1er janvier [1907]

Les Cloches

M. DESMAISONS. — Chut ! Ecoutez.

M. DEL. — Qu'y a-t-il ?

M. DESM. — Vous n'entendez pas ?

M. DEL. — Quoi ?

M. DESM. — Les cloches.

M. DEL. — Oui, on sonne les vêpres à Saint-Sulpice. Et après ?

M. DESM. — Vous ne comprenez pas ?

M. DEL. — Non.

M. DESM. — Moi, je ne pense qu'à cela.

M. DEL. — A quoi ?

M. DESM. — A la persécution religieuse.

M. DEL. — Ah ! oui, ces histoires de déclaration ! Mais cela n'a pas le moindre intérêt. Ce n'est même pas spirituel, ni d'un côté ni de l'autre d'ailleurs.

M. DESM. — Vous le prenez gaiement. Vous n'avez pas l'air de vous douter que nous revivons sous Néron ou sous Dioclétien ?

M. DEL. — Je ne l'aurais jamais cru. En êtes-vous bien sûr ?

M. DESM. — C'est comme je vous le dis.

M. DEL. — Il est vraiment extraordinaire que l'on puisse, sans s'en apercevoir, vivre en des temps aussi troublés.

M. DESM.— Nous sommes en pleine anarchie, en pleine guerre religieuse.

M. DEL. — N'en serait-il pas de la météorologie politique comme de l'autre ? Le beau temps ou le mauvais temps, cela dépend de l'état que l'on exerce ; en politique selon...

M. DESM. — Sans doute, mais il y a tout de même une certaine matérialité de fait sur laquelle il faut bien tomber d'accord. Beau temps, mauvais temps, ce sont des appréciations, des jugements critiques. Il y a des mesures indépendantes de la sensibilité personnelle, il y a aussi des évidences. Regardez par la fenêtre : pleut-il, oui ou non ?

M. DEL. — Il pleut.

M. DESM. — C'est un fait. Reste à mesurer l'intensité de ce fait. Nous avons pour cela des instruments scientifiques ; nous avons aussi des habitudes de langage d'une précision très suffisante pour marquer toutes les nuances de la pluie, depuis la bruine jusqu'à la pluie d'orage qui tombe à flots ou à seaux. Vous avez sans doute une idée de la guerre civile, une idée de la guerre religieuse ? Laissons les métaphores et prenons le mot guerre dans un sens direct. Sommes-nous en guerre religieuse ? Prend-on d'assaut les couvents et les églises, non par des simulacres guerriers tout à fait risibles, mais au moyen de vrais fusils et de vrais canons ?... Mais à quoi bon continuer ? Vîtes-vous souvent beaucoup de dimanches aussi paisibles et aussi muets que celui-ci ?

M. DEL. — Vous me parlez comme si vous aviez à me convaincre ?

M. DESM. — C'est que je crois encore avoir en face de moi un royaliste qui, hier, s'exténua à me démontrer que la France ne connut jamais — ou presque — de plus triste temps que les temps présents ! Que l'homme est donc un animal comique ! Notez en effet que ce personnage est riche. Il possède de beaux domaines dont il touche régulièrement les fermages. Ces fermages, grâce à un chemin de fer récent, ont pu sans contestation être augmentés au dernier renouvellement de bail. Il eut l'esprit, il y a dix ans, de s'intéresser à l'industrie automobile : et, de ce chef, il tire de l'industrie, comme de l'agriculture, un revenu important. La vie compte un côté intime dont l'état peut contredire les apparences les plus brillantes. Mon ami a une existence familiale fort agréable. Il a quarante ans et il se porte bien ; son intelligence est suffisante pour lui permettre de trouver de réels plaisirs aux lectures scientifiques et sa sensibilité assez cultivée pour goûter un tableau, un poème, ou paysage. Pensez-vous qu'il soit heureux ? Oui, tout au fond de lui-même, il est heureux, mais il ne se l'avoue pas. Peut-on être heureux, se dit-il tout bas et dit-il tout haut, quand on voit, « dans son pays livré à l'anarchie, les ruines s'entasser sur les ruines » ?

M. DEL. — Mais ce garçon que vous me donnez comme d'une intelligence honorable, c'est un imbécile.

M. DESM. — Du tout.

M. DEL. — Un pessimiste invétéré, alors ?

M. DESM. — Encore moins. C'est un homme dévoyé par l'idée religieuse. On lui a enseigné dès son enfance, et il a continué de le croire, qu'il n'y a pour une nation aucune prospérité possible en dehors de la soumission à l'Eglise et, comme conséquence, en dehors de l'état monarchique. Or il constate facilement que la France, qui n'a aucune idée de la foi monarchique, est en train de perdre ce qui lui restait de foi religieuse : et il en conclut qu'un tel pays est tombé très bas. Ne lui citez aucun fait statistique, il vous accorde tout ce qui est matériel. Son raisonnement est celui que je vous ai dit et il conclut : la prospérité d'un pays est en raison directe de sa foi religieuse. Pour la monarchie, il ferait quelques concessions, à cause des Etats-Unis ; encore fait-il remarquer que leur président est un roi temporaire et qui a des pouvoirs supérieurs à la plupart des monarques européens. Il reste mon ami, quoique je le malmène. Je tiens à lui, d'ailleurs. C'est un bon représentant d'une mentalité curieuse.

M. DEL. — C'est de la politique. Quand on est dans l'opposition, on pense toujours ainsi.

M. DESM. — Peut-être. Il n'y en a pas moins là un mécanisme intéressant. Pour les hommes de ce genre, les faits ne sont rien et ne prouvent rien. Et quant aux principes sur lesquels ils reposent leurs croyances, ils sont également indémontrables et irréfutables. Ce sont des affirmations en l'air ; ou plutôt des sentiments, et moins que cela, des impressions, des goûts.

M. DEL. — Nous sommes tous ainsi.

M. DESM. — Presque tous, plus ou moins, c'est vrai. Quelques-uns cependant savent, même contre leur goût, même contre leur sentiment, accepter l'évidence matérielle. Il n'y a pas de vérité, mais il y a une multitude de petites vérités avec lesquelles il faut bien s'accommoder. Parmi ces vérités, ne mettrez-vous pas celle-ci, qu'il n'y a aucun rapport entre l'état religieux d'un pays et son état, économique ?

