Louis Dumur : Remy de Gourmont, 401
X : Les Obsèques, les Discours, 415
Henry-D. Davray : Les Origines et les Débuts de Lloyd George, 426
François Mauriac : Les Morts du printemps, poème, 442
André Spire : La Question juive et la Guerre, 447
Paul Louis : La Diplomatie belge et la Crise européenne, 460
Emile Zavie : Prisonniers de Guerre (III-IV), 476

REVUE DU MOIS

Edmond Barthélemy : Histoire, 501
Georges Bohn : Le Mouvement scientifique, 505
Carl Siger : Questions coloniales, 509
Charles-Henri Hirsch : Les Revues, 514
R. De Bury : Les Journaux, 520
Maurice Boissard : Théâtre, 527
Jean Marnold : Musique, 530
Henri Albert : Lettres allemandes, 535
Divers : Ouvrages sur la guerre actuelle, 540
Divers : A l' Etranger : Allemagne, Balkans, Italie, Suisse, 557
Charles Morice : Variétés : Renan et l'Allemagne, 575
Guillaume Apollinaire : La Vie anecdotique, 578
Mercure : Publications récentes, 583

Echos, 584


LES OBSÈQUES. LES DISCOURS

C'est dans une affliction profonde que nous avons conduit au cimetière notre ami Remy de Gourmont, qui a tenu dans cette maison du Mercure de France, dont il fut l'un des fondateurs, une si grande place. On ne saura que plus tard comment et combien il fut l'homme même de notre pacte initial, lorsque, il y a vingt-six ans, nous sommes partis presque « en jouant » pour l'aventure qui devait durer toute notre vie. On lira d'autre part un abrégé de son existence quasi recluse et si laborieuse.

Les obsèques de Remy de Gourmont furent célébrées le premier octobre, à dix heures et demie, à l'église Saint-Thomas d'Aquin. Le deuil était conduit par ses trois frères. Malgré l'absence nécessaire de tant d'amis mobilisés ou retenus au loin par les événements, une nombreuse assistance était réunie autour du cercueil paré de fleurs et notamment des couronnes de la France, de la Dépêche de Toulouse, de la Nacion de Buenos-Ayres, de la Société des Gens de Lettres, des Amis du Livre. Nous y avons remarqué MM. J.-H. Rosny aîné, Ernest Monis, Henri de Régnier, le vice-amiral Philibert, Pierre Mille, Augis, représentant le ministre de l'Instruction publique, Albert Métin, Gustave Kahn, Georges Lecomte, Paul Adam, Jean Marnold, André Fontainas, Maurice Ajam, Henri Albert, Francis de Miomandre, André Rouveyre, Alfred Vallette, Adolphe Paupe, Paul Léautaud, le docteur Maurice Letulle, Henry de Groux, MMmes Rosita Matza, la baronne A. de Brimont, Louise Faure-Favier ; MM. et MMmes Ad. van Bever, Fernand Mazade, Hirsch, Jacques Morland, Jean Royère, Fernand Dreyfus ; MMIles Goiran de Rottembourg, Champion ; MM. Tristan Bernard, le prince Charles-Adolphe Cantacuzène, Charles Morice, René Ghil, Paul Fort, Charles Régismanset, Ernest Raynaud, Eugène Morel, Georges Crès, André Sinet, Karl Boès, Léon Bélugou, Jules Sageret, Fernand Divoire, Georges Le Cardonnel, Léon Paul Fargue, Désiré Dutot, P.-N. Roinard, Louis Mandin, Théodore Stanton, Camille Le Senne, Edouard Ducoté, Edmond Pilon, Edouard Ganche, le comte de Colleville, Pierre-Paul Plan, Paul Morisse, Xavier de Carvalho, le docteur Bergeron, Guérin-Choudey, Julio Piquet, C. de la Garanderie, R. Sagaldo, Raguet, Alexandre Mavroudis, Jacques Bernard, André Billy, Léon Deffoux, M. Solovine, Pierre Vierge, M. et Gérard de Lacaze-Duthiers, Maurice Legrand, Henri Lorin, J. Pollio, Charles Grolleau, Camille Delong, Armand Picard, Guillot de Saix, J.-A. Rebuffat, J. Seigle, A. Huc, Maurice de Montferrand, Gaston Picard, Daniel Dutaut, le comte Colonna de Cesari, Emile Zavie, Léon Bocquet, Arthur Cravan, Maillol, Bernard Lecache, Georges Duviquet, P. David, J. Vuille, P. Dard, A. Barde.

