6 janvier 1892, p. 2

CHRONIQUE

LA SEMAINE LITTERAIRE

1. Laurent Tailhade, « Vitraux » (Vanier éditeur). — 2. Adolphe Retté, « Thulé des Brumes » (Bibliothèque artistique et littéraire).

Jamais peut-être autant qu'en ces dernières années, on ne parla d'écoles, de clans, de chapelles et même de catacombes littéraires et jamais il n'y en eut moins si l'on veut bien admettre qu'une école, en littérature comme en art, se compose d'un maître, d'une théorie et de disciples. De maîtres qui aient le vouloir de commander et d'enseigner, point ; de théories à peine ; de disciples, néant ; tout fabricateur de sonnets selon la formule se croyant nimbé d'une personnelle gloire qui lui suffit. Néanmoins, voici toute une armée de pèlerins engagés dans la rude besogne de traverser l'obscure et dangereuse forêt de l'art ; chacun va, se frayant son propre sentier vers la lumière et vers les hôtelleries et quelques-uns tombent en route ayant buté contre les troncs pourris de l'imbécillité, s'étant égarés dans les ronces empoisonnées de la mauvaise foi, ou enlisés dans les marécages de la traîtrise ; quelques autres iront jusqu'au bout et ils touchent déjà aux derniers arbres de la longue forêt sombre, pernicieuse et sanglante : les bandits sont peu à craindre, — si lâches qu'un coup de bâton les fait fuir. Le nom de symbolistes a prévalu dans le public pour désigner ces pèlerins : il en vaut un autre, si on lui laisse sa signification confuse et illimitée, si on permet que, ni plus ni moins que le mot romantisme, il abrite hospitalièrement des talents divers et même contradictoires.

En termes très généraux, le symbolisme (cela a été dit, mais il faut être net) est un mouvement de réaction contre le naturalisme. Il s'agit, non plus de mettre en des livres la vie toute brute, mais de se servir de la vie, même quotidienne, même banale, pour faire autre chose que de la vie brute. La littérature, en effet, doit être explicative, analytique et critique des matériaux qu'elle emploie et que l'observation lui a fournis. Des faits, soit, mais non tout nus comme des ânes en foire, des faits harnachés d'une idée. Cela revient un peu à la conception que l'on se faisait de l'art aux époques classiques où l'écrivain avait ce but : exprimer sous une forme sensible une vérité éternelle. Comme il règne maintenant dans les esprits une grande liberté, comme toutes les idées ont été délivrées, toutes les prisons spirituelles ouvertes, une infinie quantité de vérités dont on ne soupçonnait plus l'existence, ont franchi les portes des geôles, se sont répandues par le monde, et c'est à courir après pour se familiariser avec elle[s], les pénétrer, les féconder, les comprendre que veulent travailler les symbolistes. Ah ! les idées incomprises nous donnent bien du mal. Ce labeur, du moins, est propre et profitable à l'avancement intellectuel de chacun et de tous.

Le style, en ce genre de littérature, acquiert naturellement une capitale importance, nulle vérité ne consentant à s'envelopper définitivement que de vêtements somptueux, précieux, d'irréprochable esthétique, de nuances concordantes à la couleur de son âme et parfumés (M. Roinard nous l'a fait comprendre) d'un parfum adéquat à l'odeur de son essence. Le style est tout, en ce sens que sans le style, rien n'existe.

Voilà de suffisants préliminaires. J'espère être toujours d'accord avec la logique qu'ils m'imposent.

1. — Laurent Tailhade est un bien complexe poète. C'est, par excellence, l'homme double, un d'Esternod (1) qui, après de rudes et précis coups d'espadon, s'enferme en son oratoire pour rêver à genoux devant la vierge translucide. Revenu de son expédition au pays du mufle, il s'est mis à peindre quelques vitraux dont les couleurs vives et solides rénovent l'art oublié des bons verriers de jadis. Maître du vers comme peu de ses contemporains, se pliant sans disgrâce aux plus strictes règles de la technique, il nous donne l'illusion d'un de ces poètes des premières années du dix-septième siècle qui écrivaient en une langue récemment renouvelée, riche d'une seconde jeunesse. En lisant la pièce exquise, Tristesse au jardin, je songeais au Promenoir de Tristan, et cette adorable strophe me revenait en mémoire:

L'ombre de cette fleur vermeille
Et celle de ces joncs pendans
Paraissent être là-dedans
Les songes de l'eau qui sommeille (2).

Voici un sonnet qui donne, je crois, une bonne idée du poète merveilleux, mystérieux et opulent qui s'affirme en ces Vitraux :

Comme un moine amoureux de la sainte qu'il prie,
Je t'ai fait un autel en mon cœur attristé,
Où, parmi les encens, resplendit ta beauté,
Sous un dais de lampas chargé d'orfèvrerie.

Madone ! j'ai cueilli les fleurs de mon été,
Les fauves du désir, roses d'idolâtrie,
Et leur haleine fugitive se marie
Aux stériles parfums de ta virginité.

Ainsi ton front nimbé de flammes et de gloires,
Ainsi tes yeux stellés d'escarboucles et d'or
Resplendissent, pareils aux gemmes des ciboires.

L'orgue éploré dans la chapelle vibre encor,
Et, pieusement, vers tes paupières baissées
Montent le pur Amour et les bonnes Pensées.

2. — Le volume d'Adolphe Retté, Thulé des Brumes, arrive tout droit de cette île de l'Opium, où Thomas de Quincey avait déjà fait un long voyage, et Baudelaire, une excursion. Je ne voudrais certainement pas prétendre que ces étranges pages aient été écrites sous l'influence directe d'un poison de la volonté, d'un excitant de l'imagination, mais on le dirait ; le hachich a dû être leur évocateur : elles portent le sceau de l'inconscience. Mémoires du Rêve, comme le dit l'auteur, tel aurait peut-être été leur vrai titre, si l'autre ne cachait, en son obscurité significative, un sens plus large et plus suggestif encore. La préface débute par cette citation empruntée à un ancien philosophe : « Les réalités du monde m'affectaient comme des visions et seulement comme des visions, pendant que les idées folles du pays des songes devenaient, en revanche, non la pâture de mon existence de tous les jours, mais positivement mon unique et entière existence elle-même... » (3) Voilà le clef du livre : c'est le récit non pas d'événements réels, mais d'une suite de rêves dont la vie n'a été que le point de départ, rêves glorieux ou sinistres, rêves symboliques qu'un poète seul pouvait retenir au bord de la nuit où d'autres les eussent laissé choir. Le style bien personnel abonde en métaphores neuves et justes. Reste à signaler un défaut, à mon sens très grave : le livre n'est pas suffisamment clair ; ce n'est que par plusieurs lectures qu'on parvient à le comprendre ; il est vrai qu'alors on s'y plaît et qu'il donne des joies, — comme d'avoir conquis un secret.

RÉMY DE GOURMONT.

Notes d'Antonio Henríquez :

1. Claude d'Esternod, auteur de l'Espadon satyrique (1619).

2. François L'Hermite, sieur du Solliers, dit Tristan l'Hermite. — « Le promenoir des deux amants ».

3. Edgar Allan Poe. — Bérénice, traduction de Charles Baudelaire.

[document communiqué par Günther Schmigalle et entoilé par Antonio Henríquez, le 6 juin 2009]

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