et les Nuits, roman d'un déserteur ; l'Amour en visites ; Messaline, roman de l'ancienne Rome ; le Surmâle; le Moutardier du Pape. Le manuscrit d'un roman, l'Amour absolu, fut tiré à quelques exemplaires (en autographie) ; un Ubu enchaîné a été joint à Ubu Roi. Une des œuvres les plus curieuses d'Alfred Jarry, et dont le Mercure de France a publié quelques chapitres, n'a jamais paru en librairie : Gestes et Opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien. J'en ai le texte complet. M. Louis Lormel en possède un second manuscrit, qui porte à la fin cette mention : « Ce livre paraîtra quand l'auteur sera en âge de le comprendre ». (Je ne garantis pas l'exactitude des mots, mais seulement le sens de la phrase.) Alfred Jarry avait publié un Almanach du Père Ubu et trois numéros d'une revue d'estampes : Perhinderion. Il laisse le manuscrit d'un roman : La Dragonne ; le texte très abondant des Spéculations, qu'il projetait de publier sous le titre : la Chandelle verte, lumières sur les choses de ce temps ; un opéra : Pantagruel, en collaboration avec Eugène Demolder et dont la musique est de Claude Terrasse ; la traduction, en collaboration avec le docteur Saltas, d'un roman moderne grec : la Papesse Jeanne, qui paraîtra très prochainement à la librairie Eugène Fasquelle.

On a l'impression qu'avec tous ses dons Alfred Jarry pouvait laisser une œuvre plus significative ; mais il lui eût fallu se discipliner au lieu de se disperser, et, discipliné, Alfred Jarry n'eût plus été le père Ubu — notre père Ubu, dont, quelques-uns, nous garderons un souvenir ému et apitoyé.

Les obsèques ont eu lieu le dimanche 3 novembre, et c'est par un nombreux cortège d'amis qu'Alfred Jarry fut conduit au cimetière de Bagneux.

— A. V.

§

Sépulture Alfred Jarry. — Un groupe d'amis d'Alfred Jarry avait décidé de pourvoir aux frais d'inhumation, sans aucune publicité. Mais, devant l'affluence des personnes venues aux obsèques, ils ont pensé que d'autres amis du défunt désireraient participer à ces frais, II reste d'ailleurs à marquer la tombe d'un signe indiquant qui dort là, et à la préserver du pied des passants par un entourage.

Nous ouvrons donc aujourd'hui une souscription, qui sera clôturée le 5 décembre, et dans notre numéro du 16 décembre nous donnerons la liste des souscripteurs et les indications sur l'emplacement de la sépulture. Nous notons dès maintenant les souscriptions suivantes :

M. Octave Mirbeau 20 »

M. Claude Terrasse 20 »

M. Alexandre Natanson 20 »

M. Alfred Vallette 20 »

Mme Rachilde 20 »

M. le docteur Saltas 20 »

M.Gaston Danville 20 »

M. Félix Fenéon 20 »

M. A.-Ferdinand Herold 20 »

M. Pierre Quillard 20 »

M. Eugène Demolder 20 »

M. Vuillard 20 »

M. P. Bonnard 20 »

M. Franc-Nohain 20 »

M. Louis Dumur 20 »

M. Thadée Natanson 20 »

M. Alfred Natanson 20

M. Gémier ; 20 »

Mère Ubu (feue Mme Louise France.
Souscription communiquée par M. Gémier). 20 »