Au cimetière du Père-Lachaise, les discours suivants furent prononcés.

M. Henri de Régnier
de l'Académie française
au nom du Mercure de France

Messieurs,

C'est une noble et belle vie littéraire à qui nous venons apporter le suprême salut, en nous inclinant devant la tombe glorieuse de Remy de Gourmont. Le nom d'ancienne lignée et de docte origine qu'il porta si dignement, il l'a ennobli encore d'une juste et grave renommée d'écrivain, et le souvenir en est lié à jamais à celui d'une des périodes les plus notables de la pensée poétique française. On ne pourra étudier l'histoire du Symbolisme sans y définir la place importante qu'y tint Remy de Gourmont. Du Symbolisme, Gourmont fut le théoricien le plus subtil en même temps que l'un de ses plus brillants représentants. Il y exerça l'autorité d'un maître.

Gourmont aurait pu s'en tenir à cette maîtrise, mais il avait dans l'esprit un don trop merveilleux de diversité pour ne pas s'y abandonner avidement et généreusement. Sa curiosité des idées, qui était infinie, le conduisit à la critique. Servi par l'intelligence la plus vaste et la plus aiguë, par une ample et minutieuse érudition, par un style de la plus souple et de la plus riche perfection, Gourmont fut un critique incomparable, tour à tour savant sans pédantisme, profond sans obscurité, ingénieux jusqu'au paradoxe, sincère jusqu'à la contradiction, mais toujours soucieux de vérité, un critique à la Montaigne, d'une inépuisable variété de moyens et de la plus franche indépendance, un critique où il y a du polémiste et du dilettante, de l'imaginatif et du poète, où il y a surtout un homme, très humain, avec ses alternatives de scepticisme et de foi.

Cette œuvre critique de Remy de Gourmont, si diverse, si considérable, si étendue, eût absorbé une activité moins infatigable que la sienne. Chaque jour il y ajoutait quelques pages étincelantes ou substantielles que les grands journaux et les revues notoires se partageaient, mais sur lesquelles Gourmont prélevait fidèlement l'apanage de son cher Mercure de France. Depuis sa fondation, il n'est guère un numéro de la Revue au Caducée qui ne s'honore de sa signature. C'est au Mercure que Gourmont publia la plupart de ses études les plus célèbres. C'est là que parurent les Epilogues et les Dialogues des Amateurs.

De ce persévérant labeur de haute critique à qui nous devons les beaux livres qui s'appellent : l'Esthétique de la Langue française, la Culture des Idées, le Chemin de Velours, les Promenades littéraires, Gourmont se distrayait dans le conte et le roman. Le Songe d'une femme, Une nuit au Luxembourg furent les divertissements de ce souple et fécond esprit, et ce fut ainsi que, pendant trente ans. Gourmont poursuivit son œuvre, avec une inlassable activité, avec une verve qui ne faiblit jamais, avec une conscience que rien jamais n'entama. Ce solitaire, recueilli dans sa pensée, fut inaccessible aux préoccupations autres qu'intellectuelles. Ni les honneurs, ni les récompenses ne le tentèrent. Il préféra à tout l'intacte dignité de son indépendance.

C'est pourquoi. Messieurs, inclinons-nous respectueusement et douloureusement devant cette tombe où repose un ami très cher disparu et un écrivain très haut. qui durera. Son œuvre et son nom glorieux demeureront. Ils sont de ceux qui honorent les lettres françaises et que la France revendique pour son trésor national.

