[Janvier 1898].

92

L'Afrique et l'opinion. — Si peu de gens s'intéressent aux prodigieuses expéditions africaines, qu'on ose à peine avouer suivre avec passion la marche hypothétique de trois missions françaises entre le Nil et le Congo. Il s'agit tout simplement de la possession d'un pays grand comme l'Europe et capable- d'une richesse asiatique. Ensuite, ces marches dans l'inconnu, ces quelques hommes qui par leur seule présence domptent des peuples, ce renouveau en des formes plus humaines, des fantasmagories des Cortez et des Pizarre... Pourquoi personne ne tente-t-il d'enthousiasmer le peuple à la grandeur de ces aventures ?

Juin [1898].

108

Le Guerre. — Depuis les premiers coups de canon américain, il n'est presque plus jamais question des insurgés. Cette cause première, ayant engendré sa conséquence, disparaît. C'est très logique et aucunement mystérieux. Lorsque la discussion était tout intérieure, qu'il s'agissait de deux clans de même race (avec des nuances), de même langue, de mêmes habitudes sociales, la majorité des Cubains soutenait ouvertement ou en secret les bandes insurgées ; les riches planteurs même et les gros négociants auraient assez volontiers accepté une indépendance qui eût été économique autant que politique ; l'intervention des Américains a détaché l'opinion publique du parti qui acceptait et appelait les étrangers, et on a vu les insurgés eux-mêmes redouter un débarquement qu'ils avaient souhaité d'abord. Les Américains avaient cru que leurs seuls ennemis à Cuba étaient les Espagnols ; ils devront maintenant y joindre dans leurs calculs la population cubaine tout entière, hormis une dizaine de mille hommes qui battent la campagne avec une attitude farouche de Chouans. Si Cuba ne s'est pas révoltée au premier signal, c'est que Cuba est une Andromède qui voudrait briser ses chaînes elle-même et qui redoute son sauveur plus encore que son tyran.

Les Américains prétendent en cette affaire à un désintéressement comparable à celui de Don Quichotte ; cela nous a fait sourire, et même rire ; cela a fait rire jusqu'aux hommes sensibles qui naguère voulurent délivrer l'Arménie en prononçant des paroles magiques, c'est-à-dire de beaux discours. Pourquoi le peuple des Etats-Unis n'éprouverait-il pas un sentiment analogue à celui qui arma l'Europe, il y a soixante-dix ans, en faveur des Grecs ? Je ne vois là rien d'impossible, rien de contradictoire avec ce que nous connaissons de la psychologie des Américains du Nord. Pourquoi des gens qui jettent tous les ans des centaines de millions dans les fondations d'universités, de bibliothèques, de musées n'en dépenseraient-ils pas autant, et même dix fois plus pour satisfaire une fantaisie politique ? L'acte désintéressé est un si grand plaisir qu'il ne doit jamais surprendre et, d'autre part, être désintéressé est souvent le seul moyen d'être pratique.

Cette guerre n'en est pas moins déplorable, car elle peut donner à un peuple jusqu'alors pacifique la conscience de sa force, le goût des aventures, et le désir de la gloire. L'île de Cuba ne sera pas annexée sous la forme d'une étoile au drapeau de l'Union, mais il est difficile qu'elle échappe à une influence assez étroite pour ressembler à une sorte de protectorat et nul ne sait où s'arrêtera un rayonnement parti d'un centre aussi puissant. Lorsque les Etats-Unis auront une flotte et une armée proportionnées à leur population, l'Angleterre elle-même devra leur faire tant de concessions douanières que le Canada, un jour ou l'autre, sans bruit, cessera d'être une colonie britannique. Les Antilles et les Guyanes auront sans doute un sort analogue et Monroe bénira ses fils du haut du Popocatepelt.

Nous nous figurons toujours être au bout de l'histoire ; des gens, d'ailleurs honorables, qualifient sérieusement de définitive la carte actuelle de l'Europe, et quant à celle du reste du monde, ils n'y font que les retouches prévues par une logique modeste et timorée. Il faut être plus hardi et s'attendre à tout. Songez que toutes les races et toutes les langues d'aujourd'hui sont appelées à mourir aussi sûrement que les Pelasges et les Ligures qui ont jadis couvert l'Europe ! Nous travaillons pour des peuples qui ne sont pas encore nés et qui nous découvriront par nos sépultures, un jour, comme nous avons découvert l'homme quaternaire. Mais à se tenir dans les limites historiques, si le centre du monde s'est déplacé depuis douze cents ans de vingt-cinq degrés vers le nord, croit-on qu'il ne puisse se déplacer encore, au sud, à l'est ou à l'occident ?

Sans doute les journaux « jaunes » qui rêvent de conquérir l'Europe dans un délai de cinquante ans sont extraordinairement ridicules, mais s'ils reculaient leur songe de seulement un demi-millier d'années, — que trouverait-on à leur répondre ?

pp. 250-253 de la 7e édition, 1921.


[Juin 1898].

109

Les Races latines . — La présente guerre a fourni aux journalistes de toutes les couleurs une excellente occasion de confondre une fois de plus les langues et les races. Il n'y a aucun rapport nécessaire entre la langue et la race. Le monde est plein de peuples qui ne parlent pas la langue qui représenterait l'état exact de leur race ou des races mêlées dont ils sont le produit : tels sont les Espagnols et les Français. Les premiers sont le résultat d'un mélange fort complexe où il faudrait nommer les Ligures, les Cantabres, les Ibères, les Celtes, les Lusitaniens, les Latins, les Goths et les Vandales, les Alains, les Suèves, les Arabes et les Berbères : l'élément latin doit représenter un septième ou un huitième du total selon les provinces. Il est aussi raisonnable d'appeler les Espagnols une race latine parce qu'ils furent conquis par les Romains, que d'appeler les Kabyles une race française parce qu'ils sont sous la domination française. Les Français du Midi sont le produit d'un mélange sensiblement analogue ; les Français du Nord sont des celto-germains influencés par le sang latin, puis, selon les régions, par les Francs, les Burgondes, les Normands. La population du nord de la France ne diffère donc que peu de celle de l'Allemagne du sud-ouest : Bavarois et Français sont des celto-germains, dont la langue et l'habitat ont seuls fait des peuples différents. La part du sang latin chez un Français du Nord est peut-être d'un dixième : elle est moindre encore en Normandie où la race contient un élément de plus. Il n'y a pas aujourd'hui de race latine, en dehors peut-être des faubourgs de Rome, de la campagne romaine, de Naples et de ses environs, de quelques petites régions.

