I

1er août [1905].

Fêtes humaines

M. DESMAISONS. — Bonjour, mon cher Delarue, c'est bien aimable à vous de venir me voir, en cette sombre journée.

M. DELARUE. — Sombre ? Le ciel est clair et le peuple s'amuse. C'est presque une fête humaine.

M. DESM. — Vous dites ?

M. DEL. — C'est presque une fête humaine.

M. DESM. — Je ne comprends pas.

M. DEL. — Vous n'êtes pas au courant ? Vous ne savez donc pas qu'il vient de se fonder un « laboratoire d'idées », où l'on dispute sur la forme que devront revêtir, pour être plus belles, les futures fêtes humaines ?

M. DESM. — Vous m'épouvantez !

M. DEL. — Mais ce n'est pas terrible, c'est innocent.

M. DESM. — J'ai cru un instant que vous étiez devenu fou.

M. DEL. — Je ne prétends pas avoir toute ma raison, car les choses folles laissent toujours quelques traces dans le cerveau où elles passent. D'abord, j'ai fait de grands efforts pour me représenter ce que peut être un laboratoire d'idées. Quant j'ai eu compris que c'est une taverne où, autour de bocks, s'assemblaient des gens, heureux d'échanger des paroles, ma satisfaction a été complète et j'ai trouvé cela très bien, très conforme aux usages civilisés...

M. DESM. — Mais les fêtes humaines ?

M. DEL. — Ah ! ceci est plus obscur. Je crois qu'elles mijotent encore dans les cornues du laboratoire.

M. DESM. — Mais enfin ?

M. DEL. — Non, j'aime autant ne rien dire. Cependant je crois que les fêtes humaines s'opposeraient aux fêtes religieuses.

M. DESM. — Pourquoi pas : Fêtes civiles ?

M. DEL. — Je n'en sais rien. Fêtes humaines, humaines, cela sonne mieux.

M. DESM. — Et qu'y a-t-il de nouveau là-dedans ? Les hommes ont-ils donc attendu pour s'amuser l'ouverture de ce laboratoire ? Des fêtes humaines, mais nous avons le Mardi-Gras, la Mi-Carême, le 14 juillet, le grand-prix, la foire de Neuilly, le circuit d'Auvergne...

M. DEL. — Non, non, par fêtes ils n'entendent nullement des jours où l'on s'amuse, bien au contraire. Ils veulent dire : cérémonies. On célébrera par des cortèges l'Enfance, la Vieillesse, l'Abondance, la Fraternité, la Paix...

M. DESM. — Croyez-vous vraiment que l'on puisse instituer des fêtes, de véritables fêtes, par une loi ?

M. DEL. — Pourquoi pas ?

M. DESM. — Les fêtes, comme tous les actes humains, sont soumises au principe d'utilité. Une fête inutile est incompréhensible. On ne s'amuse pas pour s'amuser, on s'amuse parce qu'il est utile de s'amuser. Mais laissons l'amusement. Comme vous le disiez, une fête n'est pas nécessairement un amusement. La plus populaire des fêtes, à Paris, est la fête des morts : elle est utile à la sensibilité. Dégagés, le reste du temps, de souvenirs pénibles, les hommes vaquent à leurs affaires, à leurs médiocres joies : ils s'allègent, en une seule journée, en une seule promenade, de leurs devoirs envers ceux qui ne sont plus. Mais, pour les croyants, l'utilité est bien plus grande encore, puisque les prières de ce jour consacré sont particulièrement efficaces à libérer les âmes du purgatoire. Toutes les fêtes religieuses sont de solennelles conjurations. Il s'agit de fléchir les dieux, s'ils ont été méchants, ou de les remercier, s'ils ont été bons, pour qu'ils le soient encore une autre fois. Elles sont d'une utilité suprême. Les fêtes purement humaines ne le sont guère moins. Leur but est d'abord pratique : l'amusement vient par surcroît ou comme appât. En toute fête, l'un donne et l'autre reçoit. Ce ne sont pas des cérémonies formelles, ce sont des marchés. Qu'on y vende des bœufs ou des tours de chevaux de bois, des vieux fers ou la vue d'une femme colosse, les fêtes sont des foires, c'est-à-dire des rencontres de vendeurs et d'acheteurs. Tous les faits de la vie sociale, d'ailleurs, et jusqu'aux faits de sentiment, peuvent se classer sous les mots célèbres : offre-demande. Vivre, c'est agir ; agir, c'est échanger, contre un autre produit, le produit d'une activité. Une fête sans but pratique est impossible. La fête, c'est la foire : et le 14 juillet le prouverait à lui seul.

M. DEL. — Vous parlez comme un juif : argent contre titres ; titres contre argent.

M. DESM. — Je parle comme parle la vie. Ecoutez-la.

M. DEL. — Vous êtes bien amer, aujourd'hui, mon ami.

M. DESM. — Moi, nullement. Et puis, à vrai dire, je vous récite des pages que je viens de lire.

M. DEL. — Elles sont éloquentes et tristes.

M. DESM. — Tristes, je ne trouve pas. Rien n'est triste de ce qui nous aide à comprendre le mécanisme de la vie.

M. DEL. — II y a pourtant du désintéressement sur terre.

M. DESM. — Oui, dans l'idée que les hommes, parfois, se font de leurs actes ; dans les actes mêmes, non ; du moins dans les actes raisonnables.

M. DEL. — Ah ! si vous appelez déraisonnable ce qui est désintéressé !

M. DESM. — Je ne puis répondre. Ma lecture s'arrête là.

M. DEL. — Voyons ce que dit votre auteur ?

M. DESM. — II ne dira rien sans ma permission.

M. DEL. — Je m'en doutais. Allons nous promener.

M. DESM. — Y pensez-vous ?

M. DEL. — C'est vrai. Les foules vous font peur.

M. DESM. — Elles m'énervent.

M. DEL. — La joie n'est pas énervante.

M. DESM. — Elle est énervante, quand on en est exclu.

M. DEL. — Et qui donc vous en a exclu ?

M. DESM. — Moi-même.

M. DEL. — Sauvage !

M. DESM. — Je crois que je deviens misanthrope. Je n'ai pas, comme vous, la ressource de la colère. Inhabile à réagir, les injures de la vie me dépriment. Et puis, il y a des jours... Parfois il me semble que mes artères se durcissent et que le sang ne coule plus.

M. DEL. — Allons, venez.

M. DESM. — Non, vous dis-je.

M. DEL. — Un tour sur les quais muets et déserts vous fera du bien. J'en viens, je m'y suis récréé. Il fait frais sous les vieux peupliers du Pont-Royal. La fête, d'ailleurs, n'a rien de terrible. C'est un dimanche un peu plus animé, voilà tout. Pourquoi voulez-vous empêcher le peuple de s'amuser ?

M. DESM. — Moi ?

M. DEL. — Le 14 juillet a presque un sens, cette année. Des banderoles de paix flottent dans l'air bleu.

M. DESM. — Je ne dis pas le contraire.

M. DEL. — Et je pense que cela vous fait plaisir ?

M. DESM. — Beaucoup. De toutes les fêtes humaines, celle que je préfère, c'est la paix.

M. DEL. — Les Allemands sont de vilaines gens.

M. DESM. — Sont-ils plus méchants que nous ?

M. DEL. — Oui, ils le sont devenus. Il y a des races, comme des hommes, qui ne supportent pas les succès, cela leur donne de l'insolence.

M. DESM. — Les Français, vainqueurs, n'étaient guère modestes.

M. DEL. — Je trouve que, vaincus, ils le sont devenus un peu trop.

M. DESM. — Pas tous. II y en a qui parlent trop bas ; il y en a aussi qui parlent trop haut.

M. DEL. — II faut se faire entendre.

M. DESM. — Entre gens bien élevés, on parle à mi-voix et à demi mot.

M. DEL. — Le peuple a l'oreille dure.

M. DESM. — Parce que des sots l'ont assourdi de leur éloquence. Les discours de M. Jaurès, vous pouvez lire cela, vous ?

M. DEL. — Difficilement. Mais je lui sais gré, parmi tant de paradoxes oratoires, de combattre certaines idées... La revanche, la revanche ! Ce sont là des propos de joueurs de billard !

M. DESM. — Dans sa bouche, cela n'a aucune valeur, il est forcé de parler ainsi. Et puis, ce n'est pas très nouveau.

M. DEL. — Cependant.

M. DESM. — II y a quinze ans que j'ai lu, en des phrases d'ailleurs un peu vives, tout ce que M.Jaurès a dit là-dessus. Aujourd'hui l'opinion est profitable. Il y a quinze ans, elle ne l'était pas : voilà tout son mérite. Pour avoir raison, il faut savoir être opportun. Que dit-il, votre Jaurès ?

M. DEL. — Voici le journal : « Nous, socialistes français, nous répudions à fond, aujourd'hui et à jamais, toute pensée de revanche militaire contre l'Allemagne. » Est-ce net ?

M. DESM. — Ce que je vais vous lire ne l'est pas moins. Ecoutez : « Y a-t-il nécessité à ce que la France n'ait, en sa vie politique et sociale, qu'un seul but : reprendre à l'Allemagne l'Alsace-Lorraine ? Des gens croient que oui ; moi, je crois que non. Les uns prônent l'alliance russe ; moi, selon des idées peut-être subversives, je préférerais l'alliance allemande, qui du moins nous mettrait à l'abri d'une guerre de voisin à voisin. Pour cela il faut abandonner la productive idée de revanche, et cet effort nous le demandons à l'éternel bon sens que l'on s'accorde à reconnaître aux Français. Est-ce un crime ? » Cela, c'est tiré d'un commentaire, d'une réponse à des attaques. L'article initial est plus vif...

M. DEL. — Je me souviens, maintenant, et d'ailleurs je reconnais le tome du Mercure de France. C'est de 1890 ?

M. DESM. — Avril, puis juillet 1891. Mais voici ce que je voulais vous lire : « Jadis, le lendemain de la paix signée, les sujets des deux pays trafiquaient ensemble sans amertume, franchissaient, indifférents, les frontières modifiées, et les officiers des deux armées, la veille aux prises, buvaient à la même table, en gens d'esprit. Je verrais, sans nul effarouchement, des officiers français trinquer avec des officiers allemands : font-ils pas le même métier, et pourquoi, noble ici, ce métier deviendrait-il, là, infâme ? ».

M. DEL. — Evidemment, c'est la même chose, et puis c'est mieux écrit.

M. DESM. — C'est trop écrit. Il y a des passages travaillés comme pour un poème en prose. Le peuple assurément y eût compris peu de chose, malgré des gros mots.

M. DEL. — M. Jaurès a du moins le mérite de parler pour le peuple.

M. DESM. — Il traduit les oracles.

M. DEL. — II faut quelqu'un pour cela.

M. DESM. — Je suis de votre avis. Et c'est un bon métier.

M. DEL. — Qui demande un certain talent.

M. DESM. — De la voix, du coffre, du geste, enfin, tout ce que Cicéron exige pour l'orateur.

M. DEL. — C'est beau d'être un conducteur d'hommes.

M. DESM. — II n'y en a plus. Le troupeau conduit le berger.

M. DEL. — Illusion du troupeau. Quoique derrière, c'est le berger qui mène.

M. DESM. — Illusion du berger. Hommes et moutons vont où ils doivent aller, où il y a de l'herbe.

M. DEL. — II y a le choix de la route.

M. DESM. — A moins qu'il n'y en ait qu'une.

M. DEL. — Je vous cède. Etes-vous moins morose ?

M. DESM. — Vous ne vous êtes pas mis en colère aujourd'hui.

M. DEL. — Si. Intérieurement.

M. DESM. — Quand cela ?

M.DEL. — Quand vous avez nié le désintéressement.

M. DESM. — Combien avez-vous donné à ce pauvre diable l'autre jour, pour son beau Laforgue ?

M. DEL. — Les Moralités sur vélin ? Cent sous. C'était un livre volé.

pp. 9-19

II

15 août [1905].

La Politique

M. DELARUE. — Je viens d'assister à une scène bien amusante.

M. DESMAISONS. — Contez-moi cela.

M. DEL. — Vous savez que j'aime toujours à me promener sur les quais. C'est, m'a dit quelqu'un qui a beaucoup voyagé, un des plus beaux paysages du monde, soit que l'on descende vers le Pont-Royal, soit que l'on remonte vers le Pont-Neuf. Je parle de la rive gauche.