M. Georges Lecomte

Président de la Société des Gens de Lettres

au nom de la Société des Gens de Lettres

Mesdames, Messieurs,

Au milieu des événements tragiques que traverse notre pays, soyons sûrs qu'à la nouvelle de la mort de Remy de Gourmont beaucoup, parmi ceux qui combattent pour sauvegarder le noble trésor de la France, se détourneront un moment vers cette tombe où descend ce parfait serviteur de la pensée française.

C'est avec émotion que personnellement nous nous inclinons devant elle et que la Société des Gens de Lettres, fière d'avoir compté Remy de Gourmont parmi ses membres, apporte son hommage sur ce cercueil.

Tous ceux qui ont pieusement gardé le culte de notre pensée et le respect de notre langue ne peuvent demeurer insensibles à cette disparition d'un écrivain qui, plus que tout autre, aura été soucieux de les maintenir dans leur éclat et dans leur prestige.

Car cet excellent écrivain fut un écrivain bien français.

Il se plaisait à rappeler ses origines, et qu'il descendait de François de Malherbe. Ce grand nom veut dire : ordre, mesure, clarté, logique. N'est-ce pas cette plume illustre de poète que Remy de Gourmont saisira, un jour, pour défendre aussi notre génie et notre langue ?

C'est en 1883 que Remy de Gourmont arrivait à Paris.

Aussitôt, il se révèle ardent, fougueux, sincère, et c'est un article où, avec le courage et la franchise dont il fit invariablement preuve dans l'expression de sa pensée toujours si libre et parfois si hardie, il examinait la possibilité d'un accord entre la France et l'Allemagne, c'est un tel article qui attira sur lui les regards, en suscitant à la fois curiosités et colères.

Il ne sied pas de rechercher ici quelles furent les raisons qui, dans l'atmosphère intellectuelle, d'une époque troublée et en face d'une Allemagne dont, malgré certains souvenirs atroces, on ne soupçonnait pas assez l'immoralité en puissance et la criminelle abjection, l'inclinèrent un instant, à cette heure de sa jeunesse, vers des idées dangereuses. Mais la hauteur de son œuvre, la noblesse de son caractère, la dignité de sa vie, son amour des Lettres Françaises attestent que ces raisons, même insuffisantes à nous convaincre, étaient nées d'une méditation scrupuleusement honnête où son patriotisme apercevait la grandeur et le bonheur du pays dans un pacifique développement de l'humanité.

Lui qui rêva de paix définitive, le voici éclairé à son lit de mort par les tragiques heures de cette guerre !

Ironie cruelle qui l'atteignit trop sûrement pour qu'il soit permis à quiconque de lui faire grief de certaines réflexions et de certains sentiments passagers qui marquent plus une époque qu'un homme !

La tristesse profonde des jours qu'il vécut depuis le début des hostilités témoigne à elle seule de l'amour fervent qu'il eut toujours de notre France.

Il ne pensait pas que cette solitude laborieuse d'une vie toute dédiée à la défense de notre trésor intellectuel serait bouleversée un jour par les ennemis implacables de notre autorité et de notre grandeur. Et lui qui n'avait jamais voulu croire à cette haine sans merci et à ces convoitises masquées, meurt terrassé à la fois par sa maladie et par sa souffrance morale.

Que nous laisse-t-il ? Une œuvre durable, un haut exemple.

Rien de ce qu'il a écrit n'est indifférent.

Son premier roman, Sixtine, si émouvant de vie intérieure, dénonce une pensée hardie et neuve. Déjà, le besoin d'analyse, la curiosité décelée par cette œuvre révèlent un esprit méditatif et attentif. L'examen chez lui passe l'imagination. Tout en faisant œuvre de romancier, c'est critique qu'il se sacrait. Critique, il ne cessera point de l'être. Le voici, toujours amusé, paradoxal, ironique, à peine incisif, avec, aux doigts, une plume indulgente. Mais cette bonhomie a quelquefois du mordant et cette plume donne de la pointe.

