N° 84, 15 octobre 1892. Numéro exceptionnel consacré à L'ODÉON

... Ce monument de ridicule m'est peu familier, si ce n'est extérieurement. Malgré les courants d'air et la présence des œuvres de M. Simon, les galeries se peuvent parcourir en fumant un cigare; cela manque de chef-d'œuvre, parmi les nouveautés, mais il y a des images et l'on y jouit fréquemment de la vue de M. Moréas. Je crois donc qu'on peut épargner une révolution à ce lieu de promenade.

Quant à l'intérieur, je me le figure très laid et très inutile. Jadis, une fois j'y entrai. Cinq ou six spectres assez galants, vêtus comme dans les estampes d'Abraham Bosse, se récitaient des sortes de vers, minaudaient ou geignaient comme par ordre supérieur ; il sortait de leurs gestes de la poussière et de l'ennui. Un complaisant voisin m'apprit que cette pièce était le Misanthrope ; il prononça encore les mots de « matinées classiques » , « éducation par le théâtre » , « esprit national » , ¾ et j'appris ainsi à quoi servait l'Odéon.

A quoi devrait-il servir ? Question sur laquelle je ne méditai jamais...

... Ne pourrait-on pas le transformer en piscine ? Déjà, d'obligeants foyers ronronnent dans les caves : on obtiendrait à peu de frais une installation très confortable et M. Vaillant y trouverait occasion de rééditer et de débiter à tous venants un petit poème romantique de M. Henry Fouquier, péché de jeunesse bien oublié aujourd'hui et quasi introuvable : l' Art de nager entre deux eaux.

On pourrait encore confier cet immeuble à M. St-Pol-Roux qui s'empresserait d'y déployer les draperies de son magnificisme devant les foules surprises, ¾ ou à M. Roinard, lequel réclame des tuyauteries compliquées et de vastes espaces pour évoluer ses vers et ses parfums : les vers, issant des bouches de chaleur (transformées en bouches oratoires), se répandraient vers les oreilles des auditeurs, ivres d'étonnement, et les parfums seraient produits par la respiration (florale) des trois cents petites Epouses du Roi des Forts ; les lumières sortiraient des yeux des jeunes Hommes, allumés par la convoitise et le plaisir d'offrir un spectacle inattendu ; ce serait magique.

Laissez qu'après ces deux projets, mon imagination se repose dans la confiance que m’inspirent les éminents fonctionnaires de qui dépend le sort de l'art dramatique officiel. Voici leur plan que m'a communiqué un ami sûr.

Directeur : un Monsieur illettré, mais industriel adroit, sachant, tout en obéissant comme un esclave aux auteurs, faire de bonnes affaires.

Acteurs : des jeunes gens intelligents et dociles que le Conservatoire n'a pas déformés.

Pièces : de l'art rigoureusement nouveau : Maeterlinck ; des choix dans le répertoire du Théâtre d'Art ; des œuvres de poètes, de hauts fantaisistes, nulles tragédies classiques, nuls vaudevilles, plutôt de la folie que du connu.

Mise en scène : d'art somptueux et neuf, par de vrais artistes ; il y en a plusieurs, à cette heure, qui composeraient d'admirables décors, ¾ autres que les niais trompe l'œil des Jambon.

... Enfin un théâtre qui serait l'expression de la littérature et de l'art actuels.

C'est comme fait. Cela sera fait, ¾ le jour que ressuscitera Laurent de Médicis, et à ce prince je dédierai Le Fou.

Remy de GOURMONT.


N° 124, 15 au 30 juin 1894. Sommaire du numéro exceptionnel consacré à L'ARISTOCRATIE

SUR LA HIÉRARCHIE INTELLECTUELLE

Il ne s'agit pas d'affirmer une série de grades ou de fonctions caractérisées par des différences sensibles. Dans le monde de l'intelligence on se meut librement, sans mot d'ordre que celui chuchoté par l'infini, et on ne reconnaît de supériorités qu'élues par un jugement personnel. L'expression hiérarchie intellectuelle signifie seulement ceci : les hommes sont divisés en deux castes, les Énergétiques et les Énergumènes, ceux qui agissent et ceux qui sont agis (ou devraient être agis), ceux qui détiennent l'Esprit, c'est-à-dire la Force, et ceux qui subissent (ou devraient subir) l'action de l'Esprit, ou de la Force, [oi énerghticoi, oi énergoumenoi]. Hiérarchie donc à deux degrés, ou plutôt à deux cercles dont l'un, inscrit dans l'autre, a l'étroitesse, mais la solidité d'une île de pierre surgie au milieu d'une solitude océane.

C'est sur ce récif que se groupent – et parfois se réfugient – les êtres doués de la pensée. Ils sont peu, – si la pensée n'a droit à ce nom que lorsqu'elle est accompagnée de la conscience. L'homme, en effet, le premier venu, est inconscient ; sa vie est purement automatique ; les gestes par lesquels il a l'air d'affirmer sa différenciation lui sont dictés par le roulement de son organisme, et ce même jeu l'oblige à proférer certaines paroles, celles-là seules et non d'autres.

Il n'y a pas d'imparité bien sensible entre les sociétés humaines et les sociétés animales ; la comparaison s'est toujours imposée de l'homme avec la fourmi, l'abeille, le castor, le pécari ou le chien des prairies. Après avoir réfléchi assidûment, et lu différents traités d'histoire naturelle et de psycho physiologie, je suis arrivé à cette conclusion : l'homme est une sorte de castor. Ces deux animaux bâtissent des maisons et des ponts, vivent en société, font la guerre, font l'amour, sont à la fois constructeurs et destructeurs ; à toutes ces œuvres ils procèdent naïvement, avec un courage infini.

