Directeur : Léon Bocquet

Rythme et Synthèse, 3e Année, n° 27, avril 1922, pp. 163-165


ROMANS

Lettres à Sixtine, par Rémy de Gourmont, Paris, 1921. Mercure de France.

Rémy de Gourmont fut un grand, très grand écrivain, – plus grand peut-être que ne le pensent ses meilleurs admirateurs. Nous aimerions à parler longuement de lui. Nous ne voulons pas même effleurer cette tâche dans cette courte chronique. Nous essaierons plus tard de le faire quand l'occasion s'en présentera. Il nous semble, d'ailleurs, que Rémy de Gourmont, si considérable que soit son œuvre, n'a pas donné tout ce qui existait virtuellement en lui. C'est pour nous une volupté et aussi une mélancolie de sentir chez lui maintes possibilités, maintes promesses qui ne sont point arrivées à la magnificence de leur éclosion suprême ! Tant il est vrai que le plus doué des écrivains sent peser sur lui l'étreinte de son époque ! Et Dieu sait si elle fut aride et torride pour l'esprit l'époque qui se déroula sous le règne bourgeois de Jules Grévy, de Sadi Carnot et autres ! Pour qu'un Rémy de Gourmont pût aller jusqu'au bout de lui-même, il eût fallu une époque présentant une aristocratie de connaisseurs capables de soutenir ce qui est bon et de l'imposer, – ou bien il eût fallu la protection d'un tyran épris d'art et de beauté et moins capable de s'offenser des hardiesses de l'esprit que la médiocre opinion publique de notre démocratie. J'aime à songer que l'écrivain Laurent Vallu, champion décidé de l'athéisme, était pensionné pour ses écrits par l'un de ces admirables papes de la Renaissance, et que, par contre, Rémy de Gourmont, fonctionnaire de la troisième République, fut révoqué pour un article de Revue, où s'affirmait une simple indépendance d'opinion !

Les Lettres à Sixtine sont des lettres d'amour écrites par Rémy de Gourmont en l'année 1887, c'est-à-dire à l'époque de ses débuts littéraires.

Si l'on considère la lettre d'amour comme un genre littéraire, – je crois bien qu'il est celui qui offre le plus de difficultés. Tout le charme d'une lettre d'amour réside dans une certaine vibration qu'elle éveille en l'âme du lecteur. Or, je ne crois pas que l'artiste le plus averti soit à ce point de vue absolument maître de ses effets. L'impression produite par la lettre d'amour ne réside presque pas dans l'écrit lui-même. Il est presque en entier dans un certain état de réceptivité pour certains mots, pour certaines phrases où peut se trouver accidentellement le lecteur, – sans qu'il soit possible d'émettre sur ce point la moindre règle générale. Relisons telle lettre d'amour qui nous émouvait jusqu'aux larmes il y a dix ans ; – elle n'éveille plus en nous la musique attendue et la voluptueuse mélancolie des douceurs regrettantes. Pour vibrer à la lettre d'amour la plus émouvante et la plus émue, il faut être en état de grâce. Ce genre d'écrits est fait pour certains moments, et pour certaines âmes : on ne peut le juger intellectuellement. Nous dirions volontiers des Lettres à Sixtine ce que nous dirions des Lettres de Julie de Lespinasse ou de celles de La Religieuse portugaise ou de telles Lettres de la Nouvelle Héloïse : ne lisez pas le livre d'un trait, ouvrez-le de temps en temps, – si vous ne vous sentez pas accroché, laissez-le, – mais si tel jour une passante entrevue vous fait songer à l'image de vos rêves, si tel jour le souvenir de ce qui fut ou de ce qui aurait pu être vous obsède, – ouvrez le livre en confiance, – vous sentirez glisser sur votre chair la caresse qui descend au profond de l'âme, – et vous pourrez communier avec le livre. Car ce livre, – il faut que le lecteur le juge avec sa chair, avec le frisson de sa chair, avec la quintessence de sa chair, c'est-à-dire avec son âme, – et ce n'est pas tous les jours que notre chair a une âme !

Comment commenter un pareil ouvrage. Tout ce que l'on peut faire, c'est se confronter soi-même avec l'âme de l'ouvrage. Indépendamment de leur valeur comme documents amoureux, – il est en ce livre des phrases qui sont belles en elles-mêmes par le fait même qu'elles atteignent à ce que Flaubert nommait la « Vie supérieure de la forme » – simplicité classique de la ligne, limpidité de la mélodie, déroulement léger et rythmé où s'inscrivent exactement le sentiment, l'observation ou l'idée, sorte de vibration intérieure qui ne s'étale jamais, et comme un goût exquis de fraîcheur du matin, – telle nous apparaît la phrase de Rémy de Gourmont. Citer est encore le meilleur moyen de se faire comprendre. – Détachons ce fragment :

