Un centenaire

C'est un septième centenaire et c'est celui de Roger Bacon, qui inventa la poudre, bien d'autres choses et qui fut un grand esprit. Beaucoup de personnes, peu familières avec l'érudition, le confondent volontiers avec François Bacon ; elles ont tort assurément, mais c'est peut-être pardonnable, car les deux Bacon, également anglais, furent également de grands physiciens, de grands philosophes et pratiquèrent avec une égale ferveur et un égal génie la méthode expérimentale. Roger Bacon mourut à la fin du XIIIe siècle. On se représente généralement ces temps comme purement théologiques ou purement artistiques et littéraires. C'est une erreur. La science y a son rôle, elle y a ses laboratoires et déjà ses maîtres et déjà sa tradition : Roger Bacon parle quelque part de son maître ès-expériences, un certain Pierre de Maricourt, dont on ne sait rien. Mais Pierre de Maricourt avait eu sans doute un maître lui aussi : la loi de constance intellectuelle exige qu'il n'y ait pas eu de lacune dans la conception philosophique du monde. Il y eut toujours des savants, parce qu'il y eut toujours des hommes intelligents, des hommes qui ne se satisfaisaient pas de l'apparence des choses, des hommes qui voulaient savoir, savoir toujours davantage. Dès que l'on dit science, on dit opposition avec les forces religieuses. Roger Bacon en éprouva la puissance stupide et passa beaucoup d'années en prison. Le pape, au nom de Dieu, s'opposait à ce que l'on interrogeât la nature : qui sait ce qu'elle allait répondre ? Roger était pourtant moine, et moine franciscain, mais il croyait cependant que le monde avait été donné à l'homme comme champ d'expériences et d'investigation. Aussi passa-t-il toutes ses années de liberté à chercher et il trouva du moins le principe de tant d'inventions modernes qu'il faut le ranger, en tant qu'homme de science, parmi les modernes : c'est un esprit contemporain.

L'animal fou

On a discuté ces temps derniers la question de savoir si un animal pouvait devenir fou. Théoriquement, ce n'est pas douteux. La folie est une maladie du cerveau et même une maladie de l'organisme réagissant sur le cerveau. Or, l'animal qui a un cerveau peut avoir mal à ce cerveau, donc peut être atteint des mêmes troubles cérébraux que l'homme lui-même. Toutefois, l'animal étant dépourvu d'imagination, cette folie doit prendre chez lui des caractères très différents de ceux que prend la folie humaine, et surtout ils doivent être moins accentués. Il y aura toujours moins loin de la folie à la lucidité animale que de la folie à la lucidité humaine ; mais s'il y a idiotie, elle aura très bien les mêmes caractères. On dit que l'idiotie et certaines formes de démence font de l'homme des brutes, mais ce qui caractérise la brute animale et normale, c'est précisément l'ordre et l'activité dans l'ordre. L'animal n'a pas beaucoup d'actes différents à sa disposition, mais il s'acquitte merveilleusement de ceux qui sont en son pouvoir et cela précisément parce qu'il n'a pas d'imagination. Dire qu'un homme est une brute, ce serait lui faire le compliment le plus délicat, car une brute est incapable de ne pas faire son devoir. Voyez comme les animaux s'en acquittent merveilleusement. Chez eux, le devoir se confond avec la fonction, tandis que chez l'homme, le devoir est presque toujours contradictoire à la fonction, donc sujet à mille erreurs. L'animal fou perd donc à la fois la notion de ses devoirs et la notion de ses fonctions. La folie se réduit donc chez lui à l'idiotie. L'animal idiot et l'homme idiot sont parfaitement identiques et l'homme normal est peut-être un animal fou, tout simplement.