Cet exposé, pour lequel j'ai consulté un livre datant déjà d'une vingtaine d'années, n'est peut-être pas rigoureusement exact, mais il contient une notion précise et qu'il faut retenir : il n'y a pas de races latines et il n'y a qu'un pays de tradition latine, l'Italie.

Rien n'est d'ailleurs plus obscur que ces questions de races. Si ancienne que soit la race dont on parle, que ce soit la Ligure, l'Ibère ou l'Etrusque, rien ne peut faire supposer qu'elle n'ait pas été elle-même un mélange dont les éléments nous sont inconnus. Les anciens peuples ne voyageaient pas ; ils émigraient. Des nations entières parcouraient le monde, incertaines de leur destinée, inquiètes sans cesse de ciels nouveaux et de nouveaux pâturages ; les rencontres, les chocs et les mélanges devaient être fréquents, et les types n'étaient peut-être pas plus purs, ni plus stables qu'aujourd'hui. Une race, c'est un peuple qui s'est établi dans une région et en a subi l'influence. Le sol qui crée les races animales, crée aussi les races humaines, et s'il y a importation de sang étranger chez une race déjà fixée, cette race l'absorbe et se l'assimile sans rien perdre du caractère qu'elle doit à la terre qui la nourrit. D'un seul couple ont pu naître sans culture spéciale le cheval breton et le cheval percheron, aujourd'hui plus différents qu'un Patagon et un Esquimau. Le sol semble être, en même temps que la condition, la limite de l'évolution des races : la plaine de Caen produira toujours un Normand, dans un temps donné, quel que soit le type humain dont on lui confie le soin et la transformation. Le type européen, en Amérique, tend constamment à se rapprocher du type indien, et cela en dehors de tout croisement, parce que le sol l'exige ; et rien, dit-on, ne peut préserver les Américains d'aujourd'hui de devenir dans la suite des siècles, selon les latitudes un Iroquois, un Aztèque ou un Inca. Si les Athéniens d'aujourd'hui ressemblent encore à leurs anciennes monnaies, cela prouve moins la réalité d'une filiation. que la puissance d'un milieu. Les seuls noms qui conviennent aux peuples sont donc des noms géographiques, le nom même de la terre d'où ils tirent leur sang, leur figuration, leur couleur et la forme de leur intelligence.

pp. 253-256 de la 7e édition, 1921.


[Juin 1898].

110

Commémorations : Chateaubriand. — Nous voyons depuis quelques années naître un nouveau calendrier. C'était une des rares idées du positivisme d'établir un calendrier ou les saints personnages souvent problématiques, seraient remplacés par des grands hommes ; idée saine à condition qu'elle soit spontanée, conseillée par les mœurs et non par une philosophie étroite, qu'elle naisse d'un désir obscur et profond de communier avec l'absolu sous de nouvelles espèces. Le vieux calendrier ne sera sans doute jamais supplanté, tant que durera notre civilisation, mais il y aurait place, à côté de ce légendaire, pour des commémorations d'un autre ordre. A mesure qu'un grand écrivain, un grand artiste, un grand philosophe (ce mot comprend les savants dignes de ce nom) entrerait dans la phase des admirations désintéressées, quand il aurait enfin échappé à ses élèves, aux partis, aux opinions, on lui assignerait un jour de gloire particulière. Et, comme dans le calendrier romain, il y aurait place pour de moindres génies, pour tous ceux qui eurent une heure de floraison, de rayonnement, de parfum ; mais on aurait soin d'en exclure tous les hommes d'action, de meurtre et de haine, afin que rien de brutal ne troublât jamais ces fêtes du désintéressement intellectuel.

Cette année, dans quelques semaines, on célébrera la gloire de Chateaubriand ; de l'homme dont le génie a déterminé la littérature du dix-neuvième siècle ; de celui qui a créé à la fois le roman moderne et l'histoire moderne, qui a renouvelé la critique littéraire, qui a donné au récit de voyage la forme large d'un poème, qui a tenté une évolution de l'épopée ; de l'homme enfin dont la puissance est encore assez vivante pour engendrer de nouvelles écoles littéraires. Jean-Jacques voyait la nature en botaniste et en promeneur ; Chateaubriand la contemple en poète et en peintre. C'est de lui que datent dans la littérature française les idées de mystère et d'immensité ; ayant le premier comparé deux mondes, il se plut à enrichir le vieux continent de toute la grandeur inconnue, éparse dans les terres nouvelles et les forêts intouchées. Cette grandeur qu'il a sentie parce qu'il était très grand lui-même, il la répandue ensuite sur tous les objets de sa contemplation. Milton, vu par Chateaubriand, est si grand qu'il touche le ciel et qu'il lutte avec Dieu ; le Milton de Chateaubriand est plus grand, peut-être, que le Satan de Milton.

Sans doute une grande partie de son œuvre semble avoir péri ; c'est le sort commun de tous les livres postérieurs ou antérieurs aux époques classiques. Seuls vivent, mais d'une vie factice, les écrits patronnés par l'Etat et par les professeurs. Sans la Comédie-Française et les divers programmes d'études et d'examens, Corneille, par exemple, serait aussi mort que Rotrou et la partie sérieuse du théâtre de Molière n'aurait pas plus de lecteurs que les sermons de Bourdaloue. Que reste-t-il de Voltaire qui soit encore verdoyant aujourd'hui ? Deux ou trois contes. De Jean-Jacques ? Les premiers livres des Confessions ? Il n'est donc pas surprenant qu'on ait oublié les Natchez et les Martyrs, l'Itinéraire et le Génie du Christianisme ; c'est la partie archéologique de l' œuvre de Chateaubriand, mais René et même Atala vivent toujours, ainsi que les Mémoires d'outre-tombe, destinés sans doute, quand ils auront pu être réduits à un ou deux volumes, à demeurer l'une des merveilles de la littérature française. On peut aller plus loin ; on peut relire tous les Mélanges historiques et l'Essai sur la littérature anglaise : il y a là cinq ou six tomes qui ne m'ont jamais fatigué et plus d'une page que je ne reprends jamais sans y retrouver une nouvelle ivresse.

pp. 256-260 de la 7e édition, 1921.