M. DEL. — Je l'y mettrai volontiers, encore que nous ne puissions pas citer beaucoup d'exemples à l'appui.

M. DESM. — L'histoire est si courte ! Mais à défaut d'exemple direct, nous trouverons en abondance l'exemple indirect, la nation religieuse, fanatiquement religieuse même, et que sa religion n'empêche pas ou de se dissoudre ou de brusquement disparaître.

M. DEL. — Et on vous démontrerait alors que les vainqueurs étaient animés d'une foi meilleure.

M. DESM. — Mais est-ce que vraiment l'état religieux des Romains et celui des Carthaginois fut pour quelque chose dans la victoire de Cannes ou dans celle de Zama ?

M. DEL. — C'est un point de vue que l'on n'a jamais considéré.

M. DESM. — Bon sujet de dissertation, cependant, pour les apologistes du sentiment religieux. Et, comme vous le dites, on prouverait facilement que le vainqueur le fut, non à cause de ses talents militaires, mais parce qu'il menait des croyants contre des indifférents.

M. DEL. — Mais si la piété romaine explique Zama, c'est donc la piété carthaginoise qui expliquerait Cannes ?

M. DESM. — Entre les deux il y eut Capoue. La foi diminue toujours chez les hommes heureux de vivre. Pour avoir des fidèles solides, il faut les maintenir dans la pauvreté et dans les périls.

M. DEL. — Ecoutez !

M. DESM. — Quoi ?

M. DEL. — Les cloches de Saint-Sulpice, la fin des vêpres.

M. DESM. — Décidément, les persécuteurs d'aujourd'hui ne sont pas bien méchants !

M. DEL. — On a beau les provoquer, ils répondent par des haussements d'épaules.

M. DESM. — Polyeucte, aujourd'hui, perd son temps.

M. DEL. — On lui octroie cinq francs d'amende pour avoir célébré les mystères sans la permission des autorités.

M. DESM. — Hélas ! faut-il voir cette grande chose que fut le catholicisme finir en vaudeville judiciaire ! Quoi ! les fils spirituels de ces hommes qui élevèrent ces belles cathédrales, quoi ! les catholiques d'aujourd'hui les dédaignent et en font bon marché. Ils les abandonneront pour une pique d'amour-propre ! Les barbares, ils iront dire la messe aux Mille-Colonnes, plutôt que d'accepter, comme tout le monde, une inoffensive formalité ! Mais ne-voient-ils pas que la religion catholique est une religion architecturale et que, sortie des vieilles églises, elle prend place entre les universités populaires et l'armée du Salut ?

M. DEL. — Vous croyez donc que l'existence de la religion est entre les mains du gouvernement ?

M. DESM. — Pas tout à fait. Mais, enfin, s'il fermait les églises ?...


XXXV

15 janvier [1907]

Grands hommes

M. DELARUE. — Aimez-vous les pommes de terre ?

M. DESMAISONS. — Hein ?

M. DEL. — Aimez-vous les pommes de terre ?

M. DESM. — Sans doute, mais...

M. DEL. — Beaucoup ?

M. DESM. — Oui, beaucoup, mais...

M. DEL. — Eh bien, soyez satisfait, Parmentier vient d'être proclamé grand homme par le suffrage universel.

M. DESM. — Vous m'étonnez.

M. DEL. — C'est comme je vous le dis.

M. DESM. — Mais à quel propos ?

M. DEL. — A propos du concours ouvert par le Petit Parisien : Quels sont les dix Français les plus illustres ayant vécu au dix-neuvième siècle ?

M. DESM. — En effet, j'ai une idée de cela. Alors Parmentier en est ? Il a peu vécu au dix-neuvième siècle, il me semble. Mais laissons ce détail. Vous avez la liste complète ?

M. DEL. — Voici : Pasteur, Victor Hugo, Gambetta, Napoléon Ier, Thiers, Lazare Carnot, Curie, Dumas père, Dr Roux, Parmentier.

M. DESM. — Quelle salade ! Examinons-la d'un peu près, cependant. Voyons. Cinq choses, d'après cette liste, intéresseraient surtout le peuple : la pharmacie, la politique, la guerre, le roman-feuilleton et la cuisine.

M. DEL. — Où prenez-vous la pharmacie ?

M. DESM. — Croyez-vous que Pasteur soit autre chose pour les masses qu'un grand pharmacien, le pharmacien, qui guérit la rage ? Le Dr Roux est là pour le croup, n'est-ce pas ?

M. DEL.— Mais Curie ?

M. DESM. — Curie est un produit de la publicité. Venu à une époque où les journaux ignoraient le reportage pseudo-scientifique, M. Berthelot est inconnu de la foule. Il n'y a point d'ailleurs un lecteur du Petit Parisien sur cent mille qui se fasse du radium une idée pas trop burlesque. Est-il utile qu'il y en ait même un seul ? Mais la question n'est point là. Je ne veux pas dire que la gloire de Curie soit imméritée, quoique la moitié en soit due à Becquerel, je veux dire qu'elle a été un peu vite ; je ne vois pas d'autre signification à la présence de ce nom sur la liste populaire.

M. DEL. — Un signe des temps, peut-être ? Le culte de la science ?

M. DESM. — Peut-être. C'est dans la science que le peuple a été chercher les deux « grands hommes » vivants de son choix, — vivants, car Curie le devrait être. Il n'y a que là, du reste, qu'on en puisse trouver. Mais, que l'on n'en puisse trouver que là, cela montre aussi quel est le chemin que prennent aujourd'hui, nécessairement, les esprits supérieurs.

M. DEL. — N'importe, Curie gêne un peu votre classification.

M. DESM. — Nullement. Je l'y ferai rentrer et cela donnera : pharmacie, politique, guerre, littérature, science, cuisine.

M. DEL. — Qui vous dit que Victor Hugo ne soit là qu'à titre politique ?

M. DESM. — Il y est à titre bigarré. C'est pour cela que je me mets littérature au lieu de roman-feuilleton. Le peuple sait que Victor Hugo a été autre chose qu'un homme politique, et il sait que Dumas n'a été qu'un rédacteur de romans. On apprend beaucoup de choses à l'école et dans les journaux. Mais d'où sort donc Parmentier ?