M. DESM. — Paysage bien civilisé.

M. DEL. — Oui, on y trouve un grand effort, à la réflexion, et un grand résultat; mais l'impression naïve est si harmonieuse que ces pierres et ces arbres semblent, comme les eaux et le ciel, des produits spontanés de la nature.

M. DESM. — Oui, ou des créations de fées, satisfaisant tout d'un coup les désirs et jusqu'aux rêves. Mais croyez-vous que cette beauté soit sentie de tous ?

M. DEL. — Elle ne l'est de personne. Le spectacle ordinaire ne fait jamais lever les yeux des passants. Que les teintes du ciel en augmentent encore la magie, l'indifférence est la même. J'ai vu là des couchers du soleil d'automne, d'une grâce et d'un éclat à faire battre le cœur : ils n'ameutèrent jamais les passants. Mais qu'un chien jappe après le morceau de bois qu'il ira chercher à la nage, voilà ce qui émeut l'âme confuse du peuple. Un jour j'eus envie de monter sur le pont des Arts et, tel un camelot, de haranguer la foule en faveur des sourires éplorés que le ciel prodiguait en vain à tous ces imbéciles.

M. DESM. — Si l'un d'eux avait levé la tête, toutes les têtes se seraient levées.

M. DEL. — Vers un ballon, oui ; vers la splendeur du ciel, jamais. Mais voici mon histoire. Sans doute, les boîtes à livres des quais contiennent peu de merveilles. Des fureteurs patients y découvrent çà et là une petite curiosité ; cela ne va pas loin. Mais pour l'homme que n'inquiète ni la rareté, ni la condition d'un livre, les quais sont un trésor. Cette librairie en plein air est bien supérieure d'organisation à toutes les bibliothèques. Tous les classiques sont là, depuis Homère jusqu'à Hugo ; voici des dictionnaires de toutes langues ; voici, surtout, l'inattendu. Que cherchez-vous ? demandais-je à un flâneur. Je cherche ce que je trouve, me répondit-il avec sagesse. Les quais sont respectables, si le savoir humain n'est pas une illusion.

M. DESM. — Et votre histoire, mon cher Delarue ?

M. DEL. — Un groupe de jeunes hommes passe. L'un ou l'autre manie une brochure, un volume, les rejette aussitôt. Celui qui semble les mener, ils sont quatre, soudain tombe en arrêt : « Ah ! dit-il, voici enfin un livre de valeur ! »

M. DESM. — Et c'était ?

M. DEL. — Quelque chose comme le recueil des professions de foi de tous les députés de Paris, depuis trente-cinq ans !

M. DESM. — Son mot était peut-être ironique ?

M. DEL.— Point. Les quatre faces se penchaient sur le tome, avec tous les signes de l'admiration et de la convoitise.

M. DESM. — C'est bonne fortune que d'assister à une franche explosion de bêtise.

M. DEL. — Et de bêtise politique, la plus profonde.

M. DESM. — La plus riche.

M. DEL. — La plus comique.

M . DESM. — J'avoue me récréer beaucoup à la bêtise politique.

M. DEL. — Moi aussi, d'abord. Mais ensuite, cela me rend fort triste, quand cela ne me met pas en colère.

M. DESM. — Non, non, il faut rire.

M. DEL. — Vous admettrez bien cependant que la politique est une chose très importante ?

M. DESM. — Vous dites ?

M. DEL. — Réfléchissez bien.

M. DESM. — Importante ? Jusqu'à un certain point et dans un certain sens.

M. DEL. — Allons, pas de vagues restrictions.

M. DESM. — Cependant...

M. DEL. — Vous êtes de mon avis, mais vous faites le Démocrite.

M. DESM. — Il le faut bien, puisque vous êtes Héraclite. Mais non, je ne ris pas de toutes choses, je ris de la politique.

M. DEL. — Démocrite riait des choses sérieuses.

M. DESM. — Il n'y a point de mérite à rire des choses futiles.

M.DEL. — Si la politique est sérieuse, ne trouvez-vous pas épouvantable qu'elle soit le métier commun du peuple tout entier ?

M. DESM. — Epouvantable, non, je trouve plutôt cela amusant. D'ailleurs, tout le monde ne fait point de politique. Ainsi, moi je n'ai jamais voté.

M. DEL. — Ni moi non plus, certes. Du moins, depuis bien longtemps...

M. DESM. — Ah ! Vous connûtes les joies de l'urne ? Pauvre ami !

M. DEL. — N'abusez pas de ma confession. J'ai été mal élevé, je le reconnais. Il fut un temps où je considérais comme un mérite suprême d'être républicain, alors que le rare et le difficile serait de ne pas l'être.

M. DESM. — Cela rappelle les notices nécrologiques du Temps où le défunt, quelque conseiller général, est toujours signalé tel qu'ayant « fermement tenu, dans son arrondissement, le drapeau de la République ». Et vous voulez m'empêcher de rire ? N'est-il point clair que le bonhomme, sous une royauté, eût été le suppôt du roi ? Cette idée de féliciter un défunt d'avoir pratiqué les idées de tout le monde, celles qui furent le plus conformes à ses intérêts !

M. DEL. — Cela passe, du reste. L'épithète va devenir suspecte. Si j'étais plus riche, je voudrais être socialiste.

M. DEL. — Je crois bien, le parti des millionnaires ! Mais il faut disposer de cent mille francs par an au moins, si l'on y veut faire figure. Et puis, sans cela, on a l'air de pratiquer l'envie...

M. DESM. — Ou la naïveté. Mais il faut laisser rêver les hommes. Il y a de la noblesse à vouloir être heureux. Et les moyens rêvés importent bien peu, puisque le rêve ne sera jamais réalisé. Le socialisme en vaut un autre. L'état de l'homme est de n'être jamais satisfait ou de ne l'être que pour un temps très bref. Les désirs portent sur des ordres de choses fort divers. On vit l'Europe, au moyen âge, réellement souffrir de ce que Jérusalem appartenait aux Infidèles. Aujourd'hui elle verrait avec joie le tombeau de la victime des Juifs remis aux mains des Juifs. Le sionisme est une idée excellente. Il n'y a que le Grand Turc qui ne la goûte pas.

M. DEL. — Dame ! Mettez-vous à sa place et supposez que Paris soit la Sion élue par le peuple de Dieu.

M. DESM. — Ciel ! En serait-il question ?

M. DEL. — Pas encore.

M. DESM. — Ceux-là, au moins, ne méprisent point le passé, puisqu'ils veulent le reconstituer. Entreprise vaine, sans doute, mais qui donne un bel exemple de continuité dans le même idéal.

M. DEL. — D'où vient cette haine qui tenaille nos contemporains ?

M. DESM. — De la foi dans l'avenir. On imagine pour demain de telles félicités que le futur apparaît aux peuples magnétisés tel qu'un paradis. Dans la simplicité des imaginations populaires, le futur étant le paradis, le passé ne peut être que l'enfer. C'est très sérieusement que la plupart des électeurs croient que l'ancienne France était une sorte de bagne. Dolet et La Barre ne sont-ils point là pour nous enseigner que jadis, quotidiennement (pour ainsi dire), de bons bougres étaient brûlés vifs pour avoir commenté Platon ou gardé leur chapeau cependant que passaient la croix et la bannière ? La malfaisance des juges fut de tous les temps, et les erreurs judiciaires, qui de nos jours abondent, ne sont point pour faire l'éloge du nôtre. Jamais on ne condamna avec une pire désinvolture, et si on ne fait plus de bûchers, c'est que le bois est trop cher. Je lisais l'autre jour cette phrase énorme : « La Révolution émancipa la pensée. » Avant cette heure, vraiment décisive, la pensée était à la fois « abolie et traînée sur la claie ». Il n'y avait pour les écrivains « nulle liberté, nulle gloire », et le malheureux penseur cite naturellement Voltaire et Rousseau, lesquels furent, comme on le sait, victimes « du dédain et de la haine » de leurs contemporains.

M. DEL. — Vous citez un grotesque. Il y a aussi ceux qui croient que c'est à l'esprit de la révolution que l'on doit les chemins de fer et le télégraphe.

M. DESM. — Nous ne sommes pourtant ni cléricaux ni rétrogrades et nous tenons des propos à nous faire passer pour tels.

M. DEL. — En effet, c'est à n'y rien comprendre. Notre fortune est médiocre et liée encore à des entreprises commerciales.

M. DESM. — Dieu, l'âme, la morale nous surexcitent fort peu.

M. DEL. — Oh ! fort peu.

M. DESM.— Nous avons de mauvaises mœurs.

M. DEL. — Des mœurs d'épicuriens, tout au moins.

M. DESM. — De matérialistes.

M. DEL. — Nous aimons l'ironie de Voltaire.

M. DESM. — Le sarcasme de Chamfort.

M. DEL. — Même la frénésie de Diderot.

M. DESM. — Un peu d'anarchie ne nous fait pas peur.

M. DEL. — Ni beaucoup de licence.

M. DESM. — Oui, j'aime passionnément la liberté.

M. DEL. — Et nous ne nous accordons pas toujours très bien avec ceux qui se prétendent les fondateurs de la liberté moderne.

M. DESM. — C'est que, par ce mot, mon cher ami, ils entendent la liberté politique, et nous la liberté sociale.

M. DEL. — Cela se tient peut-être. La liberté d'écrire est certainement très grande, en ce moment.

M. DESM. — Et aussi la liberté de vivre. C'est vrai.

M. DEL. — Et ce n'est peut-être pas une rencontre. Nous sommes peut-être des ingrats.

M. DESM. — Ou des délicats.

pp. 19-27

III

1er septembre [1905].

L'Espéranto

M. DESMAISONS. — Comment, vous n'avez pas été satisfait d'apprendre que les espérantistes ne se proposent pas de substituer leur jargon aux autres langues ? Vous n'avez pas été satisfait d'apprendre qu'ils ne veulent étouffer dans la bouche des hommes ni le français, ni l'italien, ni l'anglais ?

M. DELARUE. — Ne raillez pas. Je viens de parler espéranto sur le boulevard et l'on m'a très bien compris ! Je me suis assis à la terrasse de l'Américain et j'ai dit : Cafeo, Benedictina, cigaros. Et j'ai été servi. N'est-ce pas merveilleux ?

M. DESM. — C'est comme dans les contes de fées.

M. DEL. — Tandis que si je m'étais exprimé en samoyède ou en guarani...

M. DESM. — Evidemment.

M. DEL. — J'aime beaucoup les langues étrangères. Comme je n'en comprends aucune, où que je me sois trouvé hors de la région du français, la bêtise humaine enfin me laissait en repos. J'évoluais au milieu de la civilisation, dont je goûtais les agréments, sans en subir la rançon. Nul subalterne bienveillant n'interrompait ma rêverie pour me confier : « Il fait chaud, aujourd'hui. » Une fois, cependant, dans une petite ville de Hollande, j'ai regretté la connaissance d'un mot hollandais, d'un seul. Je voulais de l'eau chaude ; la mimique fut inexpressive. Je n'insistai pas, mais avec de la patience et un peu plus d'ingéniosité, je me serais fait comprendre.

M. DESM — Vous fûtes déraisonnable, ce jour-là. Il faut être, dans la vie, pareil aux femmes, et ne désirer que ce que l'on voit. Alors, nul embarras, et la vraie langue universelle nous vient aux lèvres, je veux dire aux doigts : une monnaie, comme dit Mallarmé. Mais les hommes sont loquaces. Pourquoi parlent-ils la plupart, du temps ? Pour parler. Ainsi chantent les oiseaux. Voyez un paon. C'est une bête calme, quoique vaniteuse. Elle exécute lentement son petit tour de l'éventail, replie ses plumes, paraît méditer, puis tout à coup s'élance en grinçant comme une barrière. Qui saura pourquoi ce paon soudain parle ? Et cet homme, pourquoi.

M. DEL. — Dire qu'il y a sur terre, quelque deux ou trois milliers de langues et que d'innocents bonshommes s'ingénient à en forger de nouvelles !

M. DESM. — C'est pousser loin le goût de l'inutile, goût charmant, d'ailleurs.

M. DEL. — Le goût de l'espéranto n'est pas charmant, il est barbare. Peut-être que ce langage n'est pas très désobligeant pour un Turc, mais un Français, tel moi-même, ne peut voir, seulement voir, sans honte, ces mots volés à sa propre langue et mutilés ou bariolés à la sauvage. Il me semble que je considère avec pitié un de ces prisonniers d'autrefois qu'on renvoyait aux siens, le nez coupé, les oreilles rasées ; ou bien c'est une belle jeune femme de notre race que des nègres auraient joué à peindre en zèbre. L'espéranto, c'est à dégoûter de tous langages, c'est à rendre muet !