Pour le castor, comme pour l'homme, la chose en soi est un pont ; scier l'arbre, le faire tomber en travers d'une rivière, – et sur cette poutre passer fièrement. Vers quel but ? Le castor n'a pas d'autre but que de passer la rivière ; pourtant, quand il est de l'autre côté, il voudrait bien revenir, pour « repasser", mais il est trop tard : la foule des castors le presse et le pousse : on ne passe qu'une fois sur le pont des castors.

M. Ribot, avec quelques autres philosophes, en concluant à un automatisme relatif, dénie à la conscience un rôle important. Conscient ou inconscient, l'homme agirait de même ; il n'y aurait rien de changé dans ses rapports avec ses semblables ; la civilisation en serait au même point. C'est là, je crois, une grave erreur. Si le monde change si peu, si Hérodote, comme le dit Schopenhauer, a pu raconter toute l'histoire future en écrivant l'histoire d'un petit moment et d'un petit coin de le terre, – c'est que les inutiles évolutions humaines ont été l'œuvre d'êtres inconscients, acharnés à suivre leur nature, à toujours recommencer la même chose, à toujours scier des arbres pour passer de l'autre côté de la rivière.

Pourtant l'esprit parle, l'esprit souffle – jusqu'à rebrousser le poil des castors ! Oui, mais l'action de l'esprit sur le castor n'est pas perçue par l'intelligence du castor, et sitôt que son poil retombe, sitôt que l'esprit se tait, l'animal reprend sa stérile besogne : il lui reste seulement la sensation d'avoir eu le poil rebroussé et, contre le Souffle, une animosité qui très souvent devient de la haine.

Que ceux donc à qui de mystérieux mots ont été dits dans l'oreille gardent ces mots pour eux, ou s'ils les redisent, que ces mots ne sortent de leurs lèvres qu'enveloppés de l'impénétrable buée du symbole ; qu'ils restent sur leur île de pierre, d'où, grâce à leur vue pénétrante, ils suivront, pour se distraire, les inconscients gestes des lamentables « pontifes » ; et que leur égoïste prière soit celle qui est écrite dans l' « Upanishad du grand Aranyaka » :

« Fais-moi aller du non-être à l'être, fais-moi aller de l'obscurité à la lumière, fais-moi aller de la mort à ce qui ne meurt pas. »

... en attendant les jours où la parole pourra s'affirmer selon sa signification essentielle et où l'énergie spirituelle se résoudra en lumière.

Mais, que nous importe l'avenir, et si l'intelligence est vraiment sans action, si ceux qui devraient être imprégnés jusqu'à l'âme ne le sont que jusqu'au derme, si l'animal secoue la tête et se reprend à pétrir son mortier, si l'énergumène enfonce au delà des oreilles son museau dans la boue, s'il refuse les caresses intellectuelles, si, après des milliers d'années et de remontrances, il en est encore, pitoyable fétichiste, à vénérer des dieux inférieurs, une source, un drapeau, une pucelle, – pensons au phénomène de l'impénétrabilité : cela nous évitera l'étonnement.

REMY DE GOURMONT.

p. 251

[texte entoilé par Vincent Gogibu]


N° 335, 1er avril 1903. 3e fascicule du numéro spécial consacré à Baudelaire

[...] Remy de Gourmont

Le sens artistique du public contemporain ?

Il est beaucoup trop développé. C'est-à-dire que trop de maîtres de hasard ont appris à la foule à admirer selon les règles. On pourrait peut-être enseigner l'art d'admirer, mais à quoi bon désigner ce qu'il faut admirer ? Cela ne sert qu'à fausser l'exercice normal de la sensibilité.

Les mêmes gens qui passent par milliers sur ce pont, indifférents à ce merveilleux coucher de soleil, ce paysage de lumière, d'eau, de feuilles et de pierre, vous pouvez en arrêter la moitié devant une toile grossière au bas de laquelle vous écrirez : chef-d'œuvre d'un grand peintre. Voilà ce que j'appelle le sens artistique du public contemporain. Il est synonyme de parfaite obéissance. J'aime mieux l'ignorance complète, celle qui laisse intacte la sensibilité ou l'insensibilité naturelle.

S'il serait bon d'enseigner l'art d'admirer ? Peut-être, mais comment ? Cultiver une sensibilité, l'assouplir, la fortifier en la libérant de sa grossièreté native ou de ses préjugés, quel poète n'a essayé cela en vain sur une femme, sur un ami ?

Le public, qu'est-ce que c'est que ça ? Cela a-t-il un système nerveux central ? Est-ce un être unique ? Non, vous me parlez de deux cent mille physiologies différentes pour commencer ; vous n'attendiez donc que ce qui leur est commun à tous, que ce qui fait leur commune banalité. D'ailleurs l'homme qui vit à Paris, dans un site de beautés si diverses, parmi tant de musées, de galeries, au milieu des poèmes et des musiques, — et qui n'a pas le sentiment de l'art, est un incurable.

Rémy de GOURMONT.

Maurice Maeterlinck.

1. — Il serait, je crois, possible de démontrer que le sens artistique du public contemporain est inférieur à ce qu'il fut jamais. Cela est probablement attribuable à la diffusion plus facile, par l'imprimerie, les images, etc., de ce qui n'est pas beau, à l'influence de l'industrialisme et de ses engins généralement laids qui faussent l'éducation de l'œil...

2°. — Cette éducation artistique est absolument nécessaire (exemple des Grecs, de la Renaissance italienne), sinon l'art sera de plus en plus ce qu'il est déjà aujourd'hui, c'est-à-dire un phénomène isolé, rare, hasardeux, exceptionnel, et n'ayant plus que des rapports extrêmement précaires avec l'évolution générale de la masse qui seule importe dans l'histoire de l'espèce humaine.

M. MAETERLINCK.

(A suivre).