1. François Bernouard vu par Francis Carco, De Montmartre au Quartier latin, Albin Michel, 1927

[...] Dans les cafés du boulevard Saint-Michel, au d'Harcourt, à la Source, au Vachette qui cédait les lieux à une banque, au Panthéon, avec Bernouard et deux ou trois amis qu'il employait à l'imprimerie, le plaisir passait en premier. Le plaisir et la fantaisie... Rue Dupuytren, où la Belle Edition tirait orgueil d'une presse à bras impraticable nous gagnions notre vie, le composteur aux mains et le sourire aux lèvres. Jou, le graveur qui devait plus tard s'illustrer, m'enseignait et, passionnant travail pour un poète, j'alignais lettre à lettre dans les moments perdus, les vers de la Bohème et mon cœur qu'on devait publier. Hélas ! la composition faite, le papier nous manqua et une commande intempestive, décidant de mon sort, je dus distribuer les caractères que j'avais assemblés et ma plaquette ne parut point.

— Viens, prendre un glass, fit alors Bernouard pour adoucir ma déception.

Et, me montrant une poignée de louis qu'il venait de toucher pour cette maudite commande il ajouta, joyeux :

— On a toujours le fric !

[...] pour le conquérir, ce « fric », que n'eussions-nous pas entrepris rue Dupuytren, où il manquait ! Nous vendions tout, jusqu'aux habits que Poiret donnait à Bernouard [...]. Je chantais dans la cour. Jou courait les librairies avec d'immenses factures et Clarnet, un Roumain, s'efforçait noblement d'intéresser ses relations à nos stériles efforts. Pourtant rien ne réussissait. On me jetait pour mes chansons, des sous anglais ou italiens. Jou revenait bredouille de ses tournées. Clarnet faisait la noce et Bernouard s'arrachait les cheveux.

Il les avait très longs. Des cheveux blonds, rejetés en arrière, qui lui donnaient l'air inspiré et lui valaient auprès de ces demoiselles du d'Harcourt des succès non d'éditeur mais d'artiste et des piles de soucoupes. Comment s'en tirait-il ? Mystère. Mais nul n'y pensait car Parigot et dressé de bonne heure, ce sympathique garçon « connaissait, comme on dit, la musique » et savait le prouver. Bien qu'il fût plus âgé que nous, il paraissait sans conteste le plus jeune, le plus innocent et peut-être, à ses heures, le plus sentimental. Un type : l'air d'un gamin, très pâle, très éveillé, des yeux bleus, fin, querelleur, toujours drôle, toujours maître de lui et insolent à souhait. Seul, l'huissier arrivait à l'intimider quand certaines échéances requéraient son emploi. Je roulais alors « le patron » dans une grande feuille de papier d'Arches et il assistait aux débats, sans bouger, puis riait comme un fou. Avons-nous ri, souvent, au lieu de nous désespérer ! Avons-nous, froidement, laissé les choses se rétablir d'elles-mêmes! [..]. Par une sorte de miracle, au moment où nous en avions le plus pressant besoin, un auteur qui pouvait payer son édition, survenait et versait un à-compte. Ou c'était un ami de passage à Paris qui nous menait au restaurant, un créancier ému par notre gêne, une copine du Quartier [...].


2. François Bernouard vu par André Billy, Le Pont des Saints-Pères, Arthème Fayard, 1947

[...] un autre centre de vie littéraire où l'on me voyait souvent était la Belle Edition, rue des Saints-Pères.