M. DESM. — Mon cher ami, vous dites de bien jolies choses...

M. DEL. — Cela ne m'empêche pas de songer qu'une langue universelle aurait son utilité...

M. DESM. — Peut-être, mais pour combien de personnes ? Je parle d'utilité réelle, pratique. On apprend généralement un peu d'anglais ou d'allemand dans les collèges ; on en apprend très peu, assez cependant pour que sur ces premières notions un homme, à qui cela serait utile, puisse construire. Or, combien construisent, combien seulement entretiennent leurs fondations ? La plupart de ceux qui savaient un peu d'anglais à dix-huit ans l'ont oublié dix ou quinze ans plus tard. Ils l'ont oublié, parce que cette connaissance leur était inutile. Il en sera de même de l'espéranto. Mais l'inutilité de l'espéranto est bien plus grande que celle d'une langue connue, riche d'une belle littérature. Sans doute, il n'y a pas en France un sur dix mille des collégiens ayant appris un peu d'anglais qui ait eu l'occasion d'utiliser son maigre savoir ; pourtant, une fois par hasard, cela lui sert à comprendre un mot importé, à déchiffrer quelque journal tombé sous sa main ; mais l'espéranto ! En France, beaucoup de gens cultivés savent un peu d'anglais : calculez la chance qu'un Anglais possède de tomber en voyage sur des gens qui connaissent les éléments de son langage. Elle est presque nulle, pour qui sort des grandes villes et des grands hôtels. Celle d'un espérantiste le serait entièrement.

M. DEL. — Je vous abandonne l'espéranto. Vous savez le dégoût qu'il m'inspire ; mais une autre langue, le latin ?

M. DESM. — Vous aussi ?

M. DEL. — Pourquoi non ? Le latin analytique, ce latin qui fut usuel jusqu'au seizième siècle, est-il donc chimérique de le voir nanti de la qualité d'interprète universel ?

M. DESM. — Le goût général ne va plus au latin. Qui dit latin dit pédantisme. Les hommes se détournent. Vous les faites penser à leurs années de collège ; ils revoient les bancs, les grammaires, les pensums... Et puis... Voyons, dites-moi donc quelque chose en latin ?

M. DEL. — Je pourrais très bien, mais je n'ose pas, j'ai peur d'être ridicule.

M. DESM. — Tout le monde en dirait autant. Laissons le latin.

M. DEL. — Le français ?

M. DESM. — Trop compliqué, trop rempli de pièges.

M. DEL. — L'anglais ?

M. DESM. — Les Anglais eux-mêmes ne savent pas le prononcer.

M. DEL. — L'italien ?

M. DESM. — Vous allez me séduire. Il est évident que le meilleur latin populaire, c'est l'italien. Sa prononciation est bien chantante, il conviendrait peut-être, mais pourquoi choisir ? Quelle qu'en soit la matière, une langue universelle est une chimère. Est-ce que, vraiment, cela vous intéresse ?

M. DEL — Moi, nullement ? Le français me suffit.

M. DESM. — C'est mon sentiment. Que celui qui veut parler avec moi apprenne ma langue.

M. DEL. — Je dis la même chose, quand on me reproche de refermer avec peur un livre étranger.

M. DESM. — Avec peur ?

M. DEL. — Oui, cela me fait mal aux nerfs, comme des nuances fausses.

M. DESM. — N'ayez pas peur ; il n'y en a pas ici. Vous devez bien souffrir dehors.

M. DEL. — Je n'ose plus lever les yeux. Des boutiques se hérissent de mots bizarres... Il paraît que. c'est de l'anglais.

M. DESM. — Presque toujours. Mais il y a aussi de l'espagnol, et de l'allemand. Enseignes fallacieuses, d'ailleurs, presque toujours, pure flatterie de l'̹il, qu'on se garde bien de prolonger à l'intérieur.

M. DEL. — Il me semble que l'intérêt de Paris est qu'on y parle français.

M. DESM. — On fait mieux encore ; on y parle parisien.

M. DEL. — Ah ! Ah ! Ah !

M. DESM. — Qu'avez-vous ?

M. DEL. — Ah ! l'idée d'une femme qui parlerait espéranto ! Entendez-vous : Mono petito chieno chéri   !

M. DESM. — Mais est-ce que c'est vraiment de l'espéranto, ce que vous dites ?

M. DEL. — Pourquoi pas ?

M. DESM. — Vous m'amusez. Dire qu'il y a des hommes estimables qui prennent tout cela au sérieux. C'est l'oisiveté. Toute invention innocente qui demande aux hommes un peu de leur temps est accueillie avec joie.

M. DESM. — Oui, perdre son temps : telle est la devise des hommes.

M. DEL. — Ils n'ont que cela, en somme, c'est la substance de tout, et ils le dilapident.

M. DESM. — Hélas ! on arrive toujours au bout de l'étoffe, et sait-on le moment où elle vous tombera des mains ?

M. DEL. — Il faut agir comme si on ne devait jamais en voir la fin.

M. DESM. — Mais on la voit.

M. DEL. — Fermez les yeux.

M. DESM. — Pourquoi ? Quand, on a beaucoup vécu, quand on a joué sur ses nerfs les airs de toutes les joies...

M. DEL. — Est-ce que vous renoncez au monde.

M. DESM. — Jamais !

pp. 27-34

IV

15 septembre [1905].

L'Eclipse

M. DELARUE. — Bonjour, mon ami, Je vous apporte des nouvelles de l'éclipse.

M. DESMAISONS. — Je vous remercie. Cela s'est bien passé ?

M. DEL. Fort bien, surtout dans les journaux. Devenus tout à coup des almanachs volants, ils se haussèrent jusqu'à l'astronomie prirent leur vol vers les régions éthérées. On croyait lire le Triple Liégeois, et cela n'était pas désagréable.

M. DESM. — Avez-vous lu Fontenelle ?

M. DEL. — Oui, sans doute.

M. DESM. — « Il devrait y avoir, dit la marquise, un arrest du genre humain qui défendist qu'on parlast jamais d'éclipse, de peur que l'on ne conserve la mémoire des sottises qui ont esté faites ou dites sur ce chapitre-là. »

M. DEL. — Donnez-moi le livre. Je continue... « Il faudrait donc, répliquai-je, que le mesme arrest abolist la mémoire de toutes choses, et défendist qu'on parlast jamais de rien, car je ne sache rien au monde qui ne soit le monument de quelque sottise des hommes. »

M. DESM. — Ah ! l'esprit ! Avoir de l'esprit ! Lire des choses spirituelles !

M. DEL. — Cela n'arrive pas tous les jours, sans doute, mais on s'en lasserait.

M. DESM. — C'est une expérience que j'aurais voulu faire.

M. DEL. — Vous êtes venu tard.

M. DESM. — Oui, dans un temps où on prend tout au sérieux.

M. DEL. — Même les apôtres du BA, BE, BI, BO BU ! Mais ce sérieux est très comique.

M. DESM. — Croyez-vous ? Ce congrès des Primaires, n'est-il pas plutôt un spectacle de dégradation ?

M. DEL. — Heu ! les professionnels des quatre règles qui jugent de l'histoire et de la tradition, de la philosophie et de la morale, de la paix et de la guerre, je trouve cela gai, plutôt.

M. DESM. — C'est gai, oui, mais d'une gaîté sombre, et que je ne suis pas de force à porter très longtemps. La gaîté qui s'exhale des Primaires me rend promptement mélancolique. Un trait m'a pourtant déridé, je l'avoue. C'est leur devise : « Guerre à la guerre ! » S'ils n'ont pas inventé ce mot drôle, ils lui ont donné un éclat nouveau.

M. DEL. — C'est quelque chose. N'ont-ils pas, en somme, joué honnêtement leur partie dans le grand concert de la bêtise humaine ? Mettez-vous à leur place...

M. DESM. — Hein ?

M. DEL. — Vous penseriez comme eux, vous parleriez de même, et vous mériteriez des louanges.

M. DESM.— Du tout, si j'avais à exercer l'humble profession de maître d'écriture, j'éviterais le ridicule de prendre la parole devant l'Europe surprise, je perfectionnerais dans le silence mes pleins et mes déliés et, fort de mes talents, je solliciterais les palmes académiques. J'ai connu plusieurs instituteurs, quoique je n'aie jamais fréquenté l'école primaire. C'étaient de braves gens dont la sottise commune ne se distinguait pas de celle de leur alentour. On les estimait comme le menuisier et le maçon, pour l'utilité de leur métier. Ils donnaient l'exemple de ne pas aller boire au cabaret, et les paysans les priaient à leurs festins. Leur sort était agréable dans les campagnes hospitalières. J'ai quelquefois envié leur maison, leur jardin, leurs longues vacances, leurs loisirs, l'insouciance d'une vie assurée contre tous les risques. C'étaient des curés mariés et plus libres et qui, par leurs fonctions à la mairie, participaient de l'autorité politique. Insoucieux des congrès, j'aurais montré l'éclipse au village assemblé.

M. DEL. — Ce type, sans doute, n'existe plus. Il doit être aussi ancien que le magister de La Fontaine. Si l'instituteur d'aujourd'hui noircit des verres pour montrer l'éclipse aux paysans, c'est pour leur faire en même temps une leçon sur la Vérité et sur la Justice. Le brave homme de jadis est devenu un phonographe que les comités fournissent de disques. Il récite aux parents les grandes phrases bêtes dont les enfants ne veulent déjà plus. S'étant aliéné au village toutes les sympathies utiles, il crève de misère et demande de l'argent à l'Etat en échange des votes dont il s'est fait le maquignon. Une fonction simple a été travestie...

M. DESM. — Delarue, mon ami, il me semble que j'ai déjà lu votre discours. Prenez garde...

M. DEL. — Il n'en est pas moins bon.

M. DESM. — Prenez garde à l'éloquence empruntée. Et puis, allons-nous juger d'un coup une corporation de plus de trente mille membres. Soyez sûr qu'il y a, parmi eux, beaucoup d'hommes charmants et d'excellents esprits. Ceux qui se taisent, d'ailleurs, et qui restent chez eux, qu'avons-nous à en dire ?

M. DEL. — Laissons, en effet. Je ne suis pas de l'avis de Fontenelle : je voudrais qu'il y eût éclipse souvent, et qu'on ne parlât que de cela. Je la voudrais inattendue, comme l'orage. Il n'y a pas assez de phénomènes naturels. Les hommes ne profèrent jamais moins de sottises que quand, l'état de leur sensibilité les inquiète. Un froid soudain, une chaleur anormale, et il se dit enfin des choses sensées, incontestables.

M. DESM. — Non, car chacun mesure la température d'après sa propre sensation. Il n'est, pas nécessaire, au reste, que les hommes soient d'accord, même sur le temps qu'il fait. Il y a du charme dans la diversité des opinions, pourvu qu'elles soient souriantes.

M. DEL. — « Les hommes tiennent à leurs opinions plus qu'à... » Je ne sais plus le reste.

M. DESM. — Plus qu'à leur vie, parfois. Et c'est une chose que je n'ai jamais pu comprendre.

M. DEL. — D'autant que ces opinions ne leur appartiennent même pas ; qu'ils n'en sont ni les créateurs ni les maîtres. Ils les ont achetées, louées ou reçues en héritage. Tout hasard peut les leur reprendre. L'abbé de Saint-Pierre, qui était sage, quoique, d'autre part, utopiste, disait : Voici un fait, ou voici un livre, qui est bon ou qui est mauvais, ou indifférent, pour moi, en ce moment.

M. DESM. — Le commun des hommes se croit toujours dans un état définitif. Tout le monde change, et bien rares sont ceux qui ont la force ou le courage de s'avouer ces changements. C'est terrible, aussi. Changer, c'est donner à l'oubli toute la partie de la vie où on était différent. Heureux les hommes qui, montés sur leurs quatre principes, roulent en paix à travers l'existence !

M. DEL. — Nous n'avons guère changé depuis vingt ans.

M. DESM. — Nous avons changé sans nous en apercevoir.

M. DEL. — Je vous trouve toujours le même.

M. DESM. — Moi aussi, mais si nous avons changé parallèlement, dans le même sens et, du même pas, il nous est difficile de le sentir. Sans l'histoire, sans les témoignages anciens, l'humanité se croirait au même point depuis le commencement des siècles.