Juillet [1898].

111

La Question du latin, selon M. Jules Lemaître. — Les normaliens parvenus à l'état de journalistes éprouvent généralement une grande pitié pour ceux de leurs frères qui ont poursuivi sans gloire le métier d'expliquer aux générations les secrets du cicéronisme, métier inutile sans doute, mais tout de même supérieur à celui de revendeur de morale. Cette pitié, ils ont plusieurs moyens de la proclamer : souvent c'est en analysant avec le plus grand sérieux tous ces vaudevilles excrémentiels qui, prônés jusqu'aux glaces infusibles, font croire au reste du monde que Paris est une ville exclusivement peuplée de saltimbanques et d'avaleurs de calembours. On se venge comme on peut d'avoir reçu une instruction trop délicate et mangé trop de friandises, alors qu'on n'était destiné qu'à se repaître de lard et de tripailles ; mais cela ne suffit pas à ces rancuniers : il faut dégoûter les autres de la confiture de roses dont le seul parfum les fait vomir. Alors, avec des gestes de recruteurs, ils attirent les gens et soufflent dans le porte-voix des malédictions contre la culture classique, l'art, les lettres, tout ce qui, en somme différencie un Européen supérieur d'un boucher de Chicago ou d'un squatter de Melbourne. C'est la grande vengeance. On ne connut jamais d'autres motifs aux divagations émises il y a peu d'années par un M. Frary, à qui ses études avaient bien mal profité, car c'était un écrivain de la dernière catégorie.

On s'étonne que M. Jules Lemaître ait pris la suite des affaires de cet indigent et la plupart de ses arguments. Cependant M. Jules Lemaître, lui, a un but. Si son entreprise est discutable, du moins peut-elle être discutée.

Comme tout le monde, il s'est aperçu que, depuis un siècle, l'activité extérieure de la France s'est singulièrement ralentie. Jusqu'à ces dernières années, elle était si faible que les Anglais, se jugeant sans concurrents, avaient négligé de s'approprier une quantité de territoires vacants, remettant la prise de possession au jour où les intérêts de leur commerce l'auraient exigée. La situation a changé depuis dix ans et la France a acquis, dans la seule Afrique, plus du tiers de ce continent; si l'on y comprend Madagascar, et déduits les déserts, voilà une patrie nouvelle prodigieusement vaste ; l'Asie, avec des proportions moindres en territoire, mais actuellement plus importante comme situation, nous offre encore un champ d'activité immense et que le voisinage de la Chine rend pour ainsi dire infini. Voilà la question du latin, telle que le comprend M. Jules Lemaître : des gens qui ont à faire valoir un si gros héritage n'ont plus le temps de bâiller sur les Géorgiques.

Je serais volontiers de cet avis, si l'on me démontrait qu'il est au contraire profitable de dormir sur Hermann et Dorothée ou sur le Paradis perdu. M. Jules Lemaître oppose les classiques étrangers aux classiques anciens, sans se douter qu'à une culture, vaine peut-être, mais inoffensive, il substitue une culture peut-être vaine, et certainement dangereuse.

Les études latines ont cet intérêt unique de ne pas être des poisons. L'eau qu'elles offrent à la soif intellectuelle est propre, fraîche et neutre ; elle ne modifie pas l'organisme et l'on peut la boire sans crainte de la sentir plus tard se changer en un philtre qui altère les sensations. C'est en somme un bon moyen de faire passer le temps, de maintenir pendant les années ingrates l'attention fugitive des adolescents : quelques-uns d'entre eux en retireront un grand profit; aucun n'en éprouvera de dommage certain. Si le latin a une influence, du moins ne s'exerce-t-elle pas au profit d'activités rivales et discordantes ; car enfin, pour lutter dans le monde contre l'influence anglaise, la France doit-elle se faire anglaise, de mœurs et de langue ? Cette solution qui est, sous une forme claire et brutale, celle de M. Jules Lemaître, n'a vraiment rien qui puisse séduire même un cosmopolite. Chacun, dans le grand creuset du monde, veut être l'élément déterminateur; le peuple qui cesse d'avoir ce désir et ce but n'existe plus qu'à l'état historique et de poussière d'archives. Voilà pourquoi, si l'on doit cesser d'enseigner les littératures anciennes, il faut avoir soin de ne les remplacer par rien. On peut fort bien laisser au milieu social le rôle d'éducateur et donner pour principe à un plan d'études la vie elle-même et ses nécessités immédiates. Un enfant qui aurait fait son éducation en lisant de 1830 à 1840 les livres nouveaux, bons ou mauvais, pêle-mêle, et en ne lisant que cela, en n'étudiant que cela, qu'elle eût donc été son infériorité relativement au milieu réel, si différent du milieu factice créé par la permanence, dans l'enseignement universitaire, des idées mortes ? Le présent peut suffire au présent, et le milieu au milieu ; si l'on ne demande plus aux études que d'être utiles, il n'y a pas d'inconvénient à les supprimer radicalement et à les remplacer par un enseignement pratique.