« Couché dans le sable, dans les dunes, à l'abri du vent. Par une échancrure, je vois la mer glauque sous le ciel, sous le ciel laiteux ; à l'horizon, après une bande sombre, Jersey se détache dans un bleu de brume. Le sable chauffé par une journée de soleil me brûle et m'amollit ; il y a comme des baisers dans l'air, et les vains désirs se fondent en une tristesse. Le halètement sourd du reflux engourdit la pensée, de même que les effluves salins aiguisent les sens. L'hallucination vient : Tu surgirais tout d'un coup d'entre les grandes herbes des dunes que je n'en serais pas étonné. C'est aussi que j'ai beaucoup vécu avec toi aujourd'hui. Je fus à la messe ce matin, il y avait de l'orgue et toute notre vie dans les églises a surgi devant moi, depuis le vendredi du Stabat jusqu'au jour des jacynthes ».

Il est à la fin du volume deux poèmes en prose d'une indicible fluidité et tout frissonnants de chants secrets. Savourons ce couplet sur le plaisir où le chant laisse derrière lui des écharpes de rêveries et des harmonies d'idées pressenties :

« Le plaisir est humain et divin ; il est spirituel ; ce n'est pas un instinct qui le domine, il a une âme. Il n'est pas égoïste et même ne s'épanouit qu'en autrui. La chair ne frissonne qu'aux frissons de la chair ; le plaisir ne vit que du plaisir qu'il donne. Pour chanter cette chanson charmante, cette enivrante chanson, dis, ô mon amie, – Quel sera notre joueur de flûte ? ».

Nous aventurons-nous en pensant que ces lettres donnent l'accent d'un premier amour ? Rien ne fait encore pressentir l'expérience du jeu cruel de l'amour. Il y a là un abandon total du corps et de l'âme entre les mains de l'Aimée, il y a là un accent de supplication sans pointe cachée, une sorte de repos dans la confiance, et partout le ravissement de connaître l'amour avec la reconnaissance ingénue pour une telle faveur du destin. Sans doute nous aimons cette tendresse et cette ferveur totale pour l'amour, mais nous désirerions sentir par moments le regard du mâle qui guette sa proie et qui joue à lui faire mal, et l'accent de l'homme qui prie la femme, – mais pour la conquérir et l'assujettir. Mais tout cela n'est qu'une question de tempérament et il semble bien que Rémy de Gourmont était assez tendre, – un homme trop tendre même, – cuirassé d'ironie.

« Mon amie, écrit-il, nos esprits sont bien frères. Tous deux nous sentons qu'un coup d'épingle nous est un coup de poignard ». – « Je ne puis me défendre, dit-il encore, d'être extrêmement impressionnable » et il se demande « Au fait, je suis peut-être une âme tendre »...

Très curieuse cette alliance chez Rémy de Gourmont d'un esprit vigoureusement sceptique et d'une sorte de dévotion pour l'amour. Nous croyons que la formule la meilleure pour définir Rémy de Gourmont, – autant qu'une formule peut définir, – serait peut-être : Un sceptique qui avait le mysticisme de la volupté. Tant il est vrai que l'esprit critique le plus viril doit bien, pour faire face à la vie, garder son coin de mysticisme. L'acte de vivre lui-même est un fait mystique, – et l'acte d'aimer est mysticisme pur, – puisqu'au regard de la raison, rien des choses périssables dans l'infinité du temps et de l'espace, – ne serait digne d'arrêter notre affection. Mais qui sait si la présence de la raison en nous ne prouve pas l'existence d'une pensée mystificatrice dans l'Univers !

Beaucoup de remarques de ce livre seraient susceptibles d'un long commentaire. Voici une pensée où l'on sent la griffe : « Seriez-vous comme ceux dont vous me parliez hier, qui n'aiment que ce qu'ils cherchent, qui ne peuvent ou ne veulent plus aimer ce qu'ils ont rencontré ». Eh bien oui, cela est la condition même de l'amour moderne. Pour saisir la profondeur de cette remarque, il faut dissocier les divers éléments de l'amour moderne. L'homme est par essence épris d'aventure. Or, au fur et à mesure que la société, par son mortel progrès, parachève son organisation, la vie de l'individu est enserrée dans des lisières de plus en plus étroites. A son esprit d'aventures, il ne reste plus qu'un champ d'action : l'amour. C'est pour cela que les natures les plus viriles sont poussées dans ce domaine à la recherche des situations irrégulières et périlleuses. Un sage législateur devrait souhaiter que les grandes âmes missent toute leur activité dans les aventures amoureuses les plus extravagantes. Ce serait une condition de sécurité pour ce qu'on a coutume de dénommer l'ordre.

GABRIEL BRUNET

[texte entoilé par Mikaël Lugan, novembre 2005]