M. DEL. — Et ce serait peut-être plus vrai que l'opinion contraire.

M. DESM. — Plus vrai, non ; aussi vrai, oui. Le petit tas des connaissances humaines est devenu une grande montagne, mais ce sont les mêmes fourmis qui s'y promènent. Les galeries sont plus longues et s'entrecoupent plus nombreuses, mais elles ne sont pas plus larges, ni plus hautes, et c'est la même nuit.

M. DEL. Que le soleil tourne autour de la terre, ou l'inverse, il n'en a pas moins ses éclipses.

M. DESM. — Et quelle que soit l'opinion dominante, la raison a les siennes.

pp. 35-41

V

1er octobre [1905]

La Morale

M. DELARUE. — Connaissez-vous le Dialogue entre M. de Limon et un homme de goût ?

M. DESMAISONS. — Sans doute. C'est-à-dire que je sais que c'est un des écrits perdus de Rivarol. L'auriez-vous trouvé ?

M. DEL. — Non, hélas ! Je voulais seulement vous rappeler le jugement qu'en portait Mme de Coigny, celte madame de Coi..., si bien accommodée par la Chronique scandaleuse de Tilly, mais qui avait encore plus d'esprit qu'elle n'avait d'amants supposés.

M. DESM. — Dites.

M. DEL. — « C'est plus fin que le comique, plus gai que le bouffon, plus drôle que le burlesque. »

M. DESM. — Et cela vient à propos de quoi ?

M. DEL. — A propos du Congrès de la libre-pensée.

M. DESM. — « Plus fin que le comique. »

M. DEL. — Non pour la finesse, c'est ce qui lui manqua d'abord. Le reste de la phrase lui sied assez bien.

M. DESM. — Vous y fûtes ?

M. DEL. — Jusqu'à la porte. Mais l'abondance du vide m'empêcha d'entrer. Je crains le vide dans les salles de spectacle. Alors, je me suis rabattu sur les journaux.

M. DESM. — J'ai lu les journaux comme vous. Il était question des idées (si l'on ose dire) d'un certain Acanthos.

M. DEL. — Très bien.

M. DESM. — Ne prêche-t-il pas sur la morale ?

M. DEL. — Parfaitement.

M. DESM. — Sur les droits de l'homme ?

M. DEL. — C'est cela même.

M. DESM. — N'est-ce point un ancien curé protestant ?

M. DEL. — On le dit.

M. DESM. — Tombé dans la philosophie primaire ?

M. DEL. — Vous y êtes.

M. DESM. — Un personnage qui rappelle le « Docteur » de la comédie italienne ?

M. DEL. — Il en approche.

M.. DESM. — Qui dispose d'un langage savant et burlesque ?

M. DEL. — A merveille.

M. DESM. — Qui parle vérité, justice, devoir, solidarité, raison ?

M. DEL. — Tel est son refrain.

M. DESM. — Eh bien ! voulez-vous mon avis sur cet Acanthos.

M. DEL. — Assurément.

M. DESM. — Il me dégoûte.

M. DEL. — Vous êtes vif, aujourd'hui.

M. DESM. — Je le trouve mal élevé.

M. DEL. — Il fréquente la mauvaise compagnie, mais lui-même...

M. DESM. — Mal élevé, vous dis-je. Un homme qui a le souci de la politesse ne parle ni morale, ni médecine, sinon par raillerie et en passant.

M. DEL. — C'est juste. Mais moi, je le prends comme Molière, et vous, mon ami, prenez garde, vous allez le prendre comme Acanthos. « Plus gai que le bouffon, vous dis-je, plus drôle que le burlesque. » Voyons, cette idée d'une morale « laïque » ?

M. DESM. — Je trouve cela bête, car enfin des laïques ne peuvent avoir qu'une morale laïque, comme des chiens ne peuvent avoir qu'une faim canine. Vous avez raison, ce sont des bouffons.

M. DEL. — A la bonne heure. Voilà le ton qui convient.

M. DESM. — II faut d'abord accorder son instrument ; c'est le début de tout concert. J'y suis. Vous êtes-vous jamais demandé pourquoi, au dix-septième siècle, on ôtait ses gants avant d'entrer dans un salon, et pourquoi, aujourd'hui, on fait le contraire ?

M. DEL. — Oui, quelquefois, mais sans insister.

M. DESM. — Eh bien ! trouvez cela, et vous aurez trouvé un des principes de la morale.

M. DEL. — Oh ! oh !

M. DESM. — Savez-vous pourquoi les hommes se construisent des maisons, portent des vêtements ?

M. DEL. — Tout le monde répondra que c'est par nécessité.

M. DESM. — Voilà donc toute la morale expliquée. Elle contient, une part de nécessité et une part d'usage. La nécessité n'a pas d'origine. Les usages en ont une. Qu'il soit moral chez nous de n'avoir qu'une femme, vous avouerez que c'est un usage, puisque, plus loin, il est moral d'en avoir plusieurs.

M. DEL. — Acanthos vous dira que l'impératif catégorique...

M.. DESM. — Acanthos est gai.

M. DEL. — Acanthos vous dira que Kant a formulé une maxime...

M. DESM. — Plus gai que le bouffon.

M. DEL. — Acanthos vous dira que si l'on met Dieu dans la morale...

M. DESM. — Plus drôle que le burlesque. Dieu a des rapports avec la morale, à peu près comme avec la forme des toits, qui sont plats en Orient et penchés en Occident.

M. DEL. — On se bat autour de fantômes. Mais il est certain que si des hommes ont fait entrer dans la morale le Grand Fantôme, d'autres hommes peuvent essayer de le mettre à la porte.

M. DESM. — Et après.

M. DEL. — Et après, rien, il y aura entre les deux morales la différence qu'il y a, pour l'œil, entre une cloche pleine d'air et une cloche où on a fait le vide.

M. DESM. — Et vous voulez qu'on se batte pour cela ?

M. DEL. — Moi, nullement. J'ai une morale, celle des honnêtes gens, l'hypocrisie. Je reçus, comme tout le monde, beaucoup de leçons de morale ; une seule m'a profité. Mon professeur d'anglais (il n'était pas Anglais), qui m'aimait et, se promenait avec moi, me dit un jour : « Voyez-vous, il n'y a qu'un principe pour se conduire dans la vie : faites tout ce que vous voudrez, mais que personne ne le sache. » S'il avait été pédant, il aurait emprunté la formule à je ne sais plus quel philosophe grec : Cache ta vie. Mais il n'était pas pédant, et, grâce à cela, j'ai très bien compris ce que c'était que la morale.

M. DESM. — On ne peut pourtant pas dire cela à tous les enfants.

M. DEL. — Pourquoi pas ? On pourrait du moins leur donner ce conseil unique : En toutes choses, se conformer à l'usage.

M. DESM. — Avec ce principe-là, on ne ferait jamais de révolution.

M. DEL. — Est-ce bien utile ?

M. DESM. — D'amuser le peuple ? Très utile. De changer les choses de place ? Beaucoup moins, d'autant plus qu'elles reviennent invinciblement à leur place première. Nous parlions de principes, les sociétés sont comme les tables ; il leur faut au moins trois pieds pour se tenir debout. Ou il y a société ou il n'y a pas société. Dans le premier cas, il y au moins trois principes reconnus par tout le monde.

M. DEL. — Vous m'amusez avec vos trois principes. Je les connais. Les pieds de la table sont vermoulus.

M. DESM. — Vous les connaissez ? Dites.

M. DEL. — Je n'ose pas. Vous n'oserez pas non plus.

M. DESM. — Pourquoi cela ? Les voici donc : la sécurité des personnes, la propriété individuelle, la liberté des mœurs. Hors du cercle formé par ces trois points, c'est l'anarchie ou le despotisme, ce qui est la même chose.

M. DEL. — Oh ! Oh ! Nous devenons de grands philosophes ! Mais tout le monde vous contestera le troisième point.

M. DESM. — Il n'est pas contestable. Beaucoup de gouvernements ont essayé de régenter les rapports sociaux ; aucun n'y a réussi plus d'un moment.

M. DEL. — J'entendais autre chose.

M. DESM. — Vous entendiez les « mauvaises mœurs», il n'y a ni bonnes ni mauvaises mœurs, pas plus qu'il n'y a d'insectes ou d'oiseaux utiles ou nuisibles. Ce sont des classifications d'almanach. Il y a les mœurs, c'est-à-dire un réseau très compliqué, formé par l'enchevêtrement à l'infini des usages et des actes spontanés. Hormis la violence, sous toutes ses formes, et le vol, avec toutes ses nuances, les lois n'ont rien à réprimer.

M. DEL. — Mais elles peuvent ordonner en vue du bien public.

M. DESM. — Cela va de soi.

M. DEL. — Tout s'écroule avec votre « cela va de soi ».

M. DESM. — J'en ai peur.

M. DEL. — Si on peut ordonner à tous les hommes d'êtres braves, ne peut-on ordonner à toutes les femmes d'être chastes ?

M..DESM. — Vous m'embarrasseriez si j'étais un constructeur de systèmes ; mais je ne prétends ni à construire ni à détruire. Pourvu que la table tienne debout...

M. DEL. — Il y a tant de mains ou tant de pieds qui veulent la renverser...

M. DESM. — Vous connaissez ces petits jouets légers, mais lestés d'une balle de plomb et qui retrouvent toujours leur équilibre ? Ma table est lestée.

M. DEL. — Et si on la brise ?

M. DESM. — Elle est magique, les morceaux se recollent d'eux-mêmes.

M. DEL. — Vous êtes consolant.

M. DESM. — J'essaie de ne pas être crédule.

M. DEL. — Vous ne croyez pas, parce que vous ne désirez pas. On croit ce que l'on désire.

M. DESM. — Ou ce que l'on craint.

M. DEL. — Acanthos croit à la morale, et ce n'est pas qu'il la craigne.

M. DESM. — Il la craint, puisqu'il y croit. C'est peut-être, d'ailleurs, un brave homme.

M. DEL — Du tout, c'est un fanatique, et quant à sa guerre à l'idée de Dieu, c'est une parade. Il y croit en secret. Acanthos est un déiste glacé par la peur. Il se dégèlera, quand il sera convenable, car...

M. DESM. — Il nous a quand même fait passer un bon moment.

M. DEL. — J'aime ces grandes questions : Dieu la morale, le progrès...

M. DESM. — Ce sont d'inépuisables sources de gaîté.

pp. 41-49

VI

15 octobre [1905]

Les bonnes Mœurs

M. DELARUE. — Connaissez-vous le sénateur Bérenger ?

M. DESMAISONS. — Non.

M. DEL. — Avez-vous vu son portrait ?

M. DESM. — Pas davantage.

M. DEL. — Le voici.

M. DESM. — Quelle horreur !

M. DEL. — Elle est curieuse, cette face de haine ?

M. DESM. — Oui, je l'avoue, elle est curieuse. On dirait, qu'elle n'est pas réelle, qu'elle a été fabriquée par quelque Lavater, pour rendre visible un des états théoriques de l'âme humaine. Mais ce n'est pas la haine qu'elle semble représenter ; c'est la cruauté, plutôt.

M. DEL. — Disons qu'elle représente la vertu.

M. DESM. — La vertu dessinée par qui la voudrait rendre odieuse.

M. DEL. — Il l'a rendue odieuse, dès qu'il s'est mêlé de la défendre.

M. DESM. — La vertu, c'est un mot bien vague. Il y a des vertus, parmi lesquelles on voit d'aimables personnes. Quelques-unes sont ridicules. Stendhal appelait la chasteté une vertu comique.

M. DEL. — C'est de cela même qu'il s'agit. M. Bérenger représente les bonnes mœurs.

M. DESM. — Elles seraient donc à fuir.

M. DEL.— Les bonnes mœurs, c'est peu dire. Il représente l'austérité chrétienne. Il a pris pour devise le célèbre commandement : L'œuvre de chair ne désireras — qu'en mariage seulement.

M. DESM. — Rien de plus louable.

M. DEL. — Prenant la suite de l'Eglise qui n'y put plier une humanité croyante, il espère y asservir une humanité incrédule.

M. DESM. — Cet homme cruel est peut-être tout bonnement un pauvre cerveau ?

M. DEL. — Il n'est pas très intelligent.

M. DESM. — N'est-ce pas lui qui voulait obliger les hôteliers à demander aux couples de prouver la légitimité de leurs feux ?