Il faut suivre, dès cette époque, Remy de Gourmont aux feuillets du Mercure de France, dont il fut l'un des fondateurs. Il signe de son nom des pages parfaites. Mais de même que son premier roman révèle un critique, ses premières proses désignent un poète. De poésie, toute son œuvre est parfumée. Elle demeurera la joie et la volupté de ce solitaire qui, après une étude savante des textes religieux, égrènera pour son plaisir ces « Litanies de la Rose » toutes débordantes de sensualité et de couleur, et qui, dans leur récital passionné, roulent de si magnifiques images.

De quel amour du verbe ces pages chatoyantes témoignent ! Après tant d'années, elles n'ont rien perdu de leur splendeur. Et datées d'une époque où le culte du mot rare atteignait à d'extravagantes bizarreries, elles apparaissent, dans leur limpidité précieuse, durables comme le diamant.

Jamais en effet cet écrivain ne versera dans les exagérations et l'outrance. Il a le goût et le sens des traditions. Quelle que soit la personnalité de l'artiste ou de l'écrivain, il sait à quels signes éternels à quels caractères permanents se déclare la vraie beauté. Ce qui fera le charme de son œuvre, ce sera sans doute celte hardiesse de rêve, cette pensée toujours renouvelée et si vivante alliées à tant de science et de goût. C'est un jeune savant d'une profondeur inattendue qui surprend et qui déconcerte, mais qui ne garde point ses lunettes et qui, verres ôtés, jouit librement de la nature et prend du plaisir au spectacle de la vie. Ce goût profond de la vie l'aura éloigné de l'artifice et de l'étrangeté voulue où se sont parfois embourbés quelques-uns de ses contemporains. Il a toujours combattu pour maintenir à la langue ses caractères essentiels, son sel, sa force. Il faut relire ces beaux livres : l'Esthétique de la langue française et la Culture des Idées. Ils suffiraient à lui mériter notre respect et notre reconnaissance.

Cette intelligence jeune, vive et savante, elle rayonne encore dans ces pages où sont étudiés avec tant de finesse, tant de clairvoyance et d'esprit, les écrivains et les œuvres, pages définitives où, d'une plume légère, l'excellent et perspicace écrivain des Promenades littéraires va de Renan à Jules Laforgue, de Baudelaire à Charles Guérin, fixe une physionomie, conte une anecdote, esquisse un portrait et juge pour l'avenir.

Il sait du même regard profond et juste, embrasser aussi le passé. Il secoue la poussière des vieux textes, il fait revivre devant nous Rivarol et Théophile, Jacques de Voragine et Tallemant des Réaux, de la même manière aisée et sûre dont il justifie Mallarmé et célèbre Barbey d'Aurevilly. Il met au point les légendes excessives, qu'il s'agisse de Baudelaire ou de Cyrano de Bergerac.

Telle nous apparaît dans sa diversité cette œuvre vraiment magistrale et d'une valeur unique.

Un Cœur virginal, cette subtile et sincère histoire de jeune fille, y voisine avec le Pèlerin du Silence, Dante y coudoie Chateaubriand. Un essai sur l'instinct sexuel, une étude sur la poésie latine du moyen âge figurent non loin de pages sur la grammaire et sur le style. Et c'est partout, quel que soit son objet, la même pensée, la même intelligence, toujours claire, faite de lumière et de vigueur, et si maîtresse de soi.

Qui s'étonnerait aujourd'hui — après avoir exprimé le suc et la sève de cette œuvre — du respect affectueux qu'elle a inspiré non seulement à ceux qui l'ont vu s'épanouir page à page, mais aussi à la jeunesse qui en reçoit tout entier le don merveilleux ?

Elle est marquée au signe de la vérité.

Elle ne s'est point dédiée à un idéal de chapelle, étroit et limité, ayant un nombre restreint d'officiants et de fidèles. Elle respire largement la vie, fortement fondée sur la tradition, respectueuse du passé, mais cependant toute tendue vers l'avenir.

Aussi, la voyons-nous durable, certaine de ne point vieillir.

Admirons-la sans craindre désormais d'effaroucher l'écrivain qui l'a hardiment conçue et qui, lui-même, de par sa vie toute claustrale, toute fervente, écoulée dans l'insouci du succès, nous propose un si noble exemple de dignité et de probité littéraires.

[à suivre]