2e année — n°11 — 1er novembre 1902

« Notre courrier » (p.22)

Le Rouge-gorge de Buffon

Notre éminent confrère Rémy de Gourmont rappelait récemment dans le Mercure de France, comment Buffon, composant son Histoire naturelle, chargeait des descriptions d'animaux, Daubenton, pour les quadrupèdes, Guéneau et Bexon, pour les oiseaux, et revoyait lui-même ces descriptions au point de vue du style et surtout de l'exactitude scientifique.

A propos de l'article de M. Arthur Comandré, paru dans notre dernier numéro, Rémy de Gourmont nous fait la communication suivante :

22 octobre 1902.

Mon cher confrère,

Le rouge-gorge fait partie de la série des oiseaux rédigés par l'abbé Bexon. Dans quelle mesure Buffon y a-t-il apporté ses corrections, je l'ignore. Il faudrait aller consulter les Mss. au Muséum. En tous cas, le fond du morceau est de Bexon ; Buffon collaborait surtout par des ratures et des changements de mots.

Votre dévoué confrère,

RÉMY DE GOURMONT.


3e année — n°6 — 1er juin 1903

« Bibliographie : VARIA » (pp.23-24)

L. GRIMBLOT, Vocabulaire synthétique de la langue française. Etymologie lexique et graphique, racines, dérivés, etc. 4500 gravures par Noé Legrand (Paris, librairie Larousse, in-12 de XLVIII-180-1160 pages.)

Il faut une certaine étude pour se rendre compte de ce qu'a voulu faire M. Grimblot. Quand on parcourt son vocabulaire au hasard, on est tout dérouté. C'est qu'il ne ressemble nullement aux dictionnaires d'usage. Alors que ceux-ci nous donnent les mots selon l'ordre alphabétique, le dictionnaire de M. Grimblot les présente groupés sous une idée. A épaule, par exemple, on trouvera épaulette, acromion, humérus, omoplate, épaulière, épaulement, espalier, scapulaire. Des notes explicatives complètent l'article et des figures bien dessinées aident l'attention à se fixer. Mais on n'y trouvera point spatule, bien que ce mot représente la forme savante de spatula, dont épaule est la forme populaire. L'auteur le réserve pour un autre groupe, où l'on voit réunis : étendre, distendre, déployer, étirer, étaler, patère, patène, patelle, poêle, pétase, empeigne, spathe, spatule, etc. Ici, ce n'est plus une idée concrète qui sert de lien au groupe, mais une idée abstraite, l'idée d'étendre, d'étaler, d'étirer ; c'est fort ingénieux, quoiqu'on ne comprenne pas très bien au premier abord l'utilité de ces rapprochements. Les secours que l'auteur demande à l'étymologie ne réussissent que peu, malheureusement, à faire la lumière sur ses intentions.

Il dit dans la préface : « Les groupes du Vocabulaire sont basés sur l'étymologie : toute autre classification est en effet illusoire, attendu que celle qui n'a égard qu'au sens des mots, sans les rattacher entre eux par le sens originel, ne peut satisfaire le lecteur qui veut entendre les auteurs classiques, les écrivains scientifiques, dont la langue comprend surtout des éléments typiques et fondamentaux grecs et latins. » Cette explication donne peut-être la clef de l'ouvrage de M. Grimblot. Je dis peut-être, parce qu'il semble bien qu'il a voulu faire tant de choses à la fois que de graves confusions se sont produites dans son esprit.

Grouper ensemble pétase et poêle, c'est faire œuvre d'idéologie, bien plutôt que d'étymologie. M. Grimblot suppose que ces deux mots contiennent également l'idée d'étendre, de rendre plat. C'est une pure confusion philosophique. Les mots contiennent des significations et non des idées. Ils naissent physiquement les uns des autres, et l'idée de « chose plate » importe si peu dans le mot « plat », que l'on dit un plat creux. Il n'est donc pas possible de partir des idées pour arriver aux mots ; il faut partir des mots, et on ira aux idées si l'on peut, ce qui n'arrive pas toujours.