De telles questions, en un pays libre, seraient depuis longtemps résolues, si même on avait osé les insinuer. Y a-t-il des pays libres ? On le dit, mais je ne le crois pas, car l'opinion publique se charge de tyranniser les peuples qui ont échappé à l'esclavage des lois restrictives. Cependant, il y a des pays plus libres que la France, surtout en matière d'enseignement. Il y en a où les lettres, les arts, les sciences sont heureusement ravalés au rang de fières marchandises que vend celui qui les possède, qu'achète celui qui en a besoin ; il y en a où les universités, fort nombreuses, sont indépendantes et même inconnues de l'Etat, qui n'a pas à s'occuper de ces fabriques d'intellectuels plus qu'il ne s'occupe des fermes et des haras. C'est à ces universités et à leurs collèges, et à tous les collèges particuliers de ces pays qu'il faut demander la solution du problème. De tels établissements sont forcés de donner ce qu'on leur demande. Que leur demande-t-on ? Vendent-ils du grec, du latin, du français, et dans quelles proportions ? N'étant pas libres, nous aurions avantage à modeler du moins notre servage sur la liberté des autres. Ce serait un moyen empirique de ne pas faire d'irréparables sottises, car si le quasi-monopole universitaire cesse de délivrer l'enseignement classique, il sera suivi dans son évolution par ses semi-concurrents, et dans cinquante ans il sera aussi difficile d'obtenir la traduction d'un vers de Virgile qu'aujourd'hui l'explication d'une stèle hiéroglyphique. On se résout difficilement à voir le latin enseigné comme une langue rare, par un savant considérable, dans le désert sacré du Collège de France.

Pour moi, je le répète, j'accepterais encore cela, si l'on voulait bien donner au français seul, et encore avec précaution, la place que laisserait le latin. Naturellement l'ancien français serait également abandonné, son utilité pratique étant nulle et sa connaissance devenant fort difficile si l'on ne peut se servir du latin comme mesure commune entre toutes les formes différentes d'un même mot. Le XVIe siècle ne serait pas pour un ignorant des lettres latines d'un abord plus aisé ; à peine pourrait-on prendre pied au XVIIe siècle et encore faudrait-il se résigner à ne guère comprendre et à ne guère goûter. Le XVIIIe siècle, à partir des encyclopédistes, commencerait à pouvoir être senti ; il faudrait négliger les poètes, ce qui serait agréable et, en somme, ferait commencer les véritables études littéraires à l'époque romantique. La suppression du latin supprime donc à peu près toutes les œuvres françaises antérieures à Victor Hugo et à Lamartine : cela serait assez conforme aux tendances présentes des quelques hommes qui lisent encore parfois un livre qui ne vient pas de paraître.

Les études littéraires seraient faites rapidement ; trois mois d'été suffiraient. Le reste de l'année et deux autres années ayant été données, non à la Science, mais aux sciences usuelles, vers douze ou treize ans un jeune Français serait parfaitement formé et apte à tous les métiers pratiques, à tous les gestes fructueux. La connaissance précoce de la vie suppléerait très facilement aux lacunes d'un tel enseignement, et les adolescents, légers d'idées générales toutes faites, seraient vite très riches de celles que donne l'expérience et qui seules sont comprises par un esprit moyen.

Les langues étrangères et même l'anglais sont parfaitement inutiles à plus des trois quarts des enfants qui les ont apprises. Un programme général ne peut pas plus comporter l'allemand que l'annamite, l'arabe, ou le mandingue ; et d'ailleurs si l'on prétend favoriser l'expansion des Français vers leurs colonies, ce sont les langues de ces colonies qu'il faudrait leur enseigner de préférence. Ils les apprendraient sur place, en même temps qu'ils s'initieraient au commerce, pendant les longues journées de pirogue. On ne comprend guère la nécessité de l'anglais dans le bassin du Congo ou dans les Amazones, et il est à supposer que dans le Yu-Nam le chinois serait mieux compris.

Le programme radical que je viens d'esquisser est la critique très sérieuse de celui de M. Jules Lemaître, qui ne peut se résoudre qu'à changer d'humanités, et à remplacer une grammaire par une autre grammaire. Si les études latines attachent comme par une meule les Français au fond de leur patrie, on ne voit pas que les études allemandes puissent leur suggérer aussitôt le goût des excursions coloniales. Quoi ! il suffirait de savoir l'allemand pour se sentir soudain le goût d'aller organiser une factorerie sur les bords de la Shangha ou une hacienda sur les bords du Maranon ? Et tous ceux qui savent l'anglais seraient invinciblement poussés à aller faire la traite de l'ivoire sur le haut Oubangui ?

Il est presque triste de voir un esprit hardi afficher tant de confiance en une formule et croire qu'on change les caractères sociaux d'un peuple en modifiant l'un des ingrédients de la pâtée intellectuelle dont on gave ses enfants. Apprendre la déclinaison latine ou la déclinaison allemande, ce sont deux exercices dont l'intérêt, purement physiologique, est de communiquer des habitudes actives aux cellules cérébrales ; mais il vaut mieux que ces habitudes soient données par des mots latins neutres que par des mots allemands actifs et qui peuvent avoir, sur la forme même de l'intelligence, une influence défavorable, c'est-à-dire faciliter, héréditairement, une assimilation pareille à celle dont sont victimes les populations des frontières linguistiques. Il faut accueillir les idées, mais repousser les mots ; le contact des mots est un contact physique ; l'originalité d'un peuple et sa force se mesurent à la pureté de sa langue. Lorsqu'on sait les ravages que fait constamment le français dans l'allemand, on ne souhaite pas pour le français un pareil traitement.

Pour s'en tenir au point de vue de M. Jules Lemaître, qui est celui de l'expansion coloniale et commerciale, on ne voit pas bien que les études sérieuses, littéraires et métaphysiques, aient pour résultat fatal d'incliner un homme à l'inactivité. La théologie, qui était sa préoccupation unique, n'a pas empêché Livingstone de mener, même déjà vieux, une vie assez aventureuse ; et cette même étude, qui devrait être la plus lourde des pierres, a t-elle diminué jamais la fièvre voyageuse des missionnaires catholiques, qui, espagnols ou français, ont préparé la voie aux autres hommes dans près de la moitié du monde ? Tous ces explorateurs, qui, en ce moment même, coupent et recoupent l'Afrique dans tous les sens, leurs études classiques et leurs diplômes ne semblent pas les avoir sérieusement paralysés. Croit-on que Gordon fut illettré ? Les Crampel, les Gentil, les Marchand, auraient-ils été plus hardis, s'il ne leur eût été réparti que l'intellect et l'instruction d'un sergent de tirailleurs ? La vérité, c'est que, plus il est instruit, plus il est chargé de connaissances de luxe, et plus un esprit supérieur est apte à l'énergie, à la domination. L'activité cérébrale n'est qu'une des formes de l'activité corporelle et celui qui a plié son attention aux faits intellectuels la pliera tout aussi bien aux faits physiques. Tout exercice musculaire est en somme un exercice cérébral.

