1. Enquête sur la question sociale au théâtre, janvier-mars 1898

2. Enquête sur la critique dramatique française, janvier-mars 1899


1. Enquête sur la question sociale au théâtre, t. 3, janvier-mars 1898, pp. 245-246 & Promenades littéraires, 7e série, Mercure de France, 1927, pp 93-94

Dans plusieurs pièces récemment représentées – Le Repas du lion, les Mauvais Bergers et la Cage – la question sociale se trouve portée à la scène.

Et M. Antoine annonce une reprise des Tisserands.

Sur ce mouvement – éphémère ou fécond – il nous a paru intéressant de prendre l'opinion des écrivains nouveaux, de ceux justement dont nous attendons les œuvres de demain.

Et nous leur avons posé les deux questions suivantes :

1. – L'auteur dramatique peut-il évoquer en une synthèse intense les luttes sociales des temps présents ? – Ne peut-il au contraire leur donner un caractère de généralité que par la représentation de conflits individuels significatifs ?

2. – Croyez-vous à l'avènement d'un cycle de pièces sociales et quelle action ce mouvement prolongé vous semble-t-il destiné à exercer sur l'opinion publique ?

M. REMY DE GOURMONT

Je ne vois pas du tout l'utilité qu'il peut y avoir à traiter sur les planches au moyen de discours, de gestes et de costumes, des questions aussi complexes que celles que l'on résume d'ordinaire sous le nom de « la question sociale ». Outre l'incompétence trop manifeste des dramaturges à élucider des problèmes qui sont peut-être inclarifiables, je ne pourrais voir en ces tentatives que le désir d'exploiter la curiosité du public parisien pour les scènes violentes et qui fournissent un beau spectacle, grève, pillage, meurtre, incendie. C'est en effet à cette fantasmagorie que jusqu'ici s'est réduite la question sociale au théâtre. J'appellerais cela, non le théâtre, mais le Cirque social (et pourquoi pas de vrais saltimbanques, comme dans la vraie politique ?).

En somme, je ne puis admettre un art de contingences ; je ne puis donc admettre au théâtre « la question sociale », – à moins que l'auteur n'ait le génie de hausser jusqu'au symbole et jusqu'à l'éternel sa petite anecdote, sa petite grève, ses petits patrons, ses petits ouvriers, son petit chemineau, et son petit incendie décoratif.

Donc, s'il fallait choisir : la synthèse, Jean Valjean, quelque chose qui dépasse et humilie la misère des faits. M. Mirbeau a tenté cela : c'est un honneur pour lui (1).

Il est assez probable que, si le public s'y prête, on verra un défilé de soi-disant pièces sociales. Cela n'aura aucun effet sur l'opinion, parce qu'on ne va pas au théâtre pour se faire des convictions. Cependant il est possible qu'en un temps très bref, un immense ennui se dégage de l'usine incendiée et étouffe, comme une fumée lourde, ce nouveau genre didactique (2).

L'art a en soi son principe et son but, mais dès qu'on le charge d'une intention qui n'est pas absolument désintéressée, il fléchit, se rompt et tombe. Accrocher « la question sociale » à une tragédie, c'est jeter un manteau sur un rosier.

(1) Phrase non reproduite dans les Promenades littéraires [note des Amateurs].

(2) Version des Promenades : Je vois un immense ennui se dégager de l'usine incendiée et étouffer, comme une fumée lourde, ce nouveau genre didactique [note des Amateurs].


2. Enquête sur la critique dramatique française, t. 6, janvier-mars 1899, p. 265

Presque tout le monde s'accorde à trouver regrettables les conditions dans lesquelles la critique dramatique s'exerce actuellement à Paris.

Nous avons donc cru intéressant de demander à ce sujet l'opinion des principaux auteurs dramatiques, critiques, acteurs et directeurs de théâtre, et nous leur avons posé les trois questions suivantes :

I. – La critique sérieuse ne devrait-elle pas rendre compte des pièces cinq ou six jours après leur apparition seulement ?

II. – De simples reportages pour le lendemain ne suffiraient-ils pas ?

III. – Ne vaudrait-il pas mieux supprimer toute critique ?

M. REMY DE GOURMONT

L'autre jour j'ai parcouru de M. Mendès sur un vaudeville trois colonnes terminées par un cul-de-lampe aphrodisiaque représentant, avec des mots poivrés, l'envers de bras de Mlle Cassive : est-ce ça la critique dramatique ? Le prétexte des vaudevilles lui est bien inutile : on pourrait la transformer en contes « pour lire au bain » sans lui ôter aucun de ses charmes. Mais c'est peut-être M. Sarcey qui représente la critique dramatique : alors, je le reconnais, le vaudeville lui est nécessaire.

J'ai le souvenir d'un feuilleton de M. Coppée (car lui aussi fut critique dramatique) où, ayant aligné le titre des pièces nouvelles, il rendit compte ingénument des bords de la Seine et en particulier de La Frégate, qui alors se balançait lourdement sous les peupliers, au coin du pont Royal. Il y a très longtemps. Comme j'étais jeune, cela me surprit. Mais aujourd'hui je trouve que c'était là une manière fort sage de comprendre la critique dramatique.

En effet, tout son intérêt est contenu, pour le public, dans la signature de l'article. Et le public a raison, puisque c'est à peine si on joue, par année, deux ou trois pièces qui méritent d'être discutées.

I. Donc la critique sérieuse devrait prendre son temps, quand la pièce en vaut la peine ; dans les autres cas s'abstenir ou parler d'Aristophane, de Racine, d'Ibsen, ou même de La Frégate, si on a assez de talent pour cela.

II. Oh ! oui, presque toujours.

III. Cela serait plus poli pour les livres dont personne ne s'occupe que par hasard, – comme par hasard !

[textes entoilés par Mikaël Lugan, décembre 2005]