Tu et toi

Je lisais l'autre jour dans un journal une nouvelle signée d'un nom qui n'est pas inconnu, mais dont je n'avais jamais rien lu encore. J'aime à me renseigner, surtout à peu de frais. Je n'aurais certes pas entrepris la lecture d'un roman signé de ce nom-là, mais une nouvelle de cinq ou six minutes ! Tout d'abord cela va bien. Ce sont des mœurs anglaises et je n'ai rien à y reprendre. Rien ne me choque. Un tuteur épouse sa pupille et, quoique un peu inquiet de la disproportion des âges, se trouve parfaitement heureux, sa jeune femme ne lui donnant aucune occasion de jalousie. Cependant il y a un neveu, mais en jeune Anglais froid et raisonnable, il ne porte sur sa jeune tante nul regard concupiscent. Jusqu'ici c'est donc assez banal mais bien conforme aux mœurs nationales. Je poursuis et voilà que l'oncle a l'occasion d'entendre à travers une cloison ou un rideau les deux jeunes gens discourir familièrement. Il écoute, s'aperçoit qu'ils se tutoient, comprend tout, et meurt soudain d'une vieille maladie de cœur. Or, étant donné le milieu anglais, le dénouement est purement idéal, les Anglais, quels que soient le degré et la nature de leur intimité, ne se tutoyant jamais, comme tout le monde le sait, excepté l'auteur étourdi de ladite nouvelle. Ce n'est pas un crime d'ignorer cela, sans doute, mais c'en est peut-être un de vouloir peindre des mœurs anglaises, lorsqu'on n'y connaît rien. Et peu à peu cela me fit réfléchir à tous ces romans ou contes historiques ou exotiques, que l'on nous donne à foison et sur lesquels s'appuie la connaissance populaire de l'histoire et des mœurs étrangères. Tout est vrai en psychologie et je veux bien me moquer de la vérité psychologique, mais l'inexactitude m'exaspère. L'ignorance n'est peut-être que de la bêtise cultivée.

Le buste de Camoens

Il y avait une statue, ou un buste, de Camoens. Il n'y en a plus. On l'enleva au moment même qu'en Portugal on célébrait sa mémoire en des fêtes populaires. C'est des histoires de rues dans le détail desquelles je n'entrerai pas. Camoens gênait le classement de son avenue. Voilà. C'est ici que cela devient amusant. Cet homme borgne, dit un conseiller municipal, ne s'harmonise pas avec la beauté de ces moellons sculptés et superposés en forme de cages à bipèdes. Nous tenons à l'harmonie. Faites-lui un second œil et nous classons. Le sculpteur protestait de son respect pour l'histoire où Camoens perdit un œil. Les propriétaires, avides de classement, déménagèrent Camoens. Alors on va classer. Le Portugal ne sera pas content, mais l'harmonie régnera à Paris, à ce que dit le conseiller municipal de ce quartier heureux. J'aime cette préoccupation d'harmonie. Cela indique une belle nature, mais je dois dire que je ne la comprends pas, car il y a des précédents à la désharmonie, des précédents qui ont tous été approuvés par le conseil municipal, dont cet harmonique conseiller n'est, après tout, qu'un fragment. Camoens a beau être borgne, était-il plus désharmonique que ce pochard de Musset qu'un ange gardien aide à s'asseoir au coin du Théâtre-Français ? L'était-il moins que ces tristes fantômes dont on a nanti le Cours-la-Reine, ou que le Béranger du square du Temple qui fait si peur aux enfants et ne fait pas peur aux moineaux ? Camoens avait cet avantage de ne pas tenir beaucoup de place et même de passer inaperçu, attendu qu'on ne passe guère dans son avenue. Allons! Qu'on le mette au Luxembourg, ce cimetière des poètes !

Architectes

J'ai, je l'avoue, une grande animosité contre les architectes, mais je leur pardonnerais encore plus volontiers des gabegies comme celle de l'Imprimerie Nationale que le mauvais goût de leurs constructions. Tel palais dans un beau quartier de Paris est plus scandaleux, à mon gré, que le gaspillage de millions auquel ils viennent de se livrer rue de la Convention. Néanmoins, on reconnaîtra que cette dernière histoire est assez caractéristique d'une incapacité générale qui va de l'art à la maçonnerie, à la menuiserie et au choix même des terrains et des matières premières. Enfin, on leur demandait de construire une imprimerie et ils se sont révélés incapables de le faire. Infatués d'eux-mêmes, ils n'ont même pas eu l'idée, quoique n'en ayant jamais vu, d'aller visiter une de ces grandes imprimeries qui fonctionnent à merveille et ils ont livré un bâtiment où les planchers n'étaient pas assez solides pour supporter les lourdes machines modernes. Et tout à l'avenant. C'est que je crois bien qu'il n'y a qu'un seul homme capable de surveiller la construction d'une usine, c'est l'usinier qui a intérêt à ce que de toutes ses parties résulte un fonctionnement harmonieux. Est-ce qu'on apprend aux architectes à construire pour l'industrie ? Est-ce que c'est un souci digne d'un « artiste », d'un homme aux cheveux longs ? Les Romains n'avaient point de bâtiments industriels, ni les Grecs, ni les Assyriens ; donc une chose appelée imprimerie, même nationale, ne mérite aucun souci. Pourvu qu'elle rapporte de beaux honoraires, on y montrera toujours assez de génie. Les honoraires ont été beaux et ce n'est pas fini, ils le seront encore, puisqu'on s'apprête à voter de nouveaux millions. Et quant au génie, qu'on ne leur demandait pas, ils l'ont mis dans le désordre, dans l'incapacité et dans l'inconscience.