M. DEL. — Lui-même. Pareil à Tartufe, il professe pour la concupiscence et tout ce qui s'en suit une aversion farouche. Je l'ai vu, rue de Tournon, jeter sur deux jeunes femmes, d'air assez avenant, je dois le dire, des regards tels qu'elles eurent une peur véritable. L'aspect d'une femme qui est femme, quoique non engagée dans les liens honorables du mariage, provoque en lui une sorte de dégoût furieux.

M. DESM. — Cet état d'esprit n'est pas si rare qu'on le croit. C'est celui de beaucoup d'ecclésiastiques. Un jour, à la campagne, un curé m'avoua des sentiments tout pareils. L'idée que des créatures humaines pouvaient se conjoindre sans l'autorisation de l'Eglise le contristait jusqu'à la souffrance. Mais sur le même acte, accompli après les formalités légales, il pleurait d'attendrissement et se répandait en effusions mystiques qui touchaient à la gaudriole.

M. DEL. — M. Bérenger ne touche jamais à la gaudriole, et le mariage qu'il vénère est d'une beauté toute janséniste : le minimum de contact et, pendant l'opération, réciter quelque psaume ou telle oraison réfrigérante.

M. DESM. — Le sujet y prête, mais voilà de la caricature.

M. DEL. — Sans doute. N'est-ce point légitime ? C'est une forme bien bénigne du mépris que méritent ces hommes occupés à chicaner leurs frères sur l'usage de leurs corps. Il faut les rendre ridicules. Luther trouvait absurde que l'Eglise imposât aux. fidèles le jeûne et l'abstinence, mais il trouvait bon qu'elle eût réglé l'union des sexes. Les hérétiques sont toujours bien plus bêtes que les traditionalistes. En morale, rien ne vaut, sinon le tout. Tout ou rien. En amour : l'ascétisme ou la licence. A chacun de se faire une règle selon son caractère, ses goûts, ses besoins et les exigences du moment et du milieu.

M. DESM. — Vous prêchez l'anarchie, mon cher ami.

M. DEL. — Moi ? Vous me faites peur. Croyez-vous ?

M. DESM. — C'est comme je vous le dis.

M. DEL. — Je ne puis pourtant pas m'affilier à la ligue contre la licence des rues.

M. DESM. — Je ne voudrais pas vous pousser à cette extrémité.

M. DEL. — D'autant plus que je ne vis jamais rien de licencieux dans les rues de Paris. Sur la foi des moralistes, j'ai lorgné avec soin les étalages de cartes postales illustrées, et je n'ai rien vu que d'innocent. Ce qui semble dominer dans cette industrie, c'est la bêtise et la laideur, manifestations plutôt vertueuses.

M. DESM. — Oh ! ces gens-là n'y regardent pas de si près. Ce ne sont ni des artistes, ni des hommes de goût, mais bien des théologiens.

M. DEL. — Pas même. Les casuistes avaient de l'esprit et du tact. Ils sont plutôt de la race des inquisiteurs ou de celle des censeurs. Car vous savez qu'un autre de leurs désirs est de châtrer la littérature. Et cela ira loin. Ils se démènent pour faire adopter une loi, déjà votée au Sénat, qui permettra de « poursuivre non seulement l'apparente obscénité des mots, mais encore l'obscénité réelle du sens qu'ils comportent ».

M. DESM. — Ce n'est pas possible !

M. DEL. — Je vous ai cité le texte même de l'interprétation que M. Bérenger a donnée de la loi, qui est sa loi.

M. DESM. — Mais avec cela on peut poursuivre toute la littérature française, et jusqu'aux sermons de Bossuet sur l'amour divin !

M. DEL. — Telle est bien leur prétention. Ils espèrent arriver à prohiber tout ce qui ne pourrait entrer, sans dommage, dans des collections « pour les jeunes filles ». Il s'agit de protéger la candeur de ces anges.

M. DESM. — Ils en sont encore à la jeune fille candide ?

M. DEL. — Ils en sont là !

M. DESM. — Comment fera-t-on pour la littérature classique ou très connue ?

M. DEL.— On expurgera. Il y a déjà un Molière ainsi arrangé. On a ôté tous les rôles de femmes, dans l'édition destinée aux jeunes gens; et tous les rôles d'hommes, dans celle qui est offerte aux mains pures de nos lycéennes. M. Bérenger sans doute approuve fort cette méthode. Certaine édition améliorée de Balzac devrait aussi lui donner de grandes satisfactions. Le Père Goriot y devient une idylle telle qu'on l'attribue aussitôt à la comtesse de Ségur ou à Mlle Zénaïde Fleuriot.

M. DESM. — Je l'ai connue, Zénaïde ; j'étais très jeune, elle l'était moins ; je pense qu'elle m'aurait donné volontiers quelques leçons de vertu, car elle en tenait école, mais les circonstances s'y opposèrent.

M. DEL. — Vous l'avez regretté ?

M. DESM. — Presque. Elle avait une si bonne réputation.

M. DEL. — Comment expliquez-vous que les livres les plus innocents sont très souvent écrits par des femmes qui ne le sont nullement ? C'est le cas de Mme de Genlis.

M. DESM. — Les hommes, mais surtout les femmes, sont enclins à vouloir traiter de ce qu'ils ignorent. Ils apprennent en écrivant. Mme de Genlis connut la vertu quand elle eut rédigé les Veillées du château, et Mlle Fleuriot, au moment même qu'elle achevait Rose la Fleuriste. Mais ces sortes de livres n'ont pas sur les lecteurs les effets que l'on pourrait croire.

M. DEL. — Que voulez-vous dire ?

M. DESM. — Qu'il faut toujours compter dans la vie avec l'esprit de contradiction. Un de mes amis, qui est peintre, m'a conté qu'un jour, bloqué par la pluie dans une auberge, en Suisse, il ne trouva pour toute lecture qu'un seul livre en français, le Devoir, par feu M. Jules Simon. Il le lut, et cela éveilla en lui, me disait-il, des idées de vol, de viol, d'assassinat. Il se sentait devenir scélérat, à mesure que se déroulaient les vertueuses pages. Un esprit bien fait est élastique, si j'ose dire ; il tend à rejeter l'idée qui tombe sur lui. Se laisser pénétrer, se laisser persuader, c'est s'avouer vaincu.

M. DEL. — Ce qui est dur. Mais il y a des cas où il le faut bien.

M. DESM.— Alors on cède avec joie, avec reconnaissance même, comme cède une femme qui aime. Je crois que les écrivains intelligents ne proposent jamais de solutions définitives. Ils savent qu'il ne peut y en avoir que de passagères. Voyez la prudence de Stendhal.

M. DEL. — C'est qu'il craint le ridicule.

M. DESM. — Et il a raison. Aussi ne l'est-il jamais, même quand il se trompe, même quand il est absurde. Ils sont étonnants, les gens qui affirment n'importe quoi, tout ce qu'ils désirent, alors qu' un philosophe de la science, comme M. Poincaré, prend des précautions pour dire que la terre tourne autour du soleil, Lisez les écrivains socialistes. Bonne école de mépris.

M. DEL. — Le peuple les aime, parce qu'ils lui versent de l'espoir.

M. DESM. — Comme il aime les troquets qui versent de l'absinthe. Soit. Mais il y a une autre région que celle-là. Avez-vous remarqué comme le monde se coupe en deux, nettement, depuis quelques années ? D'un côté l'esprit de science qui doute et qui cherche ; de l'autre, l'esprit d'ignorance qui croit et qui affirme.

M. DEL. — Hélas ! l'esprit d'ignorance a toujours été le plus fort.

M. DESM. — Et il le sera toujours, et de plus en plus. Il dupera le peuple à l'avenir avec d'autant plus de facilité qu'il prend précisément le masque de la science.

M. DEL. — Comment s'y reconnaître, alors ?

M. DESM.— Je vous l'ai dit : les uns affirment, les autres doutent. M. Bérenger sait qu'il faut faire régner la vertu. Renan aurait répondu : Sans doute, mais d'abord qu'est-ce que la vertu ? Cela est bien épineux... Tiens, il fait beau temps...

M. DEL. — Venez-vous faire une promenade ?

M. DESM. — J'en ai presque envie. Hé ! l'idée que la licence se promène dans les rues ! Mais vous m'avez dit que ce n'était pas vrai ?

M. DEL. — Est-ce que vous allez me croire sur parole, maintenant ?

M. DESM. — Non, non. Je veux tout voir moi-même.

M. DEL. — ............................................................

M. DESM. — Non, parlez-moi plutôt de la vertu.

M. DEL. — Je vais vous réciter des vers de Sully-Prudhomme.

M. DESM. — C'est cela.

pp. 50-58

VII

1er novembre [1905]

Funérailles

M. DELARUE. — Il a volé les bibliophiles.

M. DESMAISONS. — Oui, et j'avoue que cela m'incline à quelque sévérité. Notre affaire, c'est un poète qui demeura bien obscur pendant vingt ou trente ans, publia d'humbles ou de baroques plaquettes chez des éditeurs clandestins, puis tout à coup surgit à la lumière.

M. DEL. — Et c'est alors que l'on voit notre goût.

M. DESM. — Nous triomphons. Ces feuilles tombées, ces branches mortes, les voici. Nous avons recueilli tout cela à mesure : nous l'avons nettoyé, nous l'avons habillé, nous l'avons logé. Si j'avais su ! disent alors les hommes du monde qui nous imitent. Nous avons su, nous autres.

M. DEL. — Avec Heredia, ni joies, ni inquiétudes, ni surprises. Un livre unique, publié alors qu'il était célèbre ! Mais si on lui découvrait quelque péché de jeunesse ?

M. DESM. — Il n'y a plus d'espoir.

M. DEL. — Pas même de belles anecdotes à colliger sur sa vie, pas de chronique scandaleuse !

M. DESM. — C'est pour plus tard. Sans la Révolution, qui délia toutes les langues, nous ne ferions que commencer à connaître les petits secrets du dix-huitième siècle.

M. DEL. — Enfin, il eut de belles funérailles.

M. DESM. — Et symboliques, car c'étaient en même temps celles du Parnasse.

M. DÉL. — Il reste des Parnassiens.

M. DESM. — Des ombres, de silencieuses et glorieuses ombres.

M. DEL. — Il en reste beaucoup parmi ceux de la seconde et de la troisième génération, parmi les contemporains de Verlaine. Tenez, Mendès.

M. DESM. — Oui, celui-là est tenace. Continue-t-il à mettre en vers ses récentes lectures ?

M. DEL. — Il continue. Après Scarron, Glatigny ; après Médée, sainte Thérèse. Mais que lui reprochez-vous ?

M. DESM. — Rien, que de ne pas me plaire. Au reste, il aima toujours les belles-lettres, les cultiva avec soin, les défendit quand il fallut. Sa ténacité même, je suis bien loin de la mésestimer. Adorateur de la gloire, il voudrait coucher avec sa maîtresse, une fois, rien qu'une fois avant de mourir. C'est très naturel, peut-être même très beau. Assez d'hommes se laissent aller au découragement.

M. DEL. — Ou au dédain.

M. DESM. — Oh ! le dédain. Oui, les raisins. Je n'y crois pas.

M. DEL. — Pourtant, quand on est sage... La gloire, ce qu'il en reste au bout d'un siècle ! Baculard d'Arnaud balança Voltaire, un temps, dans l'estime du grand Frédéric. Oui, Baculard fut illustre. Esménard, celui de la Navigation, fut salué comme un vrai poète, un apporteur de nouveau. Chateaubriand vantait la belle harmonie de ses vers. Qui sait si nos poètes valent plus que ceux de l'an 1805 ?

M. DESM. — Nous savons ce qu'ils valent pour nous, et c'est tout ce qu'il faut. La postérité s'arrangera. Ses choix seront ou ne seront pas les nôtres. Nous n'avons rien à lui dicter.

M. DEL. — On l'essaie.

M. DESM.— Oui, un écrivain connu ne peut mourir qu'un Deschamps ne lui promette que « son œuvre vivra autant que la langue française ». Qu'en sait-il ?

M. DEL. — C'est de la courtisanerie.

M. DESM. — Un placement. Quand les critiques ne peuvent plus aduler le vivant, ils écrivent pour sa famille, pour ses amis, pour l'académie.

M. DEL. — II y en a de larmoyants et de melliflus, il y en a de rogues. Près d'un Deschamps qui parle avec onction de « notre cher José-Maria... ».

M. DESM. — Familiarité de vieux serviteur.

M. DEL. — En voici un autre devant qui nul talent ne trouve grâce, nulle érudition, nul labeur. Il méprise tout en trois cents lignes, tous les jours de l'année, et souvent deux fois par jour. Sa stérilité déborde sur tous les journaux...