M. DEL. — Des almanachs, peut-être. Heureux apothicaire ! car c'est ainsi qu'il se qualifie lui-même sur ses brochures. Il ne se croyait point destiné à la gloire et jamais, non plus, il n'eut la prétention d'avoir découvert la pomme de terre ou même de l'avoir introduite en France. Parmentier fut l'avocat de la pomme de terre, et pas autre chose. Vers 1770, le bruit courut que c'était une nourriture malsaine, calomnie que l'excellent apothicaire réfuta dans son « Examen chymique de la pomme de terre ». Il débute ainsi : « Quoique l'expérience prononcée journellement en faveur des pommes de terre, que leur usage, adopté depuis un siècle... » C'est précisément parce qu'elle était déjà une nourriture populaire que l'on se préoccupa de la défendre. Parmentier y réussit, et tel est son mérite.

M. DESM. — Que vous êtes bien renseigné ! Mes compliments.

M. DEL. — J'ai eu la curiosité d'aller aux sources. C'est facile, et personne n'y pense !

M. DESM. — Facile ! Encore faut-il savoir où elles sont situées.

M. DEL. — On doit le savoir, ou se résoudre à répéter toujours les mêmes erreurs. Je suis persuadé que plus de la moitié de l'histoire est à refaire.

M. DESM. — Heureusement ! Supposez que nous possédions le dernier mot sur toutes choses, la vie perdrait beaucoup de son intérêt. Mais il n'y a jamais de dernier mot. Les faits ne sont que des faits. Pour les retenir en place, cubes de pierre, il faut le mortier de nos jugements. Or, nous jugeons d'après nos sentiments, et le sentiment est personnel. De là, l'instabilité universelle de nos connaissances. La physique même n'est pas à l'abri de certaines oscillations, s'il faut en croire un des autres « grands hommes » de la liste. Pasteur a démontré l'impossibilité des générations spontanées. Cependant les théories actuelles sur l'origine de la vie exigent la génération spontanée, au moins à un certain moment de l'histoire de notre globe.

M. DEL. — C'est l'évidence même.

M. DESM. — A moins que vous ne préfériez avoir recours aux paroles magiques de notre vieux Jéhovah.

M. DEL. — C'était un personnage bien commode. On ne le remplacera jamais.

M. DESM. — Nous avons M. Stéphane Leduc.

M. DEL. — Cette attitude de certains savants, cherchant à créer des cellules vitales, cela les fait beaucoup ressembler aux vieux alchimistes, vous ne trouvez pas ?

M. DESM.— Je suis de votre avis. S'ils réussissaient, ce qui est impossible, comme le résultat serait médiocre ! Créer de la vie, pourquoi faire ? A quoi bon, quand elle grouille dans une goutte d'eau, dans une goutte d'air ? A quoi bon, quand les océans tout entiers ne sont peut-être qu'un immense bourbillement de vies cellulaires ? Et puis, comment prouverait-on le fait même de création ? Si votre matière vit, dirait-on, c'est qu'elle contenait un ferment vital. Nous retrouvons toujours les expériences de Pasteur. Elles sont invincibles. La vie a eu un commencement, elle est née. Mais, par cela même qu'elle est née, elle n'est plus à naître. Dans cet ordre d'idées, on arrive très vite à un stade où le raisonnement détruit, par la logique, l'expérience la plus concluante en apparence. Ce qu'il y a de beau dans la théorie de Pasteur, c'est qu'elle est précisément cela, un raisonnement. Ou, si vous voulez, c'est un théorème. On peut, à volonté, ou l'admettre ou le démontrer ; on ne peut pas le nier. Vous trouvez la vie, donc la vie était préexistante à vos expériences.

M. DEL. — Et si ce raisonnement était un paralogisme ?

M. DESM. — Il serait encore bon. Il y a des paralogismes nécessaires. Un mauvais raisonnement peut très bien être un excellent point d'appui.


XXXVI

1er février [1907]

Sages-femmes

M. DELARUE. — Que pensez-vous de ces déclamations ?

M. DESMAISONS. — Hypocrisie, bêtise, ignorance. Cette sage-femme, mais c'est une bienfaitrice de l'humanité, ou plutôt de la féminité. Quoi ! elle aurait réussi un millier de ces opérations délicates ! Les femmes devraient la couvrir de fleurs et lui baiser les mains. Moi, je l'admire, elle et ses pareilles, pour les douleurs, les larmes et les hontes qu'elle évite aux tristes mères involontaires.

M. DEL. — Du lyrisme ! De l'indignation ?

M. DESM. — En effet ; mais cela m'a échappé. Je vous demande pardon. Considérons ces choses sur le mode mineur. Nous en sommes donc à ce point de civilisation où une femme n'est pas libre de faire ou de ne pas faire des enfants. « Isabelle ou la grossesse forcée », bon titre pour une de ces parades de la foire, qui constituent presque tout le théâtre du dix-huitième siècle.

M. DEL. — Permettez, Isabelle a un moyen de ne pas faire d'enfants.

M. DESM. — Oui, garder, selon le triste conseil de l'Eglise, sa précieuse virginité. Ni mari, ni amant, et adorer la beauté idéale du céleste époux, en « caressant les fruits mûrs de sa nubilité ».

M. DEL. — Mon ami !

M. DESM. — Voyons, est-ce que vous croyez à la pureté des vierges, vous ?

M. DEL. — Heu ! Je trouve qu'il est plus décent d'y croire.

M. DESM. — Nous ferons semblant, quand nous irons dans le monde, c'est entendu. Je continue. L'homme échappe facilement, hors du mariage, aux conséquences de l'amour et, même dans le mariage, il n'en supporte pas les plus cruelles charges. La femme, au contraire, chaque fois que, le ventre vide, elle accepte les baisers d'un homme, elle ne sait pas si ce fragile ventre ne va pas se remplir. S'il ne se produisait pas, à ce moment, une obnubilation parfaite de l'entendement, quelle fille ne repousserait avec terreur la caresse finale qui va peut-être laisser dans sa chair le fatal venin ?

M. DEL. — Vous redevenez lyrique. Vous aimez la femme, vous, et quand vous en parlez, il y a aussi obnubilation de votre entendement.

M. DESM. — Oui, j'aime la femme, je l'avoue : mais ce sujet, au lieu de troubler mon esprit, l'éclaircit, au contraire, et je sais fort bien ce que je dis. Je ne suis pas féministe quand les femmes demandent le droit de voter, mais comme je le serais, si elles demandaient le droit d'avorter, le droit de disposer de leur chair comme elles l'entendent, le droit de se faire extirper un fœtus comme on se fait extirper un polype ! L'embryon qui nage dans le ventre de la femme lui appartient comme ses entrailles même ; il fait partie de son corps. Ou elle est esclave, ou il faut lui en reconnaître la libre disposition.

