INSINUATIONS

SUR MOI-MÊME

Parmi les manuscrits que j'ai brûlés aux dernières flammes de l'hiver, il y en avait un intitulé Vitaviri et qui contenait, ou à peu près, les confessions d'un homme. Ce jour-là, j'étais plein de mauvaise humeur et aussi de pudeur. Si je n'en ai aucune pour les indifférents, dont je ferais publiquement l'anatomie ou le découpage, j'en suis plein pour les êtres que j'aime, et d'abord pour moi-même. Quand j'avais commencé ces confessions, qui étaient plutôt des fiertés, j'avais l'intention de dépasser Jean-Jacques et Brulard en cynisme ou en franchise, mais je me suis aperçu que le genre demandait un détachement que je ne possédais pas encore. J'ai donc brûlé le manuscrit avec le ferme projet de le récrire et, si la vie le permet, je le récrirai. Peut-être ici, mais sur un autre plan et moins directement, en insinuations. On parle toujours trop tôt de soi. Il faut se taire ou attendre le moment où on puisse le faire avec le sentiment de parler d'un autre ou d'un mort. Cela ne m'est peut-être pas encore possible. Illusion de personnalité.

NOS ACTES

Il y a des choses que l'on ne croit ni vouloir ni pouvoir faire, mais elles se font toutes seules et on est très surpris, une après-midi, de s'y voir engagé. C'est que notre pouvoir ou notre volonté ne sont que des illusions. Nous sommes menés par quelque chose de plus puissant, de tout à fait puissant et qui ne prend point notre avis. Tout être est dans un engrenage qui le mène au bout de ses forces. Tant qu'il agit, il doit agir selon un ordre secret. Et, comme dit M. Bergson, cela n'empêche pas qu'il ne soit libre. Il lui reste toujours permis de songer : « Ah ! je voudrais bien ne pas faire cela. » Et la dignité est sauve.

HISTORIENS

Je ne lis pas beaucoup les historiens. Je trouve qu'ils gâtent l'histoire. Mais, comme j'aime à rire, je trouve bon que l'on m'informe de leurs jugements. Car ils jugent. Juger, c'est, paraît-il, le propre de l'historien. Donc M. Batiffol vient de juger sans indulgence Mme de Chevreuse. « Très sévère pour Buckingham, il est non moins défavorable à Luynes et à Châteauneuf. » Richelieu reçoit un bon point et quelques autres d'honorables mentions, car s'il s'agit de savoir comment les choses se sont passées, il s'agit plus encore de savoir ce que ces personnages auraient dû faire et ce qu'ils n'auraient pas dû faire. Je pense au botaniste qui blâmerait la digitale ou l'aconit de détenir un poison et louerait d'être nutritifs les choux, les carottes et les navets. Mais il n'est pas une extravagance dont les hommes soient incapables. Ce botaniste a existé, Bernardin de Saint-Pierre. Cet homme fit même comparaître à son tribunal, d'ailleurs indulgent, la nature entière. M. Batiffol n'est que juge au tribunal de l'histoire. C'est quelque chose.

MAIS

Ne sommes-nous pas presque tous juges en quelque partie ? Il n'y a que les savants les plus sages pour se contenter du simple constat. La science, quelle école de modestie et de désintéressement ! De tous côtés, on est débordé par les faits et on sait que ce ne sont que des faits, qu'il n'y a que des faits qu'on a enfin dépouillés de tout le vain contenu humain, c'est-à-dire moral ou même esthétique. Si les savants pouvaient porter dans la vie pratique le détachement que la science leur a enseigné, quels hommes ce seraient et comme ils domineraient facilement la pauvre humanité, toujours en proie à la maladie du jugement. Hélas ! Il n'y a pas de savants loin du laboratoire.

