Septembre [1897].

69

Les Faiseurs de Statues. — L'anarchie a couvert la France, et bientôt l'Europe, de statues. Il y a les faiseurs de statues, comme il y a les faiseuses d'anges. Cela ne suffirait-il pas à faire maudire à jamais Caserio que, grâce à lui, pas une bourgade ne dort plus au bord d'un ruisseau plein de roseaux que veillée et assombrie par le triste bronze où s'immobilisent les yeux nuls d'un ingénieur assassiné ? On va donc déifier M. Canovas, mais en bois ou en terre, car l'Espagne est pauvre et les sous y sont rares. L'idée de massacrer cet hidalgo me semble singulière entre toutes celles qui peuvent hanter les lobes appauvris d'un trimardeur élégant. D'abord, il était assez vieux et à la veille du remisage ; ensuite, si les bombistes qui se récréèrent à éventrer les fillettes de Barcelone, si ces braves avaient avoué leurs actes, nul, ni même M. Canovas, n'aurait eu le goût des revanches de Monjuich. Tout d'ailleurs est obscur de ce qui se passe en Espagne ; c'est un pays trop différent de l'Europe centrale pour que nous puissions en juger les gestes. Les anarchistes de là sont sans doute moins avisés que M. Sébastien Faure, moins subtils, moins aptes à réciter de fructueuses conférences. Je les crois très sérieux, très croyants, très dévoués. Pauvres gens ! Ils vénèrent la madone Anarchie avec la même foi que l'autre, celle qui s'orne de belles robes bleues à étoiles d'or : et ni l'une ni l'autre ne protège leur faible cœur contre les trop généreuses tentations. Ils prient, et c'est un Italien qui frappe. Ils crient, et c'est sur leur chair innocente que se vengeront les Lois ! Sobres, ils ont à peine de l'eau et pas de pain : si on leur avait distribué les ors gaspillés à Cuba, ils joueraient de la mandoline sous les balcons ventrus. Il ne faut pas exaspérer les pauvres.

Un acte comme celui d'Angiolillo étant humainement absurde, on peut lui chercher une signification symbolique, car il faut comprendre : c'est la carrière de l'homme.

L'Espagne ne comprendra pas. L'Italie n'a pas compris ; la France n'a pas compris. Aucun des gouvernements d'aujourd'hui n'a la bonne volonté de vouloir comprendre. C'est difficile. Dira-t-on qu'il suffit d'une injustice bien stupide, bien basse, bien laide, d'une seule injustice volontaire et préméditée pour que l'Univers entier se révolte et délègue un caillou, un couteau, un peu de poudre ? Cela est bien mystique et bien métaphysique. Mais parfois, en considérant la vilenie des civilisations actuelles, on s'étonne que le soleil se couche si souvent sans avoir souri à quelque vengeance ingénieuse. Seule la lâcheté de l'homme lui déconseille le crime. Peut-être aussi un peu d'expérience acquise au cours des siècles : un cerveau qui n'est pas totalement oblitéré par l'esprit de haine comprend que la marche du monde n'est pas plus dévoyée par un assassinat que la marche d'un train par la pierre de fronde qui en brise une des vitres.

Alors ?...

Si l'on est porté à souhaiter un déraillement, il faut parler, il faut écrire, il faut sourire, il faut s'abstenir — c'est le grand point — de toute vie civique. Les actuelles organisations sociales ont cette tare fondamentale que l'abstention légale et silencieuse les rend inermes et ridicules. Il faut empoisonner l'Autorité, lentement, en jouant. C'est si charmant de jouer et si utile au bon fonctionnement humain ! Il faut se moquer. Il faut passer, l'ironie dans les yeux, à travers les mailles des lois anti-libérales, et quand on promène à travers vos vignes, gens de France, l'idole gouvernementale, gardez-vous d'aucun acte vilain, des gros mots, des violences, — rentrez chez vous, et mettez les volets. Sans avoir rien fait que de très simple et de très innocent, vous vous réveillerez plus libres le lendemain. Menacées de crever de faim, les Lois vous feront la cour et souriront. Ah ! que je voudrais voir inaugurer M. Carnot dans le désert poussiéreux d'une vaste place ! Quelques toutous tournent autour de quatre habits brodés ; des ouvriers allant au travail passent sans lever la tête ; un groupe d'enfants sous les vieux arbres joue, indifférent ; l'omnibus du chemin de fer trotte sûr de l'heure et du vide. La ville est celle de tous les jours : il ne se passe rien.

pp. 149-152.