L'étymologie est la partie faible de ce livre ingénieux et plein — jusqu'à déborder — d'aperçus, de notions, de rapprochements utiles, même quand ils sont contestables. On lit par exemple, page 120, et des erreurs analogues se répètent en cent et cent endroits : « Le grec bous, bœuf, etc., a donné le latin bos... » Quoi ! M. Grimblot a fait de la linguistique son étude, et il ignore que le grec et le latin sont des langues contemporaines, sœurs, comme l'italien et le français ? A chaque page, c'est le même refrain : « Rose, rosa, vient du grec rhodon (éolien brodon) ; de la même racine est formé le latin radix, racine. » Apparemment que M. Grimblot sait ce que c'est qu'une racine. Il est bien le dernier, et le seul : il y a longtemps que ceux qui croyaient le savoir l'ont volontairement oublié. Les mots se forment inconsciemment, spontanément, par dérivation ou par métaphore, par allongement ou division ; jamais rien n'est perçu par l'esprit qui ressemble à une racine. Si les hommes avaient la sensation de la valeur de ces prétendues racines, comment auraient-ils toléré que la même racine donnât les pavillons du Louvre et les papillons qui voltigent sur les fleurs ? Ces deux mots sont des variantes d'un même mot originel, le latin papilio. Au lieu de vouloir les expliquer en partant d'une même idée, il faut tout simplement prendre le mot dans sa signification la plus ancienne et chercher comment il a pu acquérir sa signification la plus récente. L'étymologiste ne procède pas autrement que le généalogiste : il lui faut des pièces authentiques, des témoins irrécusables. Au XVIIe siècle, la famille de Lévis se prétendait issue du patriarche Lévi ; elle aurait été bien en peine d'en fournir les preuves. Que d'étymologistes n'ont pas d'autre méthode que leurs désirs ou leurs illusions ! Il ne faut pas, même sous une forme dubitative, écrire ceci : « Ane. Asinus, que l'on dit dérivé de l'hébreu ass... » Ce n'est pas sérieux. M. Grimblot n'est que rarement aussi imprudent. Ses étymologies sont généralement assez exactes, et, s'il n'affirmait à chaque instant que [le] latin vient du grec (« Le latin plus vient du grec polus »), on n'aurait pas de graves reproches à lui faire.

Il est peut-être fâcheux qu'il n'ait pas marqué la distinction nécessaire entre les mots dérivés du latin ou de telle autre langue, et, d'une part, les mots empruntés sans modification ; de l'autre, les mots forgés par les savants. Caillou, de calculu(m), est un exemple de la première catégorie ; composition en est un de la seconde ; taxidermie est un de la troisième. Cette dernière catégorie doit encore être soigneusement distinguée des mots d'origine grecque qui nous sont venus tout faits par l'intermédiaire du latin ; exemple : géographie, qui est déjà dans Cicéron. Il n'est pas permis de supprimer les intermédiaires : cela donne une idée très inexacte de l'histoire d'une langue.

Comme j'ouvre encore une fois le volume, je lis : « Caput vient du grec kephalê... » Cela me gêne au moment de conclure, car, enfin, comment recommander un livre de science linguistique qui contient de pareilles énormités. On se croirait devant un disciple du légendaire abbé Espagnole, pour qui tout vient du grec, tout est grec, jusqu'à son nom. Malgré tout, le Vocabulaire synthétique, et tel qu'il est, avec ses erreurs et la singularité de sa méthode, est un ouvrage important par l'énorme amas de documents qu'il renferme. Personne ne le consultera sans se sentir la curiosité éveillée, et il est assez souvent véridique pour qu'on puisse s'en servir avec fruit. Qu'importe, d'ailleurs, que le public croie, ou ne croie pas, que le latin vient du grec ! Une erreur bien raisonnée, bien documentée, acquiert une valeur par cela même. Quand on découvrit le sanscrit, on crut avoir mis la main sur la langue mère de toutes les langues européennes. Erreur, mais qui ne fut pas inutile et grâce à laquelle la vérité , plus tard, devait se découvrir. Parmi ce peuple de grammairiens que sont les Français, le livre de M. Grimblot excitera bien des passions linguistiques, et cela vaut peut-être mieux que d'avoir exposé froidement et sûrement d'indiscutables vérités. — REMY DE GOURMONT.

[texte entoilé par Mikaël Lugan]