M. DEL. — Je vous accorderais encore cela, avec quelques réserves, pour la femme qui n'est pas mariée, mais...

M. DESM. — Ne mêlons pas des questions civiles aux questions naturelles. Restons dans la physiologie.

M. DEL. — Vous avouerez cependant qu'un mari a certains droits sur le produit de la conjugaison. La paternité...

M. DESM. — La paternité, qu'est-ce que c'est que cela ? Vous vous figurez donc que le père d'un enfant, c'est le monsieur qui a servi de canal dans le mécanisme de la fécondation ? Mon ami, le père, c'est le modeste spermatozoïde, arrivé bon premier dans la course à l'ovule. Une seringue a parfois rempli l'office paternel, et avec succès.

M. DEL. — Oui, je sais. Encore est-il que le spermatozoïde est un produit du mâle et que, sans ce mâle, l'ovule resterait stérile.

M. DESM. — Ce n'est pas très sûr. Vous n'ignorez pas que l'on a fécondé des ovules d'oursins avec une goutte d'acide. Le sperme n'est peut-être qu'un excitant. Pour remplacer l'homme dans l'œuvre de la fécondation de la femme, il suffirait de trouver l'excitant désiré par l'ovule féminin. Cela serait bien inutile, d'ailleurs, les mâles de bonne volonté n'étant pas près de faire défaut. Autre chose. Connaissez-vous la théorie d'après laquelle les cellules génitales seraient spécialisées et s'engendreraient les unes des autres, de sorte que nous serions les fils, non de nos ancêtres hommes, mais d'une suite de cellules dont la plus ancienne serait contemporaine de l'origine même de la vie ? Nous ne serions pas les producteurs des spermatozoïdes, nous ne serions que leurs porteurs, leurs convoyeurs.

M. DEL. — Mais la ressemblance des fils aux pères ? Mais l'hérédité paternelle ?

M. DESM. — L'hérédité n'est qu'une théorie. Tout le monde a toutes les hérédités. Cependant ne pouvant nier la ressemblance, je ne vois pas de raison pour nier l'ensemble de l'hérédité, dont la ressemblance est encore le phénomène le plus certain. Il y a là quelque chose que je ne comprends pas et que personne d'ailleurs n'a jamais expliqué. Un enfant parfois ressemble davantage à son oncle qu'à son père ; il est parfois le portrait frappant d'un ancêtre très éloigné, direct ou indirect. Voilà des paternités bien réduites.

M. DEL. — Tout cela, même admis, ne résoudrait pas la question de l'avortement.

M. DESM. — Cela peut y aider, cependant. Il s'agit de prouver que toute femme est maîtresse de sa chair et que l'embryon qu'elle porte est une partie de cette chair et qui ne doit quasi rien à la chair du mâle. Mais laissons, en effet. Admettons provisoirement les vieilles idées traditionnelles sur la paternité. Admettons qu'un père puisse aimer dans son produit la chair de sa chair. Cela n'enlève rien au droit de la femme, qui est de considérer comme faisant partie d'elle-même l'embryon qui pend à ses viscères. Vous voulez des faits incontestables ? En voici un : la maternité. Vous avez vu un accouchement ?

M. DEL. — Non.

M. DESM. — Il faut voir cela. Cette boule de cheveux sales qui apparaît et qui bientôt crie, avant même que le reste du paquet n'ait franchi la porte, la chute d'une chose rouge qui remue : je crois à la maternité.

M. DEL. — Bien, mais à quel moment commence-t-elle ? Est-ce quand le paquet rouge est entré dans notre monde ?

M. DESM. — Elle commence plus tôt. Elle commence au moment même où, expulsé de gré ou de force, le fœtus est viable. Avant cela, il n'y a point maternité ; il y a un morceau de chair enkysté dans la matrice. La maternité débute au moment précis où il y a deux vies. Tant qu'il n'y a qu'une vie, il n'y a qu'une femelle, il n'y a point de mère.

M. DEL. — Avec un peu de hardiesse, on étendrait singulièrement ce droit de la femme sur son enfant : maîtresse absolue de l'enfant avant sa naissance, pourquoi n'en serait-elle pas encore maîtresse absolue après sa naissance ?

M. DESM. — Si vous ôtiez le mot absolu, qui n'est plus de mise, quand il s'agit des rapports d'un être avec un autre être, j'accepterais la proposition. L'enfant appartient à sa mère ; à elle de le soigner, de l'élever, de l'instruire. C'est un droit, en même temps qu'un devoir. Ce devoir, dans la vie sociale, ne devrait pas aller sans quelques privilèges. Dans les classes salariées, par exemple, les mères qui travaillent devraient être payées en proportion du nombre d'enfants qu'elles élèvent. J'estime, d'ailleurs, que la femme ne devrait pas travailler en dehors des travaux de ménage. Il faudrait trouver une combinaison qui leur assurât à toutes et une oisiveté relative et une aisance certaine. A ce moment-là, peut-être, pourrait-on exiger d'elles la soumission aux lois de la fécondation. En attendant, si l'avortement est un crime, ce que je n'admets pas, c'est un crime tout à la charge des mâles et de la société. Je me demande comment les hommes en sont arrivés à considérer comme un crime un acte aussi naturel ? Ce doit être encore une idée chrétienne, cela ?

M. DEL. — Il est certain que les Grecs et les Romains pratiquaient l'avortement : c'était pour eux une branche de la médecine. Chez les Musulmans, chez presque tous les Asiatiques, l'avortement est une opération simple, licite et parfois obligatoire.

M. DESM. — Les chrétiens ont défendu l'avortement, je pense, pour des raisons de baptême. C'est toujours leur principe, en cas d'accouchement dangereux, de sacrifier la mère à l'enfant. Il y a de curieux traités d'embryologie sacrée où l'on incite les prêtres, en cas de danger à s'armer d'un couteau et à ouvrir le ventre maternel pour en extraire le chrétien futur. On a même imaginé la seringue à baptiser le fœtus dans le ventre même, de sorte que, si la femme périt avant l'expulsion, le gosse s'en va lui-même automatiquement, se ranger au nombre des élus !