LIRE, ÉCRIRE

Lire, écrire, même plaisir, dit Stendhal. Peut-être, car ce qu'on lit, on le refaçonne à son usage, on le transforme en raisonnements, en visions, en rêves personnels. Il en est des livres comme de l'amour, on n'y trouve que ce que l'on y met et le plus beau n'est rien à qui ne porte pas en soi la beauté. Mais il arrive aussi que des êtres très émotifs trouvent toujours quelque chose à admirer dans un livre, principalement un roman banal qui narre les éternels drames de la vie. Ce sont les mêmes personnes, des femmes souvent, qui tombent en extase devant une fleur, un chat, une lueur au ciel du couchant et qui ne sont aises qu'après avoir trouvé un compagnon d'enthousiasme. Il est vrai que, le lendemain, le même spectacle les laisse froides et que la même situation qui a remué leur âme dans un livre médiocre les laissera indifférentes, et même ennuyées, dans le livre parfait où les choses bien équilibrées n'ont plus que leur valeur vraie, leur place dans l'ensemble. Ces mêmes personnes écrivent quelquefois et se satisfont à peu de frais. Elles penchent vers l'extraordinaire et ne reculent pas devant l'absurde.

BOVARYSME

Depuis que M. Jules de Gaultier a inventé et posé ce mot, qui a fait fortune, je me suis souvent demandé si j'étais particulièrement atteint de ce mal psychique. Je crois que j'ai eu des accès de bovarysme, en divers genres, mais je crois aussi les avoir surmontés. Après tout, ce n'est peut-être là qu'une prétention. Si insociable que l'on soit, on n'en vit pas moins au milieu des hommes, dont on a besoin, et sans bovarysme les relations humaines, hormis les plus élémentaires, seraient impossibles. L'homme dénué de bovarysmes serait d'un égoïsme, d'un particularisme tellement stricts qu'il ne trouverait plus aucun être humain pour jouer avec lui. Il n'y a pas une personne sur cent mille qui possède quelque sens esthétique et cependant le bovarysme esthétique est l'un de tous les plus répandus. Ce mensonge innocent est un des liens sociaux. Le besoin d'amour est universel, mais le sentiment de l'amour est beaucoup plus rare. Tous les hommes pourtant s'en croient doués et c'est là un lien social très puissant. Et ainsi à l'infini, car la société, qui n'est que mensonge, un mensonge heureux, peut-être, repose, en définitive, sur un ensemble de bovarysmes. C'est parce qu'ils se croient différents de ce qu'ils sont en réalité que les hommes peuvent se fréquenter, faire semblant de se comprendre. S'ils ne retrouvaient pas en autrui les illusions qui soutiennent leur vie, un infranchissable mur les séparerait l'un de l'autre. Et même ils ne vivraient pas, car on ne vit que dans autrui, on ne se voit que là, dans le miroir qu'il vous tend, à charge de réciprocité. Narcisse, qui n'avait pas ce miroir, se regardait dans le ruisseau.

DONC

Je me veux aussi bovaryque qu'un autre et même je me roule, à mes heures de rêve, dans le bovarysme que j'ai perdu et dont je me sens dépouillé. Au fait, on appelait cela autrefois des illusions, mais un nouveau mot rajeunit et agrandit les choses anciennes. Ne peut-on pas aussi appeler poésie cet enrichissement du moi, qui le rend capable de quantité d'émotions qui ne seraient pas toujours possibles s'il restait limité à son essence égoïste ? Oui, je pense que, s'il y a des êtres dénués de tout bovarysme, je crois aussi qu'ils sont dépourvus d'imagination, que l'amour n'est pour eux qu'un chatouillement et le beau qu'une commodité. Quand on songe à cette conséquence, il est permis de tenir à ses bovarysmes et à sa folie, si c'en est une. Après l'avoir exclu du commerce des hommes, l'absence de tout bovarysme, qu'il faut alors plus clairement nommer illusion, ferme à l'être qui en est dépourvu la région des émotions hautes et désintéressées. C'est décidément un état pitoyable. Si on le constate chez soi, il n'y a pas à s'en vanter, mais plutôt à en pleurer. Mais pleurer et regretter, c'est le suprême bovarysme et la dernière poésie, car c'est croire encore qu'on aurait été heureux avec les choses qui nous échappent, illusion définitive.

REMY DE GOURMONT.

Mercure de France, n°407-tome CIX. 1er Juin 1914, p. 573.