M. DESM. — Je le connais. Nul n'a son pareil pour feindre d'avoir su de toute éternité ce qu'il vient d'apprendre en feuilletant le livre sur lequel il va danser pour gagner sa vie, car il est payé pour cela.

M. DEL. — Le public aime les exécutions plaisantes.

M. DESM. — Est-il donc plaisant ?

M. DEL. — Quelquefois.

M. DESM. — C'est un mérite. Plaire, c'est un grand mérite. Je crois pourtant que l'un des premiers devoirs du critique c'est de respecter le livre dont, même mauvais, il est lui-même incapable. Mais il y a un autre motif à ce devoir, c'est que le livre qu'il n'a eu que la peine de lire, ce livre qui est bon, qui est mauvais, qui est médiocre, qui est fou, c'est le pain du critique...

M. DEL.— Voilà un argument auquel Antoine n'a pas songé.

M. DESM. — Et qui aurait été excellent pour lui, car il permet des développements ironiques.

M. DEL. — Attendez. Par exemple : « Il est bien heureux pour vous que l'on représente parfois des pièces d'une médiocrité évidente, criante. Cela vous permet de vous venger de toutes les médiocrités sournoises, enveloppées d'étoffes à la mode, que vous avez louées avec un enthousiasme si sincère, si attendrissant. Mais ne triomphez de nos erreurs qu'avec modestie. Recueillez-vous, et prenez garde. On vous prépare des pièges de tous côtés. Voici le Don Quichote de M. Richepin. Vous allez tous dire que c'est une œuvre d'un magnifique idéalisme, que c'est du grand art, que revoilà la noble tradition des alexandrins, etc. Eh bien, et c'est le piège : vous aurez raison. »

M. DESM. — Parfait, mon cher ami. Oh! cette idée de versifier Don Quichote ! Quel courage ! quel dévouement ! C'est à pleurer. Mais, dites, cela va-t-il continuer ? Va-t-on mettre en vers tous les romans célèbres ?

M. DEL. — Pourquoi pas ? On remet bien en prose, et tous les ans, sans que personne s'en aperçoive, il est vrai, les tragédies de Racine.

M. DESM. — C'est juste. Peut-être que c'est une nécessité. Mais ce qui me chagrine, tout de même, dans ce futur Don Quichote, c'est que l'histoire va être encore mise à l'envers. Don Quichote n'était nullement, dans l'esprit de Cervantès, le champion de l'enthousiasme, du désintéressement, de la noble illusion, etc. Le personnage est clairement une caricature. Cervantès, loin de regretter la chevalerie, en poursuit les derniers vestiges. Nous croyons qu'il rêve, et il raille. Son héros est Sancho. En termes modernes on appellerait cela la lutte de l'idéologisme contre le réaliste.

M DEL. — J'ai entendu dire cela. Mais comment s'est fait le travestissement ?

M. DESM. — Je l'ignore. On le trouve accompli aux premiers temps du romantisme. Une bonne âme de ce temps-là s'indignait de ce que Cervantès avait fait Don Quichote ridicule. L'impression première dans toute l'Europe avait été conforme au sentiment de l'auteur. Il en est resté quelque chose dans la tradition et c'est par raillerie qu'on appelle un Don Quichote l'homme qui est toujours prêt à courir au secours de l'innocence persécutée. Rappelez-vous aussi les expressions, combattre contre les moulins à vent, chevalier de la triste figure, etc.

M. DEL. — Et si Richepin avait par hasard rétabli le vrai sens du livre ?

M. DESM. — Y pensez-vous ? Cela serait d'ailleurs de la folie, aujourd'hui, du vrai don quichotisme. Le sens de la réalité est presque aboli chez nos contemporains. Pratiques dans les petites affaires ou quand il s'agit d'intérêts personnels immédiats, ils perdent toute notion de la valeur réelle des choses, dès que les conséquences de leurs actes ou de leurs paroles semblent un peu éloignées, ou trop générales. Les entendements sont très rétrécis. La maigre utopie en trouve seule l'entrée.

M. DEL. — C'est bien singulier, l'histoire de ce livre qui aurait été écrit contre la chevalerie...

M. DESM. — Contre les romans de chevalerie.

M. DEL. — Enfin, contre l'esprit de la chevalerie, et qui est devenu, avec les années, un plaidoyer pour l'esprit contraire. Si Cervantès avait pu prévoir cela !

M. DESM. — Il connaissait la folie des hommes et n'aurait pas été surpris.

pp. 58-65

VIII

15 novembre [1905]

Le Divorce

M. DELARUE. — Cela vous intéresse, vous, ces disputes sur le divorce ?

M. DESMAISONS. — Beaucoup, au point de vue historique, de mon historique. J'ai connu, j'ai éprouvé toutes les variétés du mariage, le mariage temporaire, depuis vingt-cinq minutes jusqu'à dix-sept et dix-huit heures, une éternité ; le mariage caprice, qui peut aller d'une lune à une autre lune ; le mariage de saison, qui dure ce que dure une robe ou une mode ; le mariage indéfini, qu'un rien brise et qui peut résister à tout ; enfin, le mariage légal, celui qui permet à la dame d'avoir des jours : les autres ne lui donnent que des nuits.

M. DEL. — Jolie promenade à travers la vie. Vous avez de l'expérience, au moins, et vos arguments pour ou contre seront de poids.

M. DESM. — Quels arguments ? Je ne prends point parti. Ayant goûté à tout, j'ai trouvé à tout un certain charme. Je ne regrette presque aucune de mes aventures parmi les petites, et aucune parmi les grandes. Il s'est trouvé que ma femme légale était d'une lascivité à toute épreuve, et que ma femme indéfinie était un ange de pudeur et d'amour.

M. DEL. — Ah !

M. DESM. — L'autre ne m'était pas désagréable, parce que j'avais l'âge d'Hercule, lequel mourut, c'est-à-dire devint dieu, à trente ans, comme vous le savez.

M. DEL. — Je ne sais rien de tel.

M. DESM. — Enfin, comme ses bontés s'étendaient sur tous mes amis...

M. DEL. — Oh !

M. DESM. — Et sur quelques autres favoris, elle me donna de connaître, après les joies cubiculaires, celles du divorce, qui sont moindres.

M. DEL. — Le divorce, enfin, est un remède.

M. DESM. — Vous croyez ?

M. DEL. — Une solution.

M. DESM. — C'est un accident ajouté aux autres, voilà tout. Il n'y a ni remèdes, ni solutions. Ceux qui croient que le divorce cicatrise toutes les plaies du mariage sont aussi bêtes que les lecteurs de journaux qui croient à ces remèdes guérissant à la fois les brûlures et l'hydropisie. Si j'avais aimé cette femme, le divorce m'aurait-il consolé ? Sans le divorce nous nous serions séparés quand même. Elle ne s'est pas remariée ; ni moi non plus. Malgré quelques progrès dans la liberté des mœurs, le champ du mariage est trop restreint pour les divorcés. Et puis vraiment, il faut être bien intrépide pour se remarier, après un tel calvaire de dégoûts. Il est déjà très difficile de régler ses affaires quand on est libre ; cela devient presque impossible, quand on est dans les prisons de la loi. Le mariage civil est une des hontes de la civilisation, une des conquêtes les plus odieuses de la Révolution. En brisant l'obligation du mariage religieux, il ne fallait la remplacer par rien. Le seul mariage sensé est « le mariage de comédie », le contrat d'association que dresse un notaire. Ce mariage, celui de Molière, et qui semble une convention de théâtre, était valable dans l'ancienne société. On pouvait se marier en dix minutes, devant un tabellion et deux clercs. On se démariait aussi facilement. Tallemant raconte l'histoire de quantité de personnages dont nul ne savait s'ils étaient mariés ou non. Le doute leur profitait, jusque dans les milieux les plus sévères. Ces mariages secrets s'appelaient aussi mariages de conscience.

M. DEL. — Mais quand on avait passé à l'Eglise ?

M. DESM.— C'était comme maintenant, quand on a passé à la mairie.

M. DEL. — Oui, mais pas de divorce.

M. DESM. — Le divorce est une conquête protestante, faite sur l'annulation, qui était le droit canonique, le droit catholique. On divorçait, tout comme maintenant. On avait les mêmes plaisirs, les mêmes ennuis, les mêmes dégoûts, mais les mœurs s'étageaient selon des nuances que nous ignorons. L'aristocratie donnait au peuple des exemples de liberté. Depuis, le peuple n'a reçu de l'aristocratie que des exemples de soumission, et l'uniformité règne dans l'esclavage. Des hommes se croient hardis, qui sollicitent de l'opinion l'élargissement du divorce, et ne font que reconnaître, en s'adressant humblement à cette reine despotique, leur propre faiblesse, et sa toute-puissance. Le mariage libre, le divorce par consentement mutuel...

M. DEL. — Ce sont des idées...

M. DESM. — Vous appelez cela des idées, vous ? Ce qui frappa le plus l'empereur de Russie, en 1815, c'est que tous les Français avaient une montre dans leur gousset. Aujourd'hui, ils ont tous quelques idées dans leur poche. L'un voudrait acheter une automobile, l'autre voudrait divorcer, celui-ci désire être décoré. Ils appellent cela leurs idées. Et c'est avec cela qu'on fait des livres. Oh ! ces honnêtes plaidoyers !

M. DEL. — Honnêtes ?

M. DESM. — Oui, honnêtes, sincères, et si touchants ! La naïveté de l'égoïsme prise sur le fait.

M. DEL. — Et surtout l'incapacité de séparer son intérêt personnel de l'intérêt public.

M. DESM. — Oh! c'est, très difficile et très rare. Et puis, cela demande de tels et si constants efforts qu'on n'a plus le temps de gagner de l'argent.

M. DEL. — Tout de même, gagner de l'argent, c'est amusant. Si nous n'avions pas commencé par cela, serions-nous ici, occupés à bavarder avec désintéressement ?

M. DESM. — Je dis qu'il faut choisir. Nous autres, nous sommes sans prétentions. Nous aimons les beaux livres pour les grâces de leur corps, et les bons livres pour les grâces de leur esprit, et c'est tout.

M. DEL. — Vous dites qu'il faut choisir ?

M. DESM. — J'oubliais. Eh bien, je crois qu'il y a sur le boulevard beaucoup de gens d'une exigence inconsidérée. Ils veulent à la fois gagner beaucoup d'argent et l'estime de ceux qui savent dissocier les idées. C'est trop.

M. DEL. — Croyez-vous qu'ils tiennent tant que cela à l'estime de quelques maniaques ?

M. DESM. — Ces maniaques sont leurs juges, et ils le savent. Ils savent aussi qu'ils sont incorruptibles, qu'ils ne peuvent pas ne pas être incorruptibles. Si leur éloge, un jour, sortait de la bouche de ces juges, les juges feraient rire leur auditoire habituel.

M. DEL. — A leur place, je me moquerais bien de ce tribunal !

M. DESM. — Je n'ai pas très bien dit ma pensée. Je vais encore vous lire quelques lignes de Rivarol.

M. DEL. — Quelle est cette brochure ?

M. DESM. — C'est une revue qui parut à Hambourg, en 1797 et 1798.

M. DEL. — Cela doit être très rare ?

M. DESM. — Très rare, surtout en France, où la police en prohibait l'entrée. Ecoutez : « En vain les trompettes de la renommée ont proclamé telle prose ou tels vers ; il y a toujours, dans cette capitale (à Paris), trente ou quarante têtes incorruptibles qui se taisent : ce silence des gens de goût sert de conscience aux mauvais écrivains, et les tourmente le reste de leur vie. »

M. DEL. — Cela n'est plus vrai. D'abord y a-t-il encore des gens de goût ?

M. DESM. — Voilà une autre question. Qu'en pensez-vous ?

M. DEL. — Je pense que le goût a fait naufrage, et que ce ne fut pas une grande perte.

M. DESM. — Le goût classique, soit. Mais...

M. DEL. — Le goût aujourd'hui, c'est notre sensibilité. « Prends bien soin, dit Stendhal, de n'admirer que ce qui te fait plaisir. »

M. DESM. — M. Brunetière a mis cela à l'envers : « Il ne faut pas admirer tout ce qui nous fait plaisir. »

M. DEL — M. Brunetière, qui passe pour un esprit ordonné, a tout mis à l'envers. C'est un des hommes de ce temps qui marchent le plus aisément sur la tête.