M. DEL. — Croyez-vous que les Jésuites aient été bien sévères pour l'avortement ?

M. DESM.— Je ne le pense pas. Mais cherchons, je serais curieux de lire l'opinion d'un jésuite sur ce sujet délicat. Où trouver cela ? Ah ! voici un recueil assez riche. Nous y sommes : Homicide, meurtre d'un prêtre, infanticide, avortement... « De l'Avortement. — Une femme peut-elle se procurer un avortement ? Je réponds : I° que si le fruit n'est pas animé, et que la grossesse lui soit dangereuse, elle le peut, soit directement, soit indirectement... ; 2° si le fruit est déjà animé et qu'elle doive mourir avec l'enfant, elle peut, avant que d'accoucher, prendre des remèdes qui nuisent indirectement à l'enfant et qui la guérissent directement... »

M. DEL. — Tout cela, c'est de la médecine.

M. DESM. — Attendez : « 3° si une honnête fille avait été corrompue, malgré elle, par un jeune homme adultère, elle pourrait, avant que le fruit soit animé, s'en délivrer à sa fantaisie, de peur de perdre son honneur, qui lui est beaucoup plus précieux que la vie même. » Cette fois, c'est bien le droit à l'avortement.

M. DEL. — Je me rends aux raisons du bon père...

M. DESM. — Le P. Airault, une victime de Pascal.

M. DEL. — Ces gens-là avaient tout de même une certaine hardiesse d'esprit.

M. DESM. — Ils étaient si peu chrétiens ! Quand donc commencera-t-on à comprendre que le cléricalisme n'est l'ennemi que parce qu'il est un des masques du christianisme ? M. de Mun a bien voulu écrire l'autre jour que les événements actuels signalaient « la lutte du christianisme et du paganisme universel ». Hélas ! M. de Mun s'abuse. Le plus hardi de nos hommes politiques n'oserait signer cette proposition d'un obscur jésuite : qu'une fille séduite a le droit de se faire avorter. C'est pourtant une proposition païenne et rigoureusement anti-chrétienne. Mais les siècles nous écrasent... Allons, mon ami, soyons de ceux qui tiennent bon. Ayons des épaules d'Atlas.

M. DEL.— Essayez. Moi, je trouve plus agréable de me coucher sous le tiède édredon des préjugés.

M. DESM. — Grand lâche !


XL

1er avril [1907].

Grèves.

M. DESMAISONS. — Les grèves, et après ? Rassurez-vous. Il y a quelque chose de plus fort que la volonté des ouvriers.

M. DELARUE. — Quoi donc ?

M. DESMAISONS. — La nécessité. Ils sont, comme tout le monde, pris dans l'engrenage social et, comme tous, il faut qu'ils fassent leur métier. Plaisants, ces électriciens, qui ne veulent point charger leurs fourneaux et surveiller leurs bobines ! Plaisants, ces gaziers, qui ne veulent point fabriquer les hydrocarbures ! Plaisants, les boulangers qui ne veulent pas boulanger, les savetiers qui ne veulent pas saveter, les postiers qui ne veulent pas timbrer, les imprimeurs qui ne veulent pas imprimer, les maîtres d'école qui ne veulent pas faire l'école, les soldats qui ne veulent pas faire l'exercice ! Plaisants seraient les peintres qui ne voudraient pas peindre, les écrivains qui ne voudraient pas écrire, les pharmaciens qui ne voudraient pas pharmacoper ! Plaisants, plus ou moins, je ne sais, les chiens qui voudraient être chats, les rats qui se voudraient belettes, les bœufs qui se voudraient cerfs, les ânes qui se voudraient chevaux, les mouches qui se voudraient abeilles ! Les oies, pour devenir cygnes, boudent contre leur pâtée, plaisantes bêtes ! Mais la nature n'aime pas les plaisanteries, même les plus spirituelles, et elle a décidé que le geai, même paré des plumes du paon, resterait un geai.

M. DELARUE. — C'est à mon tour de dire : et après ?

M. DESMAISONS. — Et après, on reste ce que l'on fut d'abord et on mange, si l'on veut manger, à l'auge que l'on a sous le nez.

M. DELARUE. — Ne refaites pas la philosophie des cochons.

M. DESMAISONS — Les cochons de Carlyle sont idéalistes, tout ensemble, et utopistes. Ils veulent toutes les relavures et qu'elles soient très grasses, idéalement grasses, utopiquement grasses. Ce n'est pas raisonnable. Le cochon raisonnable accommode ses désirs à l'état normal et à la quantité possible des relavures. Ne quid nimis. Aurea mediocritas. Le sage se contente de peu. Mais je les vois venir, vos délicieux cochons...

M. DELARUE. — Permettez !

M. DESMAISONS — Vos délicieux cochons : tout en faisant glou-glou dans leur auge, ils se rêvent transformés en opulents négriers, à l'instar de feu Casimir. A quoi bon ? Ce Casimir, pour qui plus d'hommes crevèrent au fond des mines que n'en contenait l'Iéna, ce Casimir n'était pas heureux ! Que lui fallait-il donc ? Voilà : cet homme, abreuvé et gonflé de relavures, estimait n'être pas encore ni assez abreuvé, ni assez gonflé. On le fit grand cacique, les relavures ne lui coûtèrent plus rien du tout. Il s'abreuvait et se gonflait, sans même bourse délier, et il pouvait capitaliser intégralement le salaire de ses nègres ; cela ne le satisfaisait pas encore. Il y a des négriers idéalistes.

M. DELARUE. — Vous êtes dur.

M. DESMAISONS. — Pour les idéalistes ?

M. DELARUE. — Non, pour les négriers. Car, enfin, le négrier est supérieur au nègre, et il le prouve.

M. DESMAISONS. — Sans doute. Aussi, je ne méprise pas les négriers qui ne sont que cela. Mais je méprise les négriers idéalistes. La force est la force : rien à dire. Elle déchoit, quand elle tente de se dissimuler sous d'humbles vertus qui ne conviennent qu'aux pauvres diables.

M. DELARUE. — C'est un hommage que les forts rendent aux faibles.

M. DESMAISONS. — Vous dites bien, mais ajoutez que, par un tel hommage, ils se dégradent et méritent de devenir ce qu'ils voudraient paraître. Si les grèves n'atteignaient que ceux-là, comme je m'en réjouirais, comme j'y pousserais !