INSINUATIONS

LA SCIENCE ET L'ART

J'ai retrouvé, en rangeant de vieux papiers, cette lettre dont je ne puis dire si elle a été envoyée sous cette forme. C'est assez douteux, car je n'ai pas l'habitude de recopier mes lettres. En tout cas, je demande au destinataire la permission de la reproduire ici, parce que j'y trouve un intérêt. C'était M. Julio Piquet, de Buenos-Aires, maintenant représentant de La Nacion, à Paris.

"20 décembre 1909

A M. Julio Piquet,

Buenos-Aires.

Monsieur et cher Confrère,

Il ne m'a pas été possible de répondre encore, comme je le voudrais, à votre belle et intéressante lettre. Vous faites entre la science et l'art un brillant parallèle que j'ai lu avec le plus grand plaisir. C'est vrai, la science est bien plus bornée dans ses effets que l'art ; son seul but est la recherche de tout ce qui peut nous servir à dominer la nature, et cette domination est souvent précaire et illusoire, tandis que l'art nous ouvre par ses conceptions et ses créations une perspective infinie.

Mais il faut penser qu'au-dessus de la science pratique, telle que nous en voyons les quotidiennes applications, il y a une science théorique, qui a de secrets rapports avec l'art. La science, par exemple, qui nous entretient des origines de la vie, de son évolution à travers les siècles, nous élève, elle aussi, aux rêves les plus hauts. Comment naissent et comment meurent les espèces animales, c'est là un genre, non de connaissances précises, malheureusement, mais de méditations pleines de beauté et de grandeur. Et si cette branche de la science ne semble pas aboutir à des certitudes, du moins elle ne s'éloigne pas des chemins logiques.

Ne croyez-vous pas aussi que les recherches de la physiologie qui nous permettent d'observer le mécanisme de la pensée puissent apporter une certaine ivresse ? La machine humaine, et les machines animales sont des domaines d'observation infinis et fleuris, eux aussi, d'une poésie sévère et désenchantée.

Enfin l'intérêt principal de la science est d'avoir une méthode, et la méthode est peut-être ce qu'il y a de plus appréciable dans la vie. Selon la règle de notre vieux philosophe, Descartes, la méthode scientifique nous apprend à ne recevoir pour vrai que ce qui est évident.

L'art, au contraire, rit et se joue dans le mensonge et dans l'illusoire. Mais il y a un certain air qui approche de la vigueur [rigueur ?] de la science, l'art de Flaubert, pour prendre votre exemple, et celui-là atteint presque à la perfection.

Notez que je ne fais point rentrer dans la science les découvertes mécaniques, qui n'en sont que l'application pratique. Il ne faut pas confondre les spéculations abstraites d'un savant véritable avec les constructions adroites d'un mécanicien. Poète à sa manière le vrai savant voit et conçoit son œuvre d'une façon toute idéale, et ne souhaite pas qu'elle soit réalisée.

La valeur de la science et celle de l'art, c'est un débat ancien que nous ne résoudrons pas. Chacun y prend parti selon la nature de son esprit, selon les satisfactions que l'étude de l'une ou de l'autre forme des aspirations humaines apportent à sa sensibilité propre.

ll me reste, Monsieur et cher confrère, à m'applaudir, etc."

POÉSIE

J'ajouterai, après d'autres réflexions, qu'il n'est de poésie que celle qui sort d'une perpétuelle confrontation de nous-mêmes avec la nature. Plus on sait de choses, mieux on juge la valeur de sa place dans le monde. La connaissance seule nous assure à la fois de son importance relative et de son néant absolu. C'était peu de remonter jusqu'à la naissance, on peut maintenant voir le développement des phases de ce que sera un homme, et le contempler inclus dans la cellule, pareille à toutes celles qui renferment la plus humble vie en puissance. Il y a un moment où la future grenouille et le futur homme se ressemblent et font les mêmes mouvements : quelle religion jamais donna une pareille base à l'humilité et à la fraternité ? Toutes les manifestations de la vie surgissent de même souche : l'homme est un jet comme les autres et, comme les autres, après un instant de gloire au soleil, il se résout dans le rien multiple, dans une poussière toute pareille à celle qui fait la boue le long des chemins, quand il pleut.