M. DESM. — Il vous paraît, parce que ses idées sont anciennes. C'est un contemporain de M. d'Andilly.

M. DEL. — Je veux bien, mais Port-Royal ne paraîtrait-il pas, aujourd'hui, une école d'acrobatie ? Vous en avez vu les folies dans les Rencontres de M. de Bréot ?

M. DESM. — Delarue, vous ne respectez rien. M. de Régnier est un esprit corrompu par le siècle et on est tenté de lui dire, comme Bouvard à Pécuchet : Ton scepticisme m'épouvante ! Quoi mon ami, ces vénérables solitaires !

M. DEL. — C'est ce que je me dis, quand je lis le nom de M. Brunetière : Ce vénérable solitaire ! On citait de lui cette phrase, il y a quelques jours : « La nature est perverse en son fonds ; il n'est pas de vice dont elle ne nous donne l'exemple, ni de vertu dont elle ne nous dissuade. »

M. DESM. — Mais cela ne veut rien dire !

M. DEL. — Cela veut. dire que les plus sages ont des moments où il leur est agréable de faire du trapèze ou de crever des cerceaux.

M. DESM. — Oh ! un académicien !

M. DEL. — Un académicien n'en est pas moins capable de chimères. Connaissez-vous l'histoire de cet autre académicien (des Inscriptions), un certain M. Rossignol, homme fort obscur, mais bien plus savant encore que M. Brunetière ? Il avait composé, en grec, une tragédie sur la prise de Troie, et il se la jouait presque tous les soirs. D'abord, avec l'amas de ses dictionnaires et de ses vieux in-quartos, il construisait la forteresse. Ensuite la tragédie commençait, où le maître jouait tous les rôles, comme Fregoli. Au dernier acte, il se ruait sur le simulacre, qui s'écroulait avec fracas. Après une dernière lamentation, l'académicien exténué s'allait coucher.

M. DESM. — Il était fou.

M. DEL. — Pourquoi ? Il jouait son rêve. M. Brunetière joue son rêve, et ces auteurs qui ont « quelques idées », et nous tous. M. d'Andilly jouait son rêve, qui était de prendre Satan par les cornes et de se cingler les fesses ; et M. Anatole France va jouer le sien, qui est de prouver que Jeanne d'Arc était une folle créature. Il y a des Don Quichotes contre les moulins à vent, il y en a contre l'ordre éternel des choses. M. Brunetière croit que la nature est pleine de vices et que la vertu consiste à se donner des coups de verges sur le derrière. Il est d'accord, en cela, avec plusieurs autorités, et sainte Thérèse, qui avait de l'esprit, n'en usait pas autrement.

M. DESM. — On en a bien abusé depuis.

M. DEL. — On n'en usa jamais que pour se rendre plus apte à conquérir un plaisir. II faut monter au ciel.

M. DESM. — Et le meilleur moyen pour cela est encore de rester sur la terre.

M. DEL. — Sans doute. Mais écoutez ce que disait naguère un homme qui se dit de science : « Il n'y a rien de plus dangereux et de plus immoral que le baiser sur la bouche. »

M. DESM. — Vous l'inventez.

M. DEL. — Je vous le montrerai imprimé.

M. DESM. — L'auteur ?

M. DEL. — Attendez. M. Zola le rendit célèbre en se prêtant à ses mensurations. C'est... Je ne sais plus, mais j'en ai pris note.

M. DESM. — Il y a une sottise scientifique, comme il y a une sottise littéraire, une sottise domestique, etc., etc. Ah ! Dieu ! le pauvre homme !

M. DEL. — Son acrobatie diffère peu de celle de M. de Saint-Cyran ou de M. Lancelot.

M. DESM. — Se donne-t-il aussi des coups de verges sur le derrière ?

M. DEL. — Je ne le pense pas. Cela ne lui servirait de rien.

M. DESM. — Réjouissons-nous dans notre immoralité.

M. DEL. — Ainsi soit-il !

IX

1er décembre [1905]

Quadrille

M. DESMAISONS. — J'avoue que cela m'a bien amusé. Pourtant...

M. DELARUE. — Comment, vous ne trouvez pas cela excessivement comique ?...

M. DESM. — Excessivement, si vous voulez. Mais voilà, le comique ne doit pas être excessif. J'ai trouvé qu'ils tombaient dans le burlesque. Ce ministre des postes, qui s'en allait régir l'agriculture, l'homme de la marine tout à coup appelé à surveiller les magistrats, et celui de l'intérieur, qui n'est qu'une sorte de grand policier, devenant, en dix minutes, le temps de se faire boutonner des guêtres et cirer la moustache, le directeur de l'armée française, tout cela c'est trop imité d'Offenbach, cela manque vraiment d'originalité et d'imprévu.

M DEL. — Vous êtes difficile. Connaissez-vous la série des Arlequins : Arlequin roi, Arlequin empereur, Arlequin valet, Arlequin odalisque, Arlequin Esope, Arlequin franc-maçon ?

M. DESM. — Je voudrais bien lire Arlequin odalisque.

M. DEL — Cela n'est pas plus drôle qu'Arlequin ministre de la guerre.

M. DESM. — La vie n'est qu'une arlequinade ; elle n'est amusante que lorsque personne n'y est à sa place. Je n'ai pas le caractère mal fait et m'accommode des situations les plus bouffonnes. Non, mon ami, je ne suis pas de ces esprits chagrins qui voudraient que le ministre de l'agriculture sût distinguer un radis d'avec un navet.

M. DEL. — Hé ! ce n'est pas toujours si facile. Mais est-ce que nous n'eûmes pas la joie, l'autre jour, d'un ministre des Beaux-Arts qui n'avait jamais entendu parler de madame Geoffrin ?

M. DESM. — C'est quelque chose. J'aime les gens incultes et les ministres incapables. J'aime ces gens qui se font offrir dans les gares des « apéritifs d'honneur » !

M. DEL. — Ce qui vous fait rire me fait rire aussi, mais après cela me rend triste. Le patriotisme...

M. DESM. — Ah ! laissez ce vilain mot. On ne doit pas parler de cela. Le patriotisme est chose convenue, réglée d'avance. Etre anti-patriote est un peu bête, si l'on n'a des raisons personnelles, mais crier son patriotisme est bien plus bête encore.

M. DEL. — Qui a commencé ? Car c'est un dialogue, et ils se répondent.

M. DESM. — Les patriotes, assurément. Un Hervé est la conséquence logique d'un Déroulède. II faut toujours compter avec l'esprit de contradiction, surtout dans un peuple aussi jaloux que la France de son ingratitude intellectuelle et sentimentale. Nous avons besoin d'institutions à fronder. Les voltairiens d'aujourd'hui voudraient détruire l'Eglise : c'est tuer la poule aux œufs d'or de la plaisanterie facile. Qui oserait aujourd'hui créer le type du colonel Ramollot ? L'armée n'est plus assez estimée. Quand les imbéciles commencent à prendre une question au sérieux, les gens sérieux cherchent d'autres sujets de conversation.

M. DEL. — Il vient de paraître, contre l'armée, un pamphlet assez curieux.

M. DESM. — Oui, je l'ai lu. Mais le titre est d'une ironie qui grince des dents : Pour la patrie ! L'auteur a le mérite de n'avoir pas de talent...

M. DEL. — Hein ?

M. DESM. — Je ne ris pas. C'est un mérite, quand il y a tant de faux poètes qui en ont trop, et du plus mal appris. De plus, il a de la logique et des idées générales.

M. DEL. — Oh ! il est bien soumis à sa caste. Ancien professeur, il parle en professeur...

M. DESM. — C'est ce que j'appelle n'avoir pas de talent. Il ne fait pas le singe.

M. DEL. — Peut-être parce que ce n'est plus à la mode.

M. DESM. — Peut-être. Enfin, il dit beaucoup de choses raisonnables.

M. DEL. — Je crois bien, un normalien !

M. DESM. — La raison est leur catéchisme, mais la raison est-elle raisonnable ?

M. DEL. — Je ne comprends pas.

M. DESM. — Et moi, pas beaucoup, mais les anciens maîtres s'expriment ainsi.

M. DEL. — Soyons à la mode.

M. DESM. — C'est très important. Mais voici ce qu'il y a de raisonnable dans ce pamphlétaire, c'est sa haine pour la caserne.

M. DEL. — C'est vrai.

M. DESM. — L'internat, la caserne, l'hôpital sont les trois horreurs, les trois négations de la civilisation.

M. DEL. — Qui a inventé la caserne ?

M. DESM. — II paraît que c'est Vauban. Avant lui, les soldats logeaient chez l'habitant. Une ordonnance de 1723 pria ensuite les villes de faire bâtir des casernes pour décharger les bourgeois de cette incommodité. La caserne est une conquête des riches sur les pauvres. C'est aussi un fait de centralisation, et une économie.

M. DEL. — A quoi sert-elle ?

M. DESM. — En temps de guerre, à rien. En temps de paix, à tyranniser les hommes. En quoi est-il nécessaire de coucher en chambrée pour apprendre à tirer à la cible ?

M. DEL. — Si on nous entendait, on nous croirait anarchistes.

M. DESM. — Dissocier les idées, c'est faire de l'anarchie. Il serait si facile de rendre le service militaire agréable, désirable, même. Pourquoi les deux ou trois années passées à apprendre le métier de soldat seraient-elles plus dures que les années passées à apprendre le métier de médecin ? Quand les hommes seront moins stupides, et cela arrivera peut-être, le soldat sera un étudiant qui suit des cours, et non un forçat qui est condamné à la chaîne parce qu'il a vingt ans.

M. DEL. — Cela coûterait très cher.

M. DESM. — Moins que vous ne croyez. On délivrerait des bons de logement et de nourriture valables en de petites auberges ou des petits ménages du genre ouvrier ou paysan. Les soldats aisés ne s'en serviraient pas. Il y aurait les boursiers et les autres : tous libres, d'ailleurs, et tenus seulement de suivre les cours.

M. DEL. — Et l'égalité ?

M. DESM. — L'égalité par déchéance ? Celle qui consiste à condamner un homme civilisé à cohabiter avec des rustres ? Mais ne voyez-vous pas que l'anti-militarisme est précisément né de cette égalisation stupide ? Les trois quarts des soldats, n'était la servitude, trouveraient à la caserne un régime meilleur que chez eux. L'autre quart y trouve un régime infernal. Sorti de là, il se plaint, il se plaint avec raison. N'est-ce pas de la démence de prendre un jeune homme intelligent et instruit et de le condamner pendant de longs mois à répéter des exercices qu'il a sus dès les premières leçons ?

M. DEL. — Et l'esprit militaire ?

M. DESM. — L'art de dire des grossièretés et de ne plus savoir dire que cela.

M. DEL. — Enfin, nous voilà arrivés aux milices.

M DESM. — Je ne sais pas, mais il me semble que tout vaut mieux que la caserne. Elle empoisonne la vie de l'humanité. Le jeune homme, dès que ses sentiments deviennent conscients, voit se dresser devant son avenir les murailles de cet ergastule ; et l'homme qui a passé par là en garde une tare éternelle dans son esprit...

M. DEL. — Et dans sa chair.

M. DESM. — Les statistiques le disent. Je n'ai pas été soldat.

M DEL. — Ni moi non plus. Cela nous manque peut-être. En somme, nous parlons de ce que nous ignorons.

M DESM. — Nullement. A moins que tout le monde ne mente. Ne pourrions-nous pas, ayant lu cinquante voyages aux Etats-Unis, apprécier la civilisation américaine ?

M. DEL. — Vous feriez peut-être un excellent ministre de la Guerre ?

M DESM. — Un bibliophile ministre de la Guerre, serait-ce plus insensé que ce que nous voyons ?

M DEL. — Insensé ? Au point où nous en sommes, pouvons-nous dire cela ? Quel général appliquerait vos idées ?

M. DESM. — Oh ! je ne désire pas violemment que l'on applique mes idées, ou plutôt les idées dont je vous parle. Cela me plairait. Mais puisque les hommes ne le veulent pas.