M. DELARUE. — Elles les épargne, au contraire.

M. DESMAISONS. — Parce que la vérité physique est tout le contraire de la vérité morale. Dans le duel du chêne et du vent, c'est le roseau qui est balayé. Quand le vent, qui s'est bien agité, se repose, las et déçu, quand les roseaux jonchent le sol, de même que si la serpe y avait passé, le chêne continue, ironique, à déployer ses feuilles et il sourit au soleil. Alors, sauf qu'il y a quelques roseaux de moins, la comédie de la vie recommence. Les roseaux repoussent, d'ailleurs, et il n'y a rien de changé.

M. DELARUE. — II faut convenir que les grèves sont un moyen de revendication bien barbare et bien vain, aussi.

M. DESMAISONS. — II est surtout trop simple ; c'est si facile, si à la portée des volontés les plus frustes ! Mais ses effets sont des plus limités, par la logique même de la vie. Un homme, ou un groupe d'hommes, ne subsiste qu'en se livrant à une certaine activité. Dès qu'il cesse d'agir, il cesse de produire et, cessant de produire, il se trouve isolé dans l'état social, puisque le principe même de la société, c'est l'échange des produits. Les ouvriers qui rêvent, par une grève générale, de faire éclater la machine sociale, raisonnent comme des enfants. Si la machine éclatait, ils sauteraient avec elle ; si elle n'éclate pas, si le train s'arrête en plein désert, qui est-ce qui résistera le plus longtemps, de ceux qui sont nantis de provisions ou de ceux qui ont les poches et les mains vides ?

M. DELARUE. — Hé ! comme l'a dit l'autre jour à la Chambre je ne sais quel philosophe amer, une sorte de Timon d'Athènes : « Les pauvres sont habitués à être pauvres. »

M. DESMAISONS. — C'est de la jolie littérature, mais c'est de la littérature. Restons dans la physique. Je continue de trouver plaisants les boulangers qui ne voudraient pas boulanger. Serait-ce donc que, de par leur état, ils ont acquis la faculté de se passer de pain ? Soit, mais, je m'en passerai tout aussi bien, et mieux peut-être. Alors ?

M. DELARUE. — Là-dessus, je suis à peu près de votre avis. Il y a des jours où le pain m'agrée fort modérément. Quelle chance pour les diabétiques, s'il y avait une bonne grève du pain. Ils en guériraient tous, de gré ou de force.

M. DESMAISONS. — Celle-là, je crois que les boulangers feraient bien de ne pas l'essayer, parce que la solidarité ouvrière, c'est également de la littérature : ils seraient promptement et proprement lapidés par leurs frères. Moi, cela m'est égal.

M. DELARUE. — Comme me fut égale, non moins, la grève électrique. Les journaux me l'apprirent le lendemain, un peu tard, il est vrai.

M. DESMAISONS. — N'ayant pas de journaux, je passai sur ma bibliothèque ma faim de lecture matinale. Je tombai sur Lucien, et ma foi ! je bénis la grève. Au fait, pourquoi Lucien de Samosate n'écrit-il pas dans les journaux ?

M. DELARUE. — Je crains bien qu'il ne soit mort.

M. DESMAISONS. — Hélas ! Mort comme Voltaire, mort comme Rivarol, comme Saint-Evremont, comme Chamfort, comme Courier.

M. DELARUE. — Que de morts ! Vous exagérez. Comment donc s'appellent ces brillants chroniqueurs qui emplissent tous les jours les brillantes pages de nos brillants journaux ?

M. DESMAISONS. — Je n'en sais rien, mais ils ne s'appellent ni Paul-Louis Courier, ni Arouet de Voltaire, ni Lucien de Samosate : cela, j'en suis sûr.

M. DELARUE. — Vous êtes ordinairement bien informé, je m'en rapporte à vous.

M. DESMAISONS. — Vous dites cela, comme si ce n'était pas tout à fait votre avis.

M. DELARUE. — C'est que j'aime à vivre un peu dans l'illusion. Il y a plusieurs écrivains quotidiens ou hebdomadaires, que j'ai doués d'esprit et de philosophie. Quand je les lis, je crois me récréer, et cela me suffit.

M. DESMAISONS. — Je ne voudrais pas démolir vos châteaux dans la forêt. Alors, un conseil : surtout ne lisez pas Lucien. Cet homme m'a épouvanté, l'autre jour. Comme son livre me tombait des mains, je vis, dans les espaces imaginaires, tomber des siècles et des siècles de littérature chrétienne. Après dix-huit cents ans les hommes qui participent à l'intelligence en sont exactement au point où en était Lucien. C'est un peu effrayant, mais bien curieux, aussi. Nous avons piétiné inutilement, depuis le deuxième siècle, dans les ténèbres chrétiennes et quand nous avons aperçu, enfin, un peu de lumière, cette lumière était exactement la lumière à laquelle souriait l'ironie antique.

M. DELARUE — Vous avez une manière de voir les choses !

M. DESMAISONS. — Ah ! mon ami, les choses, de telles choses, croyez-vous qu'on les puisse considérer sans amertume ?


XLI

15 avril [1907]

Le Principe d'utilité.

M. DELARUE. — Connaissez-vous Henry Houssaye ?

M. DESMAISONS. — Oui.

M. DEL. — C'est un homme sérieux ?

M. DESM. — Voyons, vous n'avez donc pas lu Waterloo et tous ces tomes de passionnante histoire ?...

M. DEL. — Je les connais, mais je maintiens ma question.

M. DESM. — Vous m'étonnez.

M. DEL. — On peut être un excellent historien et avoir de l'esprit.

M. DESM. — Sans doute.

M. DEL. — On peut également avoir de l'imagination.

M. DESM. — Il en faut, d'une certaine qualité, pour faire vivre l'histoire. Taine en avait.

M. DEL. — Il en avait trop.

M. DESM. — Sans imagination logique, l'histoire n'est qu'un morne amas de documents.

M. DEL. — C'est ce que j'aime, et j'appliquerais volontiers à l'histoire ce que Champfleury disait de la critique littéraire.

M. DESM. — Oh ! Champfleury !

M. DEL. — Champfleury n'était pas un sot.

M. DESM. — Je ne dis point cela. Son « Balzac » est précieux.

M. DEL. — C'est précisément à propos de Balzac qu'il disait : Aux plus belles pages de critique sur la Comédie humaine, je préfère les anecdotes de Werdet.