Dans un tel ordre d'idées, la question du latin et des études classiques n'est qu'une question de méthode. Peut-être atteindrait-on au même degré de culture générale par des moyens différents ; cela n'est pas impossible, sans doute, quoique jusqu'ici on n'y ait pas réussi encore et quoique la démarcation demeure toujours visible entre deux intelligences égales dont l'une seule a reçu l'éducation traditionnelle, et cela même en des professions où la préparation classique semblerait le plus inutile. M. Jules Lemaître, pour avoir l'air d'aller même au-delà de son paradoxe, a voulu citer deux écrivains qui n'avaient pas « fait leurs classes ». Il a trouvé George Sand et Louis Veuillot ; mais Veuillot avait, avec une belle ténacité, reconquis seul le terrain que lui enlevait l'ignorance ; et quant à Mme Sand, qu'elle fût illettrée, hélas ! cela se voit et nul ne le voudrait contester : elle ne semble pas même avoir toujours compris ce qu'elle écrivait sous l'influence et sous le doigté des hommes.

Aucun problème social n'est soluble que par la liberté. Il faut laisser les hommes — et jusqu'à un certain point les enfants eux-mêmes — choisir leur nourriture intellectuelle. L'Université ne devrait être qu'une association de professeurs dont les seuls programmes seraient le catalogue des connaissances qu'ils se sentent capables d'offrir et d'enseigner. Il est absurde d'imposer, par le miroir du diplôme, la culture classique à tous ceux qui veulent s'élever au-dessus du niveau moyen des instituteurs primaires ; mais il serait monstrueux de la refuser ou de la mettre si haut que pour l'atteindre il fallût la choisir comme but et comme carrière. Si l'on veut respecter, enfin, la liberté de l'éducation, il faut hardiment supprimer tous les diplômes, depuis le brevet élémentaire jusqu'aux agrégations supérieures. Alors on jugera les hommes d'après leur valeur réelle et non plus d'après la valeur factice que leur octroient des années de présence entre certains murs et l'unique faculté que développe l'enseignement intensif, la mémoire. Par le diplôme, l'Etat détient un pouvoir qui serait plus redoutable encore, s'il savait s'en servir ; mais comme on ne peut espérer qu'il consente soit à s'en dessaisir soit à en user d'une façon sage et, raisonnable, il faut plutôt l'encourager à ne rien faire qu'à tenter un bouleversement dont nul ne peut dire s'il serait progressif ou rétrograde. Il suffirait peut-être, pour donner quelque élan à la liberté, de détruire d'abord le préjugé du baccalauréat latin. Mais si on prétend lui substituer quelque baccalauréat anglais ou allemand, le gain sera nié et détruit : une superstition neuve aura remplacé une superstition vieille. C'est la marche ordinaire des choses.

pp. 260-272 de la 7e édition, 1921.


Août [1898].

112

Le Centenaire de Michelet. — On vient de fêter un grand écrivain avec une pompe qui a paru excessive, si mal habitués que nous sommes à la glorification du génie. Les gouvernements populaires ont de trop grand soucis d'équilibre pour se permettre de telles distractions ; placés dans la situation des sauvages que le soin quotidien de la nourriture abrutit et écrase, ils songent plutôt à ne pas mourir qu'à sourire, et à faire lever la pâte électorale plutôt qu'à se livrer aux jeux désintéressés de la pensée. Il ne faudrait donc pas croire, malgré les apparences, que c'est au poète qu'une statue vient d'être érigée sous des regards officiels ; la cérémonie fut purement politique : il suffit pour le prouver de constater l'abstention des mêmes personnages alors qu'il s'agissait d'un autre écrivain, plus glorieux encore et plus grand, de Chateaubriand, le Fleuve Océan du dix-neuvième siècle français. Ce qu'ils ont fêté en Michelet, c'est l'approbateur ivre d'une révolution dont ils se disent les continuateurs ; c'est l'optimiste qui a prédit une époque heureuse dont ils se croient les contemporains ou les précurseurs ; c'est le sentimental dont la tendresse facile et naïve est l'inépuisable lac où ils puisent leurs hypocrites déclamations. Leur intervention aura peut-être pour résultat d'obscurcir momentanément la gloire de Michelet comme elle réussit naguère à diminuer le rayonnement de Victor Hugo. Ils avaient fait de l'un une sorte de derviche hurleur de la République ; ils ont fait de l'autre une manière de Grand saint Nicolas laïque.