M. Léon-Paul Fargue 20 »

Total... 4oo

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Art et alcool. — Une exposition circulante de guerre à l'alcoolisme est actuellement ouverte à Munich, avec une section consacrée aux rapports de l'art avec l'alcoolisme (sic). En effet on y a groupé une série probante, paraît-il, de photographies d'œuvres d'art montrant les ravages de l'alcool. Il nous a paru curieux de dresser la liste des tableaux élus fort empiriquement, semble-t-il, à cette fin édifiante. Je remarque tout d'abord qu'il ne s'y trouve aucune ivresse de Noé, le caractère fortuit de l'aventure faisant sans doute bénéficier la candide victime de cette immunité. Mais voici Loth et ses filles, de David Teniers, qui semble un argument contre le vin aussi péremptoire que la Tentation de Johannes Verkolje. Teniers figure du reste en personne parmi ces étranges documents, avec le portrait de Dresde où il s'est représenté à l'auberge, buvant, attablé à un tonneau, comme cela se pratique encore aujourd'hui en Bavière dans la cour de certaines brasseries, dont la Royale. Il y va encore de sa Kermesse d'Halsmond, du Rijks d'Amsterdam, et même de la belle dame aux nobles atours, qui offre le verre de vin au saint Antoine de la Tentation à Dresde. N'est-il pas très moral au surplus qu'il ait montré les débauches de l'enfant prodigue cumulant le goût de la table, des femmes, du vin et des bêtes curieuses ? Jean Steen est sérieusement pris à partie pour avoir compromis le Christ dans ses Noces de Cana enguirlandées, où le populaire a l'audace de trop se délecter au vin miraculeux. En revanche dans ses Suites de l'ivresse, du Rijks, il a exprimé le blâme tacite du chat lustré et propret qui ne comprend rien à l'intempérance des hôtes de céans. Adrian Brouwer, avec ses paysans braillards et son Buveur, de l'Ermitage, ne saurait manquer à la fête réprouvée. Mais voici deux géants qui risquent bien d'en discréditer l'enseignement : Rubens et Van Dyck ; que viennent-il faire dans cette galerie ? Passe encore de montrer l'ilote ivre, mais que voici donc de divines ivresses et quels cortèges d'une dangereuse séduction dionysiaque ! On pense à des symphonies de Malher ! Le superbe Uebermensch que l'Hercule ivre du maître d'Anvers à Dresde ! Quant aux Bacchus adipeux et fléchissant des Bacchanales, des Offices et de Berlin, avec ces polissons d'angelots ventrus qui pissent dans les coins, et à ce Silène triomphal, de la National Gallery, je crains que la verve, l'entrain, et la joie de ces gaillards ne soient plutôt contagieux. Un spectacle honteux ces chaudes liesses païennes, en belle santé et en belle humeur ? Allons donc ! La morale y perd d'autant plus son latin qu'elle est représentée tout à côté par la singulière et sèche Tempérance, versant le maigre filet de sa carafe d'eau claire, de Piero del Pollaiolo, à Florence. Quant à Van Dyck, l'aristocratique personnage nous semble un peu libertin dans son sans-gêne. Le sérieux de ses intentions, moralisantes serait-il vraiment démontré du fait que, à la Galerie de Dresde, il se soit avisé de donner pour acolytes à son Silène titubant les mêmes pieux disciples apitoyés qu'aux Christs de ses Descentes de Croix ou de ses Ensevelissements ? Du diable si je comprends que puissent inspirer la moindre répulsion la chaste nudité et la noblesse du Bacchus et Midas de Poussin, à la Pinacothèque, d'un tel contraste avec les orgies flamandes, ou la superbe Bacchanale de la National Gallery chaste comme le premier mouvement de la VIIe symphonie de Beethoven ! Pour ce qui est du Silène cueillant la grappe, d'Annibal Carrache, à la même galerie, n'est-ce pas une fantaisie décorative d'un goût symétrique et plein de mesure, d'un charme tout pompéien, qui donne avant tout une leçon de clarté et d'ordre.

Sommes-nous au bout ?.. Mon Dieu, oui... Mais maintenant, ce qu'il ferait beau savoir, ce sont les raisons déterminantes de ce choix aussi restreint que spécieux. Pourquoi pas, par exemple, los Borrachos ; seraient-ils trop sages ? Et surtout pourquoi pas telles œuvres modernes bien plus impressionnantes, bien plus directement tendancieuses : sinon l'homme au bon bock, du moins, le Retour de la conférence ; la Bacchanale de M. Schmoll von Eisenwerth ou la Taverne romaine de Bœcklin, du moins le Buveur d'absinthe de M. Gustave Jeanneret ?

Nous croyons que la seule leçon vraiment probante à tirer de cette étrange exposition est une fois de plus celle de l'amoralité parfaite, naturelle et nécessaire de l'œuvre d'art. Qui voudra magnifier et célébrer n'importe quelle passion ou même quel vice trouvera dans le répertoire des chefs-d'œuvre autant de prétextes, sinon plus, qu'il n'en est ici de rendre odieuse l'ivrognerie. Et même telles œuvres comme les Bacchanales de Rubens où celles de M. Franz Stuct pourraient servir à la fois aux deux fins contraires... Alors ?

Il en va autrement de la caricature. Les dessinateurs de Simplicissimus ont un peu mieux voix au chapitre. Ils sont là au grand complet. La vieille chiffonnière sordide qui dans les dépotoirs de Munich trouve une bouteille de Champagne encore à moitié pleine, nous dira mieux le mot de la fin parle griffonnage d'un de ces messieurs que la jeune fille subornée de Johannes Verkolje : « Tiens ! je connais cette marque... C'est celle du soir où j'ai perdu mon innocence ! »