M. DEL. — Ils voudraient peut-être, s'ils savaient.

M. DESM. — Cela serait toute une révolution. Si les hommes avaient un peu d'esprit, ils seraient ingouvernables, et s'ils en avaient beaucoup, ils n'auraient pas besoin d'être gouvernés. En attendant, ils oscillent de bagnes en geôles et de geôles en casernes. Voyez la dernière invention de M. Bérenger. Les filles qui veulent fuir les coups de leur père alcoolique, la tyrannie de l'atelier, l'enfer de l'ouvroir, et s'en aller, mon Dieu ! oui, faire la noce, il les fait traquer dans les gares. On la réintègre, la fille désordonnée, à l'asile pieux, où, sous l'œil maternel des bonnes religieuses, elles gagnent six sous par jour, qu'on leur donne quand elles sortent de la maison et qu'on ne leur donne pas quand elles restent ; on la réintègre à la ferme où maître et valets la culbutent (style Zola) en vomissant le cidre ou le sale vin dont ils sont gorgés ; on la réintègre à l'atelier de lingerie où on la paie trente sous pour quatorze heures de travail ; on la réintègre au taudis, où l'homme, vert d'absinthe, la soumet à sa bestialité. Saintes joies de la famille, de l'atelier et de l'ouvroir ! « Grâce à ce système, dit M. Bérenger, je paie mes chemises trois francs de moins, et ces g... veulent aller boire du champagne à Buenos-Aires ! » M. Claretie, qui est fin, quand il n'essaie pas de faire la bête, pour être estimé de M. Brunetière, constate qu'on a vu de ces malheureuses contentes de leur sort, et préférer des peignoirs de soie aux torchons des dames de Saint-Michel ! Ingrates ! Songez à la noble bourgeoisie qui a les yeux fixés sur vos mains diligentes ! Ah ! tu veux te prostituer, misérable, mais c'est la ruine pour les gens bien pensants ! Veux-tu que nos filles, à nous, les bourgeois, soient réduites à aller « faire l'Olympia ou les Folies-Bergère » ? Un peu de raison, que diable ! Et la guillotinée par persuasion reprend son fil et ses aiguilles :

Les doigts fatigués et usés,
Les paupières pesantes et rougies,
Une femme était assise, couverte de haillons,
Poussant son aiguille et son fil —
Pique — pique — pique ! —
Dans la pauvreté, la faim et la boue !
Et pourtant, d'une voix douloureuse,
Elle chantait le chant de la chemise !

M. DEL. — Hum !

M. DESM. — Ouf !

pp. 75-84

X

15 décembre [1905]

Le Lapin

M. DESMAISONS. — Vous croyez que c'est la police qui a fait lancer une bombe sur la voiture du roi d'Espagne ?

M. DELARUE. — Je n'ai pas dit cela.

M. DESM. — Quel était son intérêt ?

M. DEL. — Mais je n'en sais rien.

M. DESM. — Ces bombiers que l'on acquitta, et qui par conséquent étaient des bombiers innocents, car la justice est impeccable...

M. DEL. — Eh bien ?

M. DESM. — Croyez-vous que leur capture fût si importante ?

M. DEL. — Ah ! j'ignore tout de ce monde singulier.

M. DESM. — Ne pouvait-on, pour les prendre, si l'on y tenait si fort, trouver un moyen moins dangereux ?

M. DEL. — Oh ! le danger que l'on ne court pas soi-même !

M. DESM. — Sans doute. Alors, vous y croyez ?

M. DEL. — A quoi ?

M. DESM. — Aux crimes de la police.

M. DEL. — A ses crimes, non, à sa bêtise peut-être. Nous appliquons notre intelligence à vouloir comprendre la bêtise, nous n'y arriverons jamais. Je crois que tout est possible.

M. DESM. — Et ces gens, qui passent le précieux temps de la vie à doser des fulminates dans de petits tubes de verre, vous les trouvez très malins ?

M. DEL. — Je les trouve bêtes. Et vous, les trouvez-vous intelligents, ces rois, ces hommes d'Etat, qui s'en vont patauger dans la neige à Rambouillet, pour tuer des lapins ?

M. DESM. — Non, et franchement...

M. DEL. — Dites.

M. DESM. — Soyons philosophes. Admettons des plaisirs que nous ne désirons pas éprouver.

M. DEL. — Je ne veux pas être trop philosophe, je veux pouvoir mépriser un peu...

M. DESM. — Quand cela ne serait, que pour justifier le mépris d'autrui ! Si le gros bourgeois gentilhomme qui va tuer dans la neige des lapins qu'un garde lui pousse à coups de pied, si ce Monsieur Jourdain vous voyait considérer avec attendrissement ces belles éditions romantiques que vous cachez...

M. DEL. — Il ne me verra pas !

M. DESM. — Mais s'il vous voyait, il vous croirait fou.

M. DEL. — Le bonheur, c'est de tuer des lapins.

M. DESM. — Ah ! que j'estime le braconnier ! Cet homme fait un métier, il le fait bien et il en vit. Cependant, ils sont persécutés par le riche imbécile qui s'habille en Tyrolien pour aller tirer sur des faisans élevés en nourrice. Alors, ce malheureux doit travailler la nuit, il doit tendre des collets, il doit ruser, pour exercer, en somme, l'état de chasseur, l'état naturel de l'homme.

M. DEL. — Ah ! si nous commençons le chapitre des contradictions ! Comme le gibier est défendu aux malades, quand les Tyroliens illustres en ont tué beaucoup à Rambouillet ou à Compiègne, on l'envoie aux hôpitaux.

M. DESM. — Vous croyez qu'il arrive jusqu'aux malades ?

M. DEL. — Non, sans doute, mais l'intention y est, et cela flatte le peuple.

M. DESM. — Il a si peu de distractions, ce pauvre peuple, et ses hommes politiques lui jouent si bassement des pièces si médiocres !

M. DEL. — Comment se fait-il que, depuis qu'il choisit lui-même ses maîtres, ils sont tout aussi mauvais qu'au temps où il les recevait tout faits donnés par le hasard de la naissance ?

M. DESM. — Quelle excuse pour les rois ! Ils peuvent, tout se permettre, certains de ne jamais égaler en platitude les élus du libre peuple français.

M. DEL. — Mais, dans ce peuple, il y a une élite. La croyez-vous bien supérieure aux plus basses couches ? Les choix des Instituts sont-ils donc si honorables ? On a ri d'un député qui se voulait professeur au Collège de France, mais ce collège, qui se recrute lui-même, quel est donc le grand homme qui y raconte les fastes des lettres françaises ?

M. DESM. — Ma foi, j'ai su son nom.

M. DEL. — Et quel est, donc cet autre grand homme que les étudiants viennent d'acclamer comme un de leurs maîtres ?

M. DESM. — Cette fois, je sais : c'est un excellent vaudevilliste nommé Abraham, Ernest ou Francis. Nous critiquons tout sans bien savoir. Attendons. Ce sont peut-être les étudiants qui ont raison. Et puis avoir raison ? Qu'est-ce que c'est que cela ? Il faut accepter les faits.

M. DEL. — Vous parlez en musulman.

M. DESM. — J'aime assez les musulmans. Voyez les Turcs, est-il un meilleur peuple, plus sobre, plus sage en ses plaisirs, plus patient ?

M. DEL. — Vous voulez rire ?

M. DESM. — Ah ! ça, me croyez-vous inféodé à la croisade contre les Turcs ? Je ne suis pas du XIIe siècle, moi, comme MM. Tel ou Tel, et je n'estime pas que le croissant, fasse une tache désagréable dans le ciel de l'Europe. Les Turcs, mon ami, sont des gens honorables et qui achètent une femme à leur fils quand le poil lui pousse. Ils n'ont rien de commun en effet avec les chrétiens, qui condamnent unanimement tous leurs jeunes hommes à dix ou quinze ans d'onanisme ou de prostitution. Les Turcs n'ont pas imaginé d'appeler honteux les plaisirs les plus réels et les plus nécessaires à l'équilibre des forces nerveuses ; ils n'ont pas imaginé de chanter l'ivrognerie et la virginité ; ils n'ont pas songé à empaler tous ces missionnaires qui viennent répandre dans leurs écoles des idées inhumaines et donner l'exemple malsain d'un célibat équivoque et rogue à de jeunes êtres nés pour l'amour et pour le sourire...

M. DEL. — N'ont-ils pas massacré les Arméniens ?

M. DESM. — Comme les Russes, aujourd'hui, massacrent les Juifs, comme les catholiques, chez nous, ont massacré les protestants. Ces histoires religieuses n'ont que l'intérêt de montrer jusqu'où peut aller l'entêtement des fanatiques. S'il est une affaire d'Etat, c'est bien la religion, et le droit de l'Etat serait de n'en tolérer qu'une seule. Peut-on admettre l'idée de deux processions, tout à coup rendues furieuses par la vue de l'ennemi, et se jetant à la bataille ? Plusieurs codes religieux ? Pourquoi pas plusieurs codes civils ? Comme il ne peut y avoir qu'un droit, il ne peut y avoir qu'une religion dans l'Etat. Voyez comme, avec leur instinct vital si développé, les Anglais comprirent cela au XVIe siècle. Le peuple entier modifia sa religion quand l'Etat lui eut fait entendre que cela était nécessaire.

M. DEL. — Mais c'est la plus affreuse tyrannie ! Quoi, vous prêchez l'intolérance religieuse ?

M. DESM. — Absolument. Si nous nous mettons au point de vue de la vérité, il sera impossible d'admettre deux religions, c'est-à-dire deux vérités absolues et exclusives; si c'est au point de vue de l'utilité, on donnera sa préférence, si l'on est sage, à un système qui prévient les guerres religieuses et les querelles théologiques. La mode est à la vérité, mais il viendra sans doute un moment où la mode sera à l'utilité. Pour moi, je trouve insensé de proscrire une religion, parce qu'elle est fausse; mais il pourra être raisonnable de la proscrire parce qu'elle est nuisible.

M. DEL. — Vous ferez difficilement admettre cela aux têtes pensantes.

M. DESM. — J'en sais pourtant qui pensent, ou qui ont pensé ainsi. La science même, qui est basée sur la vérité, pourrait se refaire sur la base de l'utilité. Cela nous donnerait une civilisation toute différente, je le veux bien, mais peut-être aussi bien meilleure. Je crois, en attendant, qu'il faut se garder de confondre les deux principes et de dire que la vérité est toujours utile à connaître, à proclamer, à pratiquer. La vérité peut fort bien être une cause de décadence ou de mort, pour l'individu, pour la nation, pour l'humanité même. Elle est d'ailleurs le plus souvent illusoire. Hormis quelques principes, d'ailleurs conventionnels, et qui nous servent de mesure, presque aucune vérité n'est inattaquable. Mais ces principes mêmes pourraient être changés, ils ne sont souvent qu'une question, de langage, et peu importe, pourvu que nous puissions nous livrer à notre manie de mesurer, que cela soit en mètres ou en pieds. Quand nous disons que un et un font deux, c'est que nous avons convenu d'avance que deux veut dire un plus un : toutes les mathématiques ne sont que le développement de cette proposition très humble. et très vraie. Chaque fois que l'analyse d'une vérité ne vous donne pas, en opération dernière, ce résultat, d'ailleurs peu enchanteur, un est égal à un, cette vérité, est suspecte, c'est-à-dire n'est pas une vérité.

M. DEL. — De sorte que, sans le savoir, nous nous laissons mener par l'utilité, bien plutôt que par la vérité.

M. DESM. — Cela est évident, et la preuve c'est que l'humanité vit et, en somme, prospère. Les théologies mêmes ont dû se plier au principe d'utilité et les religions, pour vivre, allèguent leur bienfaisance, ce qui revient à reconnaître que si une nouvelle religion apparaissait, plus bienfaisante encore, elles n'auraient qu'à céder la place. Cette confusion, où les religions ont été acculées, est un grand signe de faiblesse. Plus une religion fait son Dieu bon, doux, juste, plus elle diminue ses chances d'être le vrai Dieu. Mais comment douter de Moloch ? Jéhovah se rapprochait beaucoup de la vérité par son intolérance, son fanatisme, ses caprices et ses prescriptions bizarres, comme la circoncision. Les apologistes qui sont venus dire que la circoncision était nécessaire aux Juifs, parce qu'ils étaient sales, ont détruit un des motifs de croire à la vérité de leur religion. Ce Dieu tout puissant, ne pouvant leur apprendre l'usage de l'eau, aurait dû les créer sans prépuce : ainsi le peuple élu aurait été marqué d'un signe indéniable. Mais ils se font l'opération eux-mêmes, et ce n'est qu'une comédie.

M. DEL. — Vous devenez bien voltairien ?

M. DESM. — Oui, je commence à croire que notre dix-huitième siècle a dit tout ce que les Allemands du suivant devaient remâcher ensuite, avec tant de grimaces métaphysiques... Ah ! j'ai mal à la tête !

M. DEL.— Et moi, donc !

pp. 84-92

[texte relu par Lydie Daniel, seconde E, le 21 mai 2002]