J'ai connu François Bernouard sur la terrasse du Luxembourg, au temps des faux monnayeurs. Il était alors un jeune homme très blond, très rose, très fluet, dont on ne s'étonnait pas qu'étant enfant il eût posé pour William Bouguereau les petits amours et les petits anges. J'ignore comment s'est révélée sa vocation de typographe. Je l'avais un peu perdu de vue quand, associé avec Louis Jou, il s'établit imprimeur rue Dupuytren, n'ayant pour tout matériel qu'une presse à bras passée depuis à l'état de mythe. N'était-elle pas en bois et ne gémissait-elle pas littéralement comme au siècle de Gutenberg ? Le nier sans être assuré de la non-exactitude du fait serait méconnaître Bernouard et ignorer ce qu'il y a eu de merveilleux dans son aventure. Quoi qu'il en soit, lorsque je le retrouvai installé imprimeur et éditeur dans le fond de la cour, au rez-de-chaussée, 71, rue des Saints-Pères, entre un lapin blanc angora surnommé Francisque Sarcey et un lapin fauve surnommé Gaston Deschamps, la presse à bras de la rue Dupuytren (1) avait cédé la place à un matériel plus moderne et tout le monde était d'accord pour dire que c'était dommage. Bernouard avait un commanditaire, le peintre Claude Chéreau, avec qui, et c'est une des choses surprenantes qui ont donné à sa vie un caractère quasi miraculeux, il n'eut jamais de difficultés financières. Bernouard et Chéreau sont encore les meilleurs amis du monde. Je me demande lequel des deux ce trait de loyauté et de fidélité honore le plus... [...] Chéreau était en 1911 un artiste d'une espèce assez rare dans notre milieu : il passait pour avoir beaucoup d'argent [...]. Dunoyer de Segonzac ? Boussingault ? C'est auprès de lui que je les ai connus [...]. Dunoyer de Segonzac n'était encore connu que par ses dessins, dont on admirait le déliement et la grâce inimitables. Il y avait chez Boussingault un dandysme romantique, assez proche d'une discrétion qui le mettait tout à fait à part. Luc-Albert Moreau complétait le groupe [...].

Pour en finir avec les artistes qui fréquentaient la Belle Edition, et puisque j'ai commencé par eux, je citerai encore Charles de Fontenay, fils de l'ambassadeur, qui n'était pas seulement peintre, mais aussi graveur et musicien, mais aussi philosophe, mais aussi poète [...] Mais l'artiste qui donnait le ton à l'imprimerie de Bernouard, c'était entre tous Paul Iribe, que, d'ailleurs, on voyait peu [...]. Paul Iribe avait dessiné la rose qu'on voit prendre des airs penchés sur la couverture de tous les livres sortis des presses de Bernouard. Les deux journaux satiriques qu'il fit paraître, le Témoin et le Mot, étaient imprimés rue des Saints-Pères [...]. Paul Iribe et Paul Poiret furent, avant 1914, les deux principaux protagonistes du génie français dans le domaine du luxe, de l'art décoratif et de la mode [...].

Comment François Bernouard avait-il donc capté la sympathie d'un homme aussi difficile qu'Iribe ? A propos de Bernouard, il y aurait bien d'autres questions à se poser, car le personnage est étonnant à plus d'un égard, et, d'abord, c'est un poète, et il est toujours étonnant qu'on soit poète. Futile fournira certainement des vers à une anthologie de la poésie ironique et sentimentale, fantaisiste, comme on l'a appelée :

Ils jouaient des instruments
Qui ne charment plus aujourd'hui.
Lors vibraient des sentiments,
Hélas ! qui sont morts depuis.

Bernouard avait débuté dans la vie comme apprenti dentiste et il lui en était resté une grande dextérité dans l'art de remédier aux inégalités de sa propre denture. Invité chaque année chez la belle artiste Gilda Darthy, à Deauville, il faisait sur la plage provision de coquillages qui lui servaient de dents jusqu'aux vacances suivantes, et c'est ainsi qu'un jour d'été où nous nous amusions, dans la cour de la rue des Saints-Pères, à nous mitrailler à tour de rôle à l'aide d'un tuyau d'arrosage, je lui fis, en lui envoyant le jet d'eau à bout portant dans la figure, sauter une incisive à laquelle il tenait beaucoup. Je revois mon Bernouard accroupi sur le pavé ruisselant et levant le pouce pour demander une suspension d'armes. « Pouce ! Pouce ! » et il cherchait sa dent à tâtons, car il est myope. J'en profitai pour asperger son veston accroché à la rampe du perron qui conduisait chez Remy de Gourmont.

Parmi les jeunes poètes de la Belle Edition et de la revue Shéhérazade, à laquelle s'intéressait particulièrement Jean Cocteau, une mention est due à Henri et à Jehan Bouvelet. [...] Jean Cocteau, qui fut un des animateurs de Shéhérazade, n'avait pas encore découvert Apollinaire et l'esprit nouveau, dont il ne devait pas tarder à se faire l'introducteur dans les milieux snobs. Rue des Saints-Pères fréquentait en même temps que lui Maurice Rostand à qui l'on doit rendre justice comme à celui qui fut un des premiers, le premier peut-être, à prendre feu pour Du côté de chez Swann [...]. Après Shéhérazade, la Belle Edition s'apprêtait à faire paraître une autre revue, Panurge.

Pa
Nurge
N'urge
Pas

avais-je écrit dans Paris-Midi. Emile Zavie devait y remplir de vagues fonctions de secrétaire [...].

(1) Sur la troisième de couverture du n°3 du 5 mars 1910, on peut lire la mention suivante : « Imprimé sur les presses a bras de LA BELLE ÉDITION, 247 Rue Saint Jacques, a Paris. » [note des Amateurs]


3. François Bernouard vu par André Salmon, Souvenirs sans fin III, Gallimard, 1961

Dans ce volume, p. 142, André Salmon raconte une « abominable journée » due à certain comportement de François Bernouard, alors qu'ils rendaient visite à Fernand Fleuret, récemment interné. Un peu plus loin, p. 148, on peut lire que « Aux Deux Magots, le poète et imprimeur-éditeur François Bernouard s'empoisonnerait lentement du sacré mélange de sa façon. »

Nota bene : les Souvenirs sans fin ont été réédités en un seul volume, avec une préface de Pierre Combescot, en 2004, dans la Collection blanche [1184 pages, 3 ill., 140 x 225 mm. ISBN 2070744795. 39,00 € ].


4. François Bernouard vu par André Gillois [Maurice Diamant-Berger], Ce siècle avait deux ans, Belfond, 1980, pp. 122-164

[...] Le journalisme mène à tout, dit-on, à condition d'en sortir. Le cinéma aussi [...].

Lorsqu'il s'était agi d'établir les sous-titres des Trois Mousquetaires, comme on le faisait pour tous les films muets, mon frère, et c'est tout à son honneur, voulut raffiner et demanda à Mallet-Stevens de dessiner un carton qui leur servirait de cadre. Ensuite il fallait les imprimer dans ce cadre. C'est alors qu'intervint Pierre de Guingand. Du temps qu'il était peintre, il fréquentait un typographe chez qui tous les artistes faisaient exécuter leurs affiches et les invitations aux expositions. J'allai le trouver de sa part, rue des Saints-Pères, dans l'immeuble où avait vécu et où était mort Rémy de Gourmont.

Ce nom dira-t-il encore quelque chose au lecteur de l'an 2000 ? Il avait fait scandale en publiant le Joujou patriotique [sic]. Ses Lettres à l'Amazone avaient rendu célèbre leur destinatrice, Miss Clifford Barney, qui mourut centenaire, et sur la tombe de qui on inscrivit, pour l'immortaliser, ce beau nom d'Amazone qui ne dit plus rien au passant. En 1921, Rémy de Gourmont, mort en 1915, régnait encore sur les lettres et j'étais tout ému en entrant dans sa maison.

François Bernouard y occupait une petite boutique donnant sur la rue et un atelier au fond de la cour. La boutique n'existe plus, ou plutôt elle est devenue une simple maison de commerce, ce qu'elle n'était guère alors. Seul, au milieu de la cour, un bel arbre continue à vivre sa vie d'arbre. Bernouard virevoltait dans cette cour, allant de l'atelier à la boutique, les cheveux blonds au vent, vêtu le plus souvent d'un bleu de travail, parlant beaucoup, riant souvent, et n'invitant presque jamais son visiteur à s'asseoir car il n'y avait pas ou peu de sièges.

Dans la boutique un escalier menait à un petit bureau meublé d'une table, d'un escabeau et d'un téléphone mural. L'atelier contenait une presse à bras, un massicot et une casse pleine des admirables caractères Garamond dont se servait Bernouard pour les affiches, les invitations et aussi les plaquettes de poèmes qu'il offrait à ses amis.

Il composait lui-même et il avait un ouvrier pour le tirage, un brave type d'artisan qui vivait de salaires incertains et de vin rouge. Les cartons des titres des Trois Mousquetaires leur rapportèrent une certaine opulence pendant quelques jours [...].


A consulter :

Prospectus de la Typographie François Bernouard pour l'édition des œuvres complètes d'Emile Zola.

L'association Montolieu Village du Livre et des Arts graphiques se porte acquéreur d'un fond littéraire et artistique prestigieux comprenant plus de 300 ouvrages, des affiches, catalogues, menus et programmes réalisés par François Bernouard, un des plus grands typographes de la première moitié du XXe siècle.

Sous le signe de la rose