L'HOMME-PLANTE

Je me suis gonflé et j'ai répandu mes germes comme la fougère au bord de la route répand ses spores. Chaque fois que j'étreignais la fougère femelle, je me croyais sur le chemin de l'infini. La supériorité de la fougère dédaigneuse, c'est qu'elle émet ses spores sans tant de façons et qu'ensuite elle se dessèche ou se livre à la faux.

ROMANS

La plupart des romans sont écrits comme pour les concierges et les couturières, bien plus, comme pour des peuplades étrangères à toute coutume civilisée. On décrit tout, on explique tout, on ne laisse rien deviner, rien supposer. On nous donne le roman des robes et des jaquettes, le roman des maisons et celui des voitures, celui des petits gâteaux et celui des chapeaux, mais je cherche celui des esprits qui pourtant m'intéresserait. Je crois qu'on finira par regretter le temps où les romanciers ignoraient encore l'existence du monde extérieur.

LA VIE

Je me suis toujours, en ces dernières années, défendu contre le pessimisme et contre l'amertume de la vie. Je m'entête à la considérer comme bien faite, en ce qu'elle est, et on ne me fera pas dire que les peines y surpassent les joies et même les abolissent. Mais comment faire pour la regarder sans ironie ? On peut vaincre le dépit, on peut vaincre la disgrâce, mais l'ironie ? Comment voir, sans un sourire intérieur, s'en dérouler la perspective ? J'ai désiré et j'ai accompli mon désir. Sans doute, et après ? Il faut toujours en venir là, et cela ne manque pas d'un certain comique que tout aboutisse au néant. Il y eut des choses belles, il y en a toujours, est-ce que la continuité du spectacle ne doit pas nous renseigner sur son inanité ? Nous l'avons vu, sortons. Est-ce que l'on voudrait, le rideau baissé, qu'il se relevât encore sur le premier acte de la comédie que nous savons par cœur ? Ce serait déraisonnable, il faut aller se coucher. On le donne encore le lendemain. Laissons volontiers la place à ceux qui ne le virent pas encore. Et même ne leur disons pas qu'ils verront exactement ce que nous avons vu. Ne leur disons pas qu'on ne change nullement l'affiche à chaque génération. Qu'est-ce que cela nous coûte ? Ils ne le croiraient pas, d'ailleurs, et ils se moqueraient de nous bien plus haut que nous ne pourrions nous moquer de leur espoir. Gardons notre ironie pour nous-même. Il n'y a rien de vilain comme les vieilles gens qui étalent méchamment leur expérience.

PERVERSION

J'ai la faculté singulière, la faculté affligeante de toujours vivre au delà du présent, malgré les efforts que j'ai faits pour restreindre mon imagination, et pour la borner à l'immédiat. Cela a gâté tous mes plaisirs, en me forçant à mieux me représenter non l'état actuel mais la fin, non la journée même, mais le lendemain. Même, cela m'en a dégoûté, J'ai moins eu la sensation d'aimer que la sensation de la mort certaine de mon sentiment et j'ai toujours eu envie de dire à celles qui m'approchaient : "Le jour n'est pas loin où tu me fuiras avec horreur ou avec rire." La fin des choses agréables est bien ce qui m'a étonné le moins. Mais, en compensation, je ne suis jamais arrivé à me figurer que les états pénibles n'étaient que transitoires, comme les autres. Cette double et contradictoire disparition n'a pu faire de moi un pessimiste. C'est qu'il m'est resté de longues périodes d'état neutre que rien ne gâtait et où je me suis attaché à goûter le sentiment de la vie en soi, de la vie pour elle-même, état dans lequel je n'ai jamais refusé un plaisir si humble et même si ridicule qu'il fût. Quand on ne cherche que ces plaisirs-là, on s'aperçoit bientôt qu'ils foisonnent comme les petites fleurs insignifiantes et presque risibles, dans un bois, au printemps.

SCOLIE

Satisfaire ses petits désirs et dominer les grands. Le plus grand courage est peut-être d'être lâche devant la vie.

REMY DE GOURMONT

Mercure de France, n°409-tome CX. 1er Juillet 1914, p.125.