70

Autres Statues, ou Bancel et Augier. — Comme M. Carnot, M. Augier est décidément devenu un de nos génies représentatifs. On vient de lui élever un monument d'une ampleur qui serait idolâtrique pour un Hugo ou pour un Balzac. Mais rien n'est trop beau pour un Augier. On a même requis afin de perpétuer cette figure radieuse, ce grand poète, cet homme des cimes, ce chasseur d'aigles, non les ordinaires outils d'un Hors-concours, mais l'ébauchoir d'or d'une duchesse « émule de Marcello ». Cependant, aux mêmes lieux, à la même minute, on inaugurait l'effigie d'un sieur Bancel, alpiniste, très heureusement figuré, d'ailleurs, au moment où, serrant d'une main le traditionnel alpinstock, il montre de l'autre à ses compagnons de route le but glorieux de leur ascension. Cet « enfant de Valence » fut aussi un homme politique, à ce que prétend M. Claretie qui rédigea, pour égayer cette fête incomprise, un parallèle « entre les deux bronzes ». M. Claretie affirme donc : « A l'heure où Désiré Bancel faisait entendre sa parole libre, Emile Augier, lui aussi, nous enseignait la liberté... » Que vaut ce rapprochement ? Augier fut-il le Bancel de la poésie, ou Bancel l'Augier de la politique ? Question obscure que M. Claretie n'a point résolue, du moins à notre avis. N'importe,

Onorate l'altissimo poeta.

pp. 152-153.

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81

[Novembre 1897].

Bourbaki. — On croit avoir fait l'éloge d'un général par le mot : bravoure. Cela dirait beaucoup pour un soldat, pour un colonel ; cela n'est rien pour un commandant d'armée. La bravoure (mépris du danger) est le mérite des gens qui n'ont pas d'autre mérite ; la plupart des animaux sont braves parce qu'ils sont inintelligents ; les bêtes stupides ne reculent jamais ; les bêtes frottées à l'homme cèdent et fuient dès qu'elles sentent leur infériorité. L'homme moyen d'aujourd'hui, et même le plus humble, a trop de nervosité pour être naturellement brave ; alors, le sentiment surmonté, la bravoure lui sera un mérite. Mais le général en chef a un autre devoir : l'intelligence, — et, ici, précisée : le coup d'œil, la décision, l'autorité. Bourbaki, brave colonel, fut un général misérable, comme tous ses contemporains. Faut-il dire : puisqu'il fut battu ? Presque, car la seule utilité sociale d'un général est d'être vainqueur. Les Romains, durs et logiques, dégradaient le général vaincu ; les Hollandais pendirent un amiral qui s'était laissé battre. Bourbaki, d'ailleurs, essaya de se tuer. L'intention était bonne — quoiqu'il eût mieux fait de tuer ses adversaires. On a vraiment abusé du noble gloria victis, de cette parole suprême qu'on n'a peut-être pas eu le droit de prononcer plus de trois ou quatre fois depuis le commencement de l'histoire. Proférée à propos des défaites de 1870, elle signifie simplement : gloire à l'incapacité.

Qui fera l'anthologie des sottises proférées sur ce sujet, depuis plus de vingt-cinq ans ? A quelles niaiseries, à quelles pauvretés verrait-on alors toujours accolée l'idée de patrie ! Il est incompréhensible que ce mot ne puisse jamais s'avancer seul, dans sa nudité significative. Je lisais hier : « En dehors de l'église, l'armée est le seul endroit où l'on parle encore de ces choses démodées qu'on appelle le dévouement, le désintéressement, l'abnégation, l'esprit de subordination et de sacrifice, où l'on apprend à un misérable, qui n'a souvent ni feu ni lieu, qu'il doit se faire tuer pour ceux qui possèdent, dans une soumission sublime à l'entité idéale intangible, qu'il ne comprend pas et qui s'appelle : patrie. » Cynisme ? Non. L'auteur de ces lignes est un publiciste catholique, honorable, estimé, M. A. de Ganniers, et l'opinion qu'il expose est très répandue. La phrase est anthologique ; j'espère qu'elle sera recueillie par les journaux populaires.

pp. 172-174.