M. DESM. — J'avoue que, moi aussi, je goûte, presque par-dessus tout, les anecdotes.

M. DEL. — Encore faut-il qu'elles soient exactes.

M. DESM.— Sait-on jamais ?

M. DEL. — On peut avoir confiance, quand c'est un Werdet, un commerçant, un homme, par métier, dénué d'imagination. Et nous revoilà à ma première ou à ma seconde question : Henry Houssaye a-t-il de l'imagination ?

M. DESM. — Un peu plus que Werdet, je pense, mais pas assez pour prendre plaisir à inventer. Et puis, son esprit répugnerait à cela. S'il le faisait, il préviendrait.

M. DEL. — Alors on peut avoir confiance ?

M. DESM. — Certainement. Mais que de précautions ! Vous m'intriguez.

M. DEL. — Tant mieux, cher ami, cela m'arrive si rarement.

M. DESM. — Alors ?

M. DEL. — Alors, connaissez-vous quelque chose de plus extraordinaire, de plus fou, de plus triste que ces réponses de soldats dont il nous entretenait l'autre jour ?

M. DESM. — Je les trouve plutôt curieuses que navrantes. Elles expliquent à merveille mon principe d'utilité.

M. DEL. — II n'est pas difficile à satisfaire, votre principe.

M. DESM. — C'est ce qui vous trompe. Les faits qui lui conviennent du premier coup sont très rares.

M. DEL. — Cela m'amusera de vous lire un résumé de l'enquête de Henry Houssaye. Vous écoutez ?

M. DESM. — J'écoute.

M. DEL. — Première question : Que savez-vous de Jeanne d'Arc ? Réponses: 1° Un grand homme qui a fait des guerres. 2° Une héroïne du jour. Hein ?

M. DESM. — Très bien.

M. DEL. — Deuxième question : Bayard ? Réponses : 1° Un grand marin. 2° Un soldat de Louis XIV. Hein ?

M. DESM. — Très bien.

M. DEL. — Troisième question : Louis XIV ? Réponses : 1° Un ancien officier qui vivait en 1547. 2° Il a monté des écoles. Hein ?

M. DESM. — Très bien.

M. DEL. — Quatrième question : La Révolution française ? Réponse : Elle a eu lieu à cause de la mort de Louis XIV. Hein ?

M. DESM. — Très bien.

M. DEL. — Napoléon Ier ? Réponses : 1° Napoléon a fait les tribunaux et civilisé le peuple ; il est mort emprisonné après avoir été emmené à Clermont-Ferrand. 2° II a été empereur du monde entier pendant cent jours. 3° Il a été fait prisonnier par les Anglais au pont de Montereau. Hein ?

M. DESM. — Très bien.

M. DEL. — L'Alsace-Lorraine ? 1° Une grande ville de France. 2° Une grande ville de France. Toujours très bien ?

M. DESM. — Très curieux.

M. DEL. — Marceau ? Un ancien dessinateur. Iéna ? Un général. Austerlitz ? Un ambassadeur. Valmy ? Bataille sous Napoléon, il y a cinquante ans. Strasbourg ? Bataille, je ne sais où. Les colonies ? Endroits où l'on met les mauvais sujets et les enfants abandonnés. L'Algérie ? Puissance où il y a des nègres. Victor Hugo ? Il inventa le vaccinage. Hein ?

M. DESM. — Toujours très bien.

M. DEL. — Je continue donc. Gambetta ? 1° Un homme de lettres. 2° II fit de grandes découvertes. 3° Il fit le coup d'Etat. 4° Un grand général. — L'amiral Courbet ? Il fit le combat naval sous Louis XIV. C'est tout, êtes-vous content ?

M. DESM. — Très content. D'abord, cela m'amuse ; ensuite, comme je vous l'ai dit, cela m'instruit.

M. DEL. — Sur la bêtise humaine, assurément.

M. DESM. — Où voyez-vous de la bêtise dans ces réponses ?

M. DEL. — Je vous le demande.

M. DESM. — Ne confondez pas la bêtise avec l'ignorance. Les braves jeunes gens qui croient que Gambetta est un grand général ont peut-être beaucoup d'intelligence.

M. DEL. — Expliquez-vous.

M. DESM. — Je pourrais m'expliquer en vous posant, à mon tour, quelques questions. Voudriez-vous bien ?

M. DEL. — A quoi bon ?

M. DESM. — Certainement, vous ne répondriez pas de choses aussi drôles, mais n'avez-vous pas, vous aussi, une certaine ignorance ?

M. DEL. — Je ne sais qu'une très petite partie de ce qu'il est possible de savoir, cela est évident, mais il me semble que sur l'essentiel ?...

M. DESM. — Qu'appelez-vous l'essentiel ?

M. DEL. — Ce que n'ignore aucun homme cultivé, aucun homme qui a, non seulement un peu de lecture, mais un peu de conversation .

M. DESM. — Et vous savez encore bien d'autres choses, moi aussi. Nous avons des notions qui, non seulement ne sont pas courantes, mais qui sont rares, et, à côté de cela, que d'ignorances !

M. DEL. — Il est vrai.

M. DESM.— Le modeste petit dictionnaire orthographique que voici, nous ne pourrions l'ouvrir au hasard sans tomber sur un mot ou qui nous est inconnu ou dont le sens est pour nous fort indécis. Essayons, comme aux sorts virgiliens. Là : quillette ? quinoléine ?

M. DEL. — J'ignore.

M. DESM. — Encore : encastelure ?

M. DEL. — Mais je ne connais donc pas la langue française ?

M. DEM. — C'est comme cela. On ne sait presque rien. Continuons : bordigue ? boucassin ?

M. DEL. — C'est effrayant.

M. DESM. — Et en histoire, toujours d'après l'humble guide-âne : Pharnabaze ? Menelenaere ? Mulready ? Laudon ? Jechonias ?

M. DEL. — Vous me citez des noms absurdes.

M. DESM. — Du tout. Ils sont familiers à tel ou tel. Dites que je vous cite des mots et des noms qui vous sont inutiles, qui vous ont été, jusqu'à l'heure présente, inutiles.

M. DEL. — Sans aucun doute.

M. DESM. — Eh bien, l'ignorance des soldats de M. Henry Houssaye n'a point d'autre cause. Les notions qui leur font défaut leur sont inutiles. Ce soldat, son temps fini, va redevenir agriculteur. Que voulez-vous qu'il fasse de l'histoire de Jeanne d'Arc ? Il a eu et il aura besoin de connaître les défauts d'un cheval, mais de savoir si Jeanne d'Arc a été un homme ou une femme, un grand capitaine ou une belle madame, en quoi cela l'aidera-t-il à payer ses fermages ?