Il ne faut pas que cela nous dégoûte de relire l'Oiseau, l'Insecte ou la Mer. Ces livres, et d'autres, renferment des thèmes de méditation. Il y a des choses pour l'âme dans l'œuvre de Michelet. Il a écrit des pages qui exigent que, les yeux relevés et ouverts vers l'infini, on rêve à soi, au monde, à la destinée des êtres. Ces pages, dont il n'y a pas une seule dans Alphonse Daudet, par exemple, ou dans Monsieur Zola sont dans Michelet plus abondantes, peut-être que dans tout autre écrivain de ce siècle, et les écrivains de ce siècle sont peut-être les seuls qui puissent encore nous toucher et nous courber. Un livre comme l'Insecte, s'il n'apprend rien à qui a lu Réaumur, Darwin, Fabre, fait cependant réfléchir plus que toute science directe, plus même que les observations personnelles. Quand Michelet nous a fait comprendre qu'il n'y a aucune communication possible entre l'homme et l'insecte, que le monde des insectes nous est absolument et pour jamais fermé, que nous n'en pouvons connaître que ce qui se voit, il a ouvert à la philosophie de la vie une aussi grande avenue que Darwin et dans un sens contraire : n'y a-t-il pas là de quoi penser, de quoi se réjouir longtemps dans les délices de l'incertitude ? Michelet confesse qu'il n'a pu aimer l'insecte. Il faut que la barrière soit forte pour avoir découragé celui qui communia même avec l'eau qui coule, avec la feuille qui tombe, avec la graine qui vole. Il aima donc tout le reste, mais surtout la femme. Il y avait en lui du prêtre. Il aimait la femme comme un confesseur aime sa pénitente, avec une tendresse chaste et curieuse, une participation innocente aux péchés, et des larmes pour les larmes. Les femmes, qui veulent être aimées de toutes les manières, ne détestent pas celle-là : enfants, elles feraient des fautes rien que pour la joie d'être pardonnées, la joie de pleurer et de rire en même temps. Il semble, d'après le mouvement féministe, que les jeunes femmes d'aujourd'hui ont d'autre goût que celles qui lurent passionnément la Femme, ce bréviaire sentimental ; le sentimentalisme n'est plus guère à la mode que dans le domaine d'où il devrait être spécialement exclu, celui des théories sociales ; mais la mode n'est pas toujours d'accord avec le penchant secret des êtres qu'elle tyrannise, et il n'est pas sûr que l'indépendance, l'isolement et l'ironie soient devenus, en si peu d'années, l'idéal commun des femmes. Au point de différenciation individuelle où est parvenue l'humanité, chaque race a presque atteint la valeur d'une espèce, et, dans chaque race, les deux sexes ont une évolution à certains égards divergente. La femme tend nécessairement à devenir de plus en plus femme ; mais si la forme actuelle de la civilisation favorise cette accentuation, elle entrave au contraire la masculinisation de l'homme, et l'écart reste constant. Les grandes guerres prochaines, inévitables dès que la Chine aura été partagée (notre époque sera peut-être appelée la Trêve africaine ou la Trêve Chinoise), rétabliront la marche inverse, puisque la femme règne pendant la paix et l'homme pendant la guerre.

Voilà ce qui fait penser que le sentimentalisme amoureux de Michelet peut plaire encore à beaucoup de femmes, et à tels hommes, malgré la sécheresse de cœur de l'humanité d'aujourd'hui. Cependant, pour mon goût particulier, je mêlerais à cette confiture de roses un peu d'absinthe ironique. Nous ne sommes pas dans l'Ouest américain où la Femme est une sorte d'animal sacré ; notre vieille expérience d'antiques civilisés nous rend parfois un peu gouailleurs devant les convulsions de « l'éternelle blessée ». A la voir filer le long des boulevards, la croupe écrasée sur la selle de la bécane, les yeux morts et les jambes alertes, si l'on songe encore à l'animal sacré, c'est surtout à celui de Bénarès. Le monde et nos cœurs sont pleins de contradictions. Il faut regarder la vie, sourire et n'être dupe qu'à moitié. Après Michelet, un peu de Renan sera salutaire.

pp. 272-276 de la 7e édition, 1921.


[Août 1898].

113

Du Progrès, ou la Revanche de la Voile. — Quand un petit voilier est rencontré la nuit, au milieu du brouillard, par un fougueux transatlantique, le petit voilier est coupé en deux, en l'espace d'une seconde, exactement comme une noix que le couteau sépare en deux écales. C'est admirable : personne ne s'en aperçoit, non pas même les gens du voilier qui a coulé aussitôt, malgré les gestes tragiques de ses vergues. On m'a conté une telle scène : le passager, demeuré tard sur le pont, aperçut le long du navire un grand fantôme blanc oscillant au-dessus de la vague ; c'était la voilure d'un bateau de pêche. Aucune secousse n'avait été sentie ; aucun cri entendu : les seuls signes de l'agonie furent l'apparition d'un fantôme blanc. Ces meurtres sont quotidiens pendant la saison de la pêche, le long du Banc : si donc, le Voilier, un jour, s'est révolté, que dire (1) ? Heureuse révolte, si elle faisait réfléchir les hommes, si elle pouvait les guérir de cette folie de la vitesse qui a fait autant de victimes en six minutes qu'en six mois, la guerre de Cuba ! Il n'y faut guère songer. Dès que l'homme a remporté un avantage sur la nature, il s'efforce, comme mu par un instinct pervers, à dénaturer cette conquête, à la transformer en agent de destruction. Les chemins de fer et les grands vapeurs pourraient, à l'heure actuelle, être maniés et exploités avec une sécurité presque absolue, mais le démon de la rapidité intervient, chuchote des paroles troubles et l'homme jette dans le foyer de sa machine la pelletée de charbon fatale, celle qui va nécessairement le conduire à la mort. Cette aberration est la rançon du progrès. On dirait que la matière du progrès est inextensible et qu'on ne peut la tirer d'un côté sans qu'elle ne découvre de l'autre une surface nue. En d'autres termes, il semble que tout progrès soit fatalement compensé par un recul ; n'est-il pas banal de dire : ce que l'on gagne en vitesse, on le perd en sécurité ? Cet aphorisme, naïf à force d'être évident, s'applique aux actes de tout ordre et, finalement, la notion du progrès n'est sans doute qu'une illusion. Pour la conserver intacte (ce qui est, je crois, nécessaire), il faudrait l'identifier à la notion du nouveau. Le nouveau est toujours meilleur, parce qu'il est le nouveau et voilà tout. L'histoire est pleine d'anecdotes qui confirment cette vue un peu sceptique : ainsi le pain noir est devenu le pain de luxe, depuis la vulgarité du pain blanc ; le linge fut un grand progrès, il remplaçait la laine, mais en ce siècle les médecins ont conseillé de revenir à la laine ; il est convenu que les gens qui ne peuvent manger de viande sont malheureux, et cependant il y a une tendance aujourd'hui à considérer la viande comme un poison ; on a longtemps vanté les bienfaits de la Renaissance qui latinisa la littérature française, et maintenant on songe à se débarrasser du latin ; naguère, l'alcool était encore regardé comme une sorte de nourriture, un « aliment d'épargne », et voilà qu'il est devenu le Maudit. Il y aurait, de ces anecdotes, une très longue et très malsaine litanie, mais à quoi bon décourager la ferveur ? N'ai-je pas lu récemment une analyse du procès de Calas, qui m'a laissé fort perplexe sur son innocence et sur la. bonne foi de Voltaire ? Heureux les simples, heureux les croyants ! Hélas ! je crois seulement que tout est possible et que l'on peut à la fois tout croire et douter de tout.

(1) Écrit à propos d'un transatlantique coulé dans une collision, par un bateau à voiles.

pp. 276-279 de la 7e édition, 1921.


[Août 1898].

114

Conseils de guerre italiens. — Les huis-clos ayant acquis depuis quelque temps une assez mauvaise réputation, les militaires italiens ont jugé au grand jour leurs récentes victimes. Deux atténuations seulement à ce grand jour : tous les journaux de l'opposition avaient été supprimés d'avance, et les défenseurs des accusés étaient des officiers sous les ordres du président, — sous ses ordres, puisque ses inférieurs en grade. On dit que ces jeunes lieutenants ont plaidé avec une certaine énergie pour leurs clients. C'est possible, mais de telles pratiques n'en sont pas moins indignes et elles présagent pour demain de cruelles et justes représailles. Il est également monstrueux de soumettre au jugement des sabreurs des théories sociales et des polémiques de presse. Qu'ils se jugent entre eux, qu'ils se condamnent les uns les autres, selon leurs usages secrets, mais qu'on ne soumette jamais à leur appréciation les actes et les idées des hommes libres. On ne s'est guère indigné en France de la répression sauvage qui a suivi les bénignes révoltes de Milan. Vous avez insulté l'armée par vos cris ! La pauvre femme interpellée par le militaire répond : J'ai crié « du pain ! du pain ! » Cinq ans de réclusion. Des centaines de femmes, d'ouvriers sans travail, ont été ainsi envoyés au bagne, en compagnie d'une quantité de journalistes. Où est l'Italie des Iles Borromées ?

pp. 279-280 de la 7e édition, 1921.


[Août 1898].

115

Les cris de Paris. — On a parlé il y a quelque temps d'une prétention du préfet de police : il voulait supprimer les traditionnel « cris de Paris » et forcer les marchands du pavé à vendre en silence leurs pauvres denrées. Cela serait un bien vilain petit attentat à la liberté, mais c'est impossible. J'ai beaucoup observé ces cris qui sont poussés abondamment sous mes fenêtres et je me suis persuadé qu'ils sont devenus purement physiologiques et aussi invincibles que les cris des animaux. Vendant toujours la même chose, le marchand ou sa femelle poussent toujours le même cri, et chaque sorte de denrée exige encore un cri toujours identique. Le ton ne change pas plus que les paroles, et les paroles sont parfois si indistinctes que tel cri, après deux ans, est demeuré pour moi inanalysable. Beaucoup de ces mélopées remontent à plusieurs siècles ; on les a notées dès le treizième siècle, et c'est le même oiseau et la même chanson. Certaines phrases, bien musicales, sont jolies; quelques unes, sur le ton populaire, meurent brusquement en une dissonance ; d'autres sont coupées par quelques mots de parlé. Cette musique des rues a son petit intérêt ; c'est un ramage un peu grossier, mais pittoresque ; les phonétistes y feraient de curieuses observations sur la vocalisation des consonnes ; ainsi l'r se transforme en eu ; des suites entières d'articulations sont remplacées par des voyelles aspirées et on s'aperçoit que la consonne n'est pas absolument indispensable au langage humain, mais à condition que les phrases soient prononcées sur un ton musical, comme dans certaines langues sauvages.

pp. 281-282 de la 7e édition, 1921.


Octobre [1898].

117

Le Lion et la Vierge. — C'est une fable. Je viens de la lire en entr'ouvrant le petit tome qui contient les œuvres variées d'Aphthonios, rhéteur byzantin. Elle est aussi dans La Fontaine qui l'a expliquée en vers fort ordinaires, à l'exception des deux derniers qui sont devenus un joli proverbe ironique. Aphthonios n'en donne que le thème tout sec. Je préfère Aphthonios qui ne ferme la porte à la rêverie par aucun détail malséant.

Je t'aime, ô beau lion, dit la Vierge russe à chacun des Princes du monde, et je veux faire ta joie. Mais tu me fais peur, ô beau lion, avec tes griffes qui sont des épieus, avec tes dents qui sont des poignards ; donne-moi toutes ces choses méchantes, j'en ferai des colliers et des porte-bonheur. Il te restera tes grands yeux pleins de mirages et ta crinière plus abondante que la chevelure d'un platane.

Mais les lions, depuis quelques années, ont beaucoup perdu de leur naïveté antique ; ceux d'aujourd'hui tiennent à leurs dents et à leurs griffes autant qu'à leurs yeux et à leur crinière : et les Princes du monde ont commandé à leurs arsenaux encore plus de dents, encore plus de griffes.

La note de la chancellerie russe touchant la folie des armements européens est une fort belle dissertation philosophique, mais il est à craindre que son influence ne soit nulle sur l'action, les faits. Vis-à-vis d'une autre, la première venue, chacune des grandes puissances assume tour à tour le rôle du lion et le rôle de la vierge. Celle qui fait le lion sourit aux paroles de la vierge et répond avec politesse. On est devenu fort poli dans la diplomatie, depuis que M. de Bismarck fut mis au panier, ensuite brûlé, avec tant d'autres vieux papiers ; mais c'est tout, et la politesse des cours n'est que le masque de la vulgaire méfiance.

On voulut démontrer naguère, et sans doute en réponse aux propositions du tzar, que les dépenses militaires écrites dans les différents budgets européens sont moindres aujourd'hui, par proportion, qu'elles ne le furent jamais, depuis qu'il y a les budgets. Cela serait vrai, puisque les chiffres le disent, s'il ne s'agissait que de chiffres, mais il faut tenir compte du service militaire, des années qu'il vole à tous les hommes, des habitudes d'inertie, d'ivrognerie et de débauche qu'il leur impose, de la diminution grave de force dont il est responsable. Ce n'est pas le canon qui est le fléau, c'est la caserne : toute réduction dans le nombre des créatures esclavagées, astreintes à « faire l'exercice », serait un bienfait, un gain matériel, pour l'humanité toute entière.

Des conférences même où l'on vilipendera la paix trop bien armée, presque aussi féroce que la guerre, ne pourraient résoudre la question qu'en revivifiant le vieux principe : Nul ne peut être fait soldat malgré lui. Ceci écrit dans le code international et dans tous les codes, la civilisation cesserait aussitôt d'être une cruelle ironie et l'on pourrait naître au monde, enfin, sous la forme humaine, sans trouver dans son berceau une condamnation aux travaux forcés. Si la future conférence de Saint-Pétersbourg discute autre chose que ce principe, elle fera une œuvre vaine et nous continuerons à maudire une société lacustre, bâtie sur de grands mots qui sont des troncs d'arbres pourris.

pp. 291-294 de la 7e édition, 1921.


118

De la stupidité des assassins. — Je ne crois pas beaucoup au type de l'homme criminel, imaginé par Lombroso ; cependant il y a certainement un caractère commun à tous les criminels, la stupidité. La psychologie de Luccheni ne semble pas démentir cet horoscope. On pourrait, il est vrai, soutenir qu'il a marqué dans l'élection de sa victime un rudiment d'intelligence, car il est plus facile, certainement, de poignarder une femme qui se promène toute seule que l'empereur d'Allemagne, moins enclin à fréquenter incognito les bateaux du lac Léman. Le choix de la proie élève considérablement Luccheni au-dessus de la panthère et de l'ours gris, mais la panthère a des excuses et l'ours gris des prétextes supérieurs aux mobiles qui ont agité et guidé les pauvres muscles de ce compagnon du tiers-point. Nous savons pourquoi il a tué l'impératrice d'Autriche : « Je l'ai tuée parce qu'elle ne travaillait pas. » Voilà. Grizzly aurait répondu : « Je l'ai tuée parce que j'avais faim. Il m'était bien indifférent qu'elle fût impératrice et que par conséquent elle n'allât point laver son linge à la rivière. J'eusse même préféré qu'elle fût cuisinière et plus appétissante. » Voilà des paroles raisonnables. Celles de Luccheni ne le sont pas. Mais à expliquer le genre de stupidité qu'elles dénotent, on irait un peu loin et on serait forcé de constater qu'une bonne partie de l'humanité pense, exactement, comme l'assassin, que les gens qui ne travaillent pas, et notamment les femmes qui n'ont pas les yeux rouges et les mains noires, sont indignes de vivre. Il y a des hommes qui ne travaillent pas ; je crois qu'il y en a peu, car ne rien faire est encore peut-être, pour un homme, de tous les métiers le plus dur et le plus fastidieux. Il y a les hommes qui travaillent peu et volontairement ; mais au lieu de les tuer, il faut les considérer comme un idéal ; ils sont un exemple et non un obstacle. Si tout le monde travaillait dix heures par jour, Paris serait Belleville ou Charonne : c'est sans doute le rêve socialiste, ce n'est pas le mien. Quant aux femmes, il n'est pas exagéré de dire que l'oisiveté est la mère de toutes leurs vertus. La Femme est absolument faite pour ne pas travailler et, contrairement à l'homme, elle ne vit pleinement sa vie que si elle ne travaille pas. C'est à ne rien faire qu'elle fleurit de toutes ses fleurs. Les femmes qui ne travaillent pas sont la beauté du monde et la terre ne sera habitable que lorsque aucune femme n'aura de labeurs que ceux qu'elle s'imposera elle-même, par instinct, pour avoir toujours plus de grâce et plus de charme.

Note. — Le mot travail ayant cinq on six cents significations différentes, on ne peut l'écrire sans être obscur. Tel travaille en regardant pousser la vrille des vignes et tel ne travaille pas en cassant des cailloux.

pp. 294-296 de la 7e édition, 1921.


119

Sur quelques vieilles pierres trop connues. — Il n'y a pas encore bien des années, on pouvait aller au Mont Saint-Michel et n'y trouver à manger qu'un morceau de lard, à boire qu'un pot de cidre. C'était beau. Le voyageur était maître. Il prenait possession de plusieurs siècles. Il devenait riche de sensations profondes et de pensées nouvelles. On allait par Avranches (on y va encore), en une carriole attelée de deux chevaux, dont l'un en flèche, et un guide herculéen pilotait. Cette route a des risques. Les gens qui mènent peuvent être ivres ; il y a le brouillard ; il y a la mer. Récemment un attelage fut talonné par le flot. Un des voyageurs m'a dit ses impressions. Dans toute la traversée on ne prononça pas une parole ; cette grève vaste, que l'ennemi va envahir à heure fixe, terrifie ; on va et on se rassure en songeant que c'est morte-eau et qu'après tout on en serait quitte pour passer six heures sur un banc de sable. La digue, seule route maintenant fréquentée, a mis fin aux incertitudes : on peut encore espérer, mais à peine, qu'une marée très violente en enlèvera un morceau, avec une douzaine de ces cheminaux circulaires qui vont là parce qu'on va là. Cette digue, sans être une très heureuse conception esthétique, ne déshonore pas absolument le Mont Saint-Michel ; si elle n'avait pas contribué à le trop faire connaître, on pourrait n'en rien dire. Mais la digue a amené le touriste ; le touriste va créer le casino et tous les écumeurs des villes d'eaux vont hurler autour de la Merveille et jusque dans la Salle des Chevaliers. Il y a une grande indignation dans le pays contre ce projet des petit chevaux au péril de la mer ; mais je crois qu'il faudra céder. Chaque époque a son génie. Le XIIIe édifiait des abbayes ; le XIXe construit des casinos. Cela vaut encore mieux que de la mauvaise architecture ; et puisqu'on respecte les vieilles pierres, faisons quelques concessions aux touristes. Le casino du Mont Saint-Michel sera si ridicule, si comique, si excrémentiel aux pieds du monument sans pareil, que les touristes effarés repartiront immédiatement pour Dinard et que peut-être ils ne reviendront plus !

Comment expliquer cela, que la présence de l'homme gâte la nature, — et jusqu'à l'art, pourtant son œuvre ?

pp. 296-298 de la 7e édition, 1921.


120

Des différentes sortes de faussaires et, notamment, du faussaire par vanité. —

pp. 298-302 de la 7e édition, 1921.