86

[Décembre 1897].

Loi Electorale. — Il n'est pas bête ce projet de baser le nombre des députés sur le nombre des électeurs, au lieu que, jusqu'alors, il était basé sur la population totale. On pourra donc, en ne se faisant pas inscrire au registre du troupeau votant : d'abord échapper soi-même au dégoût d'être représenté par un sordide politicien ; ensuite, par cette abstention et le bon exemple, diminuer le nombre des députés. Excellent, ce projet qui permettra d'arriver à une sorte d'anarchisme pacifique, par la seule vertu de l'abstention. Voilà un bon terrain de propagande : semez l'abstention, peut-être récolterez-vous la liberté ? Rêve ! Sans doute, mais celui-là n'est pas mauvais.

p. 183.

87

Discours d'usage. — On n'a pas assez parlé de ce « discours d'usage » proféré à Orléans, par un magistrat, à la rentrée des cours et des tribunaux. Ce fut une belle protestation contre la coutume des jurys d'acquitter le mari qui assassine sa femme adultère. On sait que c'est par Alexandre Dumas fils que fut mise à la mode cette clémence. Que de pauvres créatures, coupables d'un frisson charnel, furent massacrées par le hideux « Tue-la ! » d'un homme qui à ses qualités de dramaturge phraseur joignait une philosophie pharisaïque. Cette parole anti-humaine est une des plus laides qui furent jamais prononcées et l'une de celles qui eurent la plus sanglante influence. Ne dit-elle pas bien toute l'ignominie du bourgeoisisme ? Et quel pauvre philosophe que celui qui la prononça ! Comme il s'est trompé sur les tendances de son temps !

pp. 183-184.

88

Querelles de Belgique. — M. de Groux se laissa aller, le mois passé, à « blaguer » la Belgique. Rapportées et imprimées par M. Lorrain, ces plaisanteries innocentes ont pris un air de manifeste intempestif dont M. de Groux a pâti : je voudrais le faire réfléchir en lui disant (mon amitié me le permet) que si le mot « Belge » était une injure, il la mériterait par son insistance à mépriser un petit pays d'une belle vitalité intellectuelle ; parmi les nouveaux écrivains qui comptent, ou qui pèsent, il a en a quatre ou cinq qu'il faudrait bien dire Belges, — s'il y avait des Belges. Mais il n'y a pas de Belges. Il y a en Belgique des Wallons et des Flamands, comme il y a en Suisse des Bourguignons et des Souabes. Il ne faut pas confondre l'appellation politique et de hasard d'une région avec les races qui peuplent cette région et qui l'ont civilisée. Si par suite d'aventures un pays politique se formait de morceaux d'Alsace, de Luxembourg, de Lorraine, de Bade et qu'on appelât cela Austrasie, cela ferait il qu'il y eût dans les quarante-huit heures (ou ans) des Austrasiens, un esprit austrasien, une âme austrasienne ? La littérature usitée en Belgique est française : or un écrivain, un poète, un philosophe, un homme des régions intellectuelles n'a qu'une patrie : sa langue. Tout Belge de haute culture est français. Nous ferons-nous les complices de petites dynasties, d'humbles politiques ? Qui oserait, à Paris, appeler Verhaeren ou Maeterlinck des écrivains étrangers ?

pp. 186-185.

89

Une belle page. — Quelle belle page, ainsi rédigée selon la vérité, donnerait le titre du livre de M. Baïhaut : Impressions cellulaires, Mazas, Etampes, Sainte-Pélagie, par M. Baïhaut, ancien ministre, ancien vice-président de la Société d'Encouragement au Bien.

p. 185.