M. DEL. — Oui, mais la conversation, les lectures, il faut savoir certaines choses.

M. DESM. — Les paysans s'entretiennent-ils donc de Jeanne d'Arc, de Louis XIV ou même de la Révolution et de l'Empire ? Pour qui les prenez-vous ? Les paysans sont des physiciens qui parlent de la terre, de l'air, de l'eau et du feu.

M. DEL. — Ils font aussi de la politique.

M. DESM. — D'accord. Mais si, pour nous, la politique est la suite de l'histoire, croyez-vous donc qu'il en soit de même pour le peuple ? Le peuple vit dans le présent, et cela lui confère, malgré son ignorance, une certaine supériorité pratique. Il songe à ses intérêts. On le trompe fréquemment, mais ceux qui croient connaître l'histoire sont-ils beaucoup moins crédules ? Un tiers des soldats interrogés par Henry Houssaye ne savaient pas, ou avaient oublié depuis l'école, ce que c'est que la Révolution française. Cela ne les empêchera pas de devenir révolutionnaires. Au contraire. Pour eux, la Révolution sera en avant. Pour les nantis, elle est en arrière. N'ayons aucune superstition, pas plus celle de l'instruction que les autres. Le plus ignorant des hommes sait des choses qu'ignore le plus savant des hommes. Ce que nous prenons pour des notions essentielles n'est essentiel que pour certaines catégories sociales. L'homme de lettres est toujours porté à rire de l'ignorance du peuple ; mais il ne réfléchit pas que les notions dont il se targue sont pour lui des notions utiles et seraient pour le peuple des notions inutiles. Je songe à ce conseiller municipal qui voulait que l'on joignît aux noms des rues une petite notice à même la plaque. Cet homme était choqué que le garçon laitier, passant rue Bara, ignorât la qualité de cet enfant célèbre. N'imitons pas cet hurluberlu de l'érudition vicinale. Comme nous consentons à ignorer ce que fut Pharnabaze, consentons à ce que les facteurs, qui desservent la rue de Phalzbourg, ignorent si Phalzbourg est une ville, un général, un ambassadeur, ou une mondaine illustre.

M. DEL. — Je le veux bien.

M. DESM.— Alors vous vous rangez au principe d'utilité ?

M. DEL. — Je le veux toujours bien, mais dites-moi ce que c'est ?

M. DESM. — Ce sera très long.

M. DEL. — J'écoute.

M. DESM. — ...

Nota bene : paru, sous le numéro XLII, dans le Mercure de France n° 236, du 15 avril 1907, p. 709-713, cet épilogue a été recueilli dans les Dialogues des Amateurs sur les choses du temps, p. 327-335, sous le numéro XLI.


XLII

1er mai [1907]

Romantisme.

MM. DESMAISONS. — Ah ! vous me rapportez le livre de Lasserre : Eh bien ?

M. DELARUE. — Quel casse-tête !

M. DESM. — Comment cela ?

M. DEL. — J'en suis fou. Ces cascades d'idées, ces tourbillons de paradoxes... Quel torrent ! J'ai pensé que je n'arriverais jamais à l'autre bord.

M. DESM. — Mais vous êtes arrivé, cependant. Voyons, racontez-moi votre traversée.

M. DEL. — Laissez-moi respirer, de grâce ! Laissez-moi reprendre possession de mon sang-froid et de ma raison.

M. DESM. — Lisez, pour vous remettre, l'article de M. Faguet.

M. DEL. — Je l'ai lu. Cela a été le cordial qui m'a permis de venir jusqu'ici. Grâce à M. Faguet, je sais que c'est Lasserre qui est fou, et non pas moi.

M. DESM. — A ce point-là ?

M. DEL. — A ce point-là. Je n'arrive plus à comprendre comment, fleuve de tant d'horreurs, le XIXe siècle a pu naître, couler pendant cent ans et aller tranquillement mourir dans l'océan du passé. Il me semble que ce siècle n'a eu d'existence que dans l'imagination aliénée d'une nation malade. Pour retrouver la vie réelle, je remonte à Voltaire et à Montesquieu ; pour relire des œuvres saines et morales, je reprends la Pucelle et les Lettres Persanes.

M. DESM. — Allons, vous revoilà d'aplomb, puisque vous raillez.

M. DEL. — Oui, cela vaut mieux. Laissez-moi aussi penser à la Religieuse de Diderot et à la Vénus physique de Maupertuis, et je vais être redevenu tout à fait lucide.

M. DESM. — Raillons, mon ami. Nous ne raillerons jamais trop, nous ne serons jamais trop voltairiens, et c'est précisément ce qui a manqué aux romantiques. Il y a entre l'esprit romantique et l'esprit classique la même différence qu'entre le catholicisme et le protestantisme, forme presque ingénue du christianisme. Il y a entre les deux catégories la différence du continu au discontinu. Le classique, ou latin traditionnel, considère la vie comme une suite d'états alternés, indifférents, joyeux, tristes, comiques, tragiques ou passionnés. Ces états se balancent en lui, s'effacent l'un l'autre, se neutralisent. Il est toujours prêt à passer du rire aux larmes, de sa rêverie à la méditation, des plaisirs aux affaires, de la passion à la galanterie. Tout s'équilibre en cette nature heureuse, apte à toutes les sensations et à tous les sentiments, hormis un seul, l'ennui. Il ne s'ennuie pas, parce qu'il change. « L'ennui naquit un jour de l'uniformité. » Voyez la prodigieuse variété de l'œuvre de Voltaire qui va de la géométrie à la gaudriole : type du latin, et du latin raffiné, du gallo-romain. Fénelon, avec son fond sérieux de piété mystique, s'amuse à la volupté grecque, aux rêves humanitaires, à la grammaire, à la philosophie, à la politique : type moins représentatif, mais encore assez curieux. Le romantique est celui qui ne sait varier ni ses sentiments, ni ses idées. Il fonce toujours dans la même direction, il s'exténue, il s'exaspère, il s'ennuie, il tombe dans le désespoir dont il a creusé lui-même le trou. C'est l'homme à idées fixes. Le vrai chrétien doit penser perpétuellