La Vogue.


J'étais resté assez étranger au mouvement dessiné par mes contemporains, vivant très solitaire, en de peu littéraires quartiers ; ne connaissant que des noms qu'un écho parfois me renvoyait, ne lisant que des œuvres anciennes, lorsque, tel après-midi, sous les galeries de l'Odéon, je me mis à feuilleter la Vogue, dont le premier numéro venait de paraître. A mesure, je sentais le petit frisson esthétique et cette impression exquise de nouveau, qui a tant de charme pour la jeunesse. Il me semble que je rêvai encore plus que je ne lus. Le Luxembourg était rose d'avril naissant, je le traversai vers la rue d'Assas, pensant beaucoup plus à la littérature nouvelle qui coïncidait pour moi avec le renouveau des choses qu'à l'affaire qui m'appelait de ce côté de Paris. Ce que j'avais écrit jusqu'alors m'inspira soudain un profond dégoût. Je pensai aussi avec amertume au petit journal où, baudelairien innocent, j'avais envoyé des vers, du fond d'un collège de province, et je me disais que, si j'avais persévéré, j'aurais pu écrire dans une de ces émouvantes petites revues et participer directement aux joies que je venais d'entrevoir. J'y parvins, car mon orientation littéraire se trouva, en moins d'une heure, radicalement modifiée et quatre ans plus tard je publiais Théodat dans la Revue indépendante (« Jean Moréas », Promenades littéraires).

La Vogue

Le premier numéro de la Vogue parut le 11 avril 1886. C'était une revue hebdomadaire de 36 pages in-18, qui avait pour rédacteur en chef Léo d'Orfer. Bureaux : 41, rue des Écoles. Elle annonçait :

Stendhal inédit, de M. Charles Henry ;

L'Esthétique du verbe, de M. Gustave Kahn ;

Une étude sur les impressionnistes, de M. Félix Fénéon ;

Les Poètes maudits (2e série), de Paul Verlaine ;

Les Illuminations, d'Arthur Rimbaud ;

Des nouvelles de Jules Laforgue ;

Et divers ouvrages en prose et en vers de MM. Léon Cladel, Villiers de l'Isle-Adam, Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine, Gustave Kahn, Charles Morice, Charles Viguier, Jean Moréas, Paul Adam, Huysmans, Mathias Morhardt, René Ghil, Joseph Caraguel, Louis le Cardonnel, Jules Laforgue, Jean Lorrain, Edouard Dujardin.

La plupart des œuvres annoncées ont paru. Jules Renard y donna les nouvelles qui composent Crime de village. Jules Laforgue y inséra le Concile féerique. Jean Moréas et Paul Adam y publièrent le Thé chez Miranda où on lisait des truculences de ce genre :

« C'est l'hiémale nuit et ses buées et leurs doux comas.

Quartier Malesherbes. Boudoir oblong. En la profondeur violâtre du tapis, des cycloïdes bigarrures. En les froncis des tentures, l'inflexion des voix s'apitoie ; en les froncis des tentures lourdes, sombres, à plumetis...

Dehors, la blancheur pacifiante des neiges.

Au foyer, la flamme s'allonge, s'allonge et se recroqueville, s'aplatit et se renfle — facétieuse.

Et des émanations défaillent par le boudoir oblong, des émanations comme d'une guimpe attiédie au contact du derme. ».....

[...] La Vogue était convertie aux idées d'évolution. Elle s'avouait persuadée que « le capitalisme doit évoluer, et que dans la limite où ces termes sont connexes, capitalisme, christianisme et judaïsme doivent évoluer ».

Au milieu de l'an 1884, Léo d'Orfer avait eu l'idée de demander à « bon nombre d'écrivains et de poètes » une définition de la poésie. Voici les réponses les plus curieuses qui lui furent adressées :

« La poésie est l'expression par le langage humain, ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l'existence ; elle doue ainsi d'authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle. » STÉPHANE MALLARMÉ.

« ... Aujourd'hui, les poètes modernes me semblent faire de la poésie ce que le Binet de Madame Bovary faisait du bois : « une de ces ivoirines indescriptibles, composées de croissants, de sphères creusées, les unes dans les autres, le tout droit comme un obélisque » et ne servant à rien, heureusement. C'est du tournage de vocables vides, en chambre ; mais enfin la poésie est au-dessus de ces tourneurs et, par les temps utilitaires qui courent, il me semble qu'elle devrait être, à la suite de Baudelaire et de Verlaine, l'un des factices véhicules des esprits détenus, — quelque chose de vague comme une musique qui permette de rêver sur des au-delà, loin de l'américaine prison où Paris nous fait vivre. » J.-K. HUYSMANS.

[...] Jean Moréas avait envoyé douze points d'interrogation. Laurent Tailhade plaisantait, ne retenant de l'état de poète lyrique que la facilité d'un beau mariage, et Joseph Caraguel ne voyait dans la poésie que « l'art de dire excentriquement des banalités ».

Pour aider à la définition de la poésie, la Vogue reproduisait l'Art poétique d'Horace, traduit en vers français par Jacques Peletier du Mans.

La Vogue de d'Orfer ne fournit pas une longue carrière. Le titre fut repris depuis à deux reprises pour des publications nouvelles, en 1889 par Gustave Kahn et en 1899 (avant de disparaître définitivement) par Tristan Klingsor (Ernest Raynaud, La Mêlée symboliste, Nizet, 1971, p. 57-62).

Le premier numéro de cette revue célèbre, dont il existe trois séries, parut le 11 avril 1886, sous la direction de Léo d'Orfer, qui s'était adjoint comme secrétaire de la rédaction Gustave Kahn.

Celui-ci succéda bientôt à Léo d'Orfer comme directeur de la Vogue et lui imprima, avec l'aide de Félix Fénéon, une tendance exclusivement symboliste. C'est dans cette première série de la Vogue que parurent les Illuminations d'Arthur Rimbaud, la 2e série des Poètes maudits de Verlaine, Le Concile féerique de Jules Laforgue, et l'étude sur les peintres impressionnistes de Félix Fénéon, ainsi que le Thé chez Miranda de Jean Moréas et Paul Adam. Elle compta en outre parmi ses collaborateurs Edouard Dujardin, Villiers de l'Isle-Adam, Charles Henry, Charles Morice, Stéphane Mallarmé.

La Vogue, au bout de trente et un numéros, cessa sa publication ; une deuxième série, sous la direction de Gustave Kahn, reparut en juillet 1889, mais par suite de difficultés matérielles, ne comporta qu'un très petit nombre de fascicules, auxquels collaborèrent Henri de Régnier, Jean Lorrain, Retté, F. Vielé-Griffin.

En janvier 1899, le titre fut repris pour une troisième série, éphémère elle aussi, dirigée par Tristan Klingsor et Henri Degron (Le Mouvement symboliste, Editions des Bibliothèques nationales, 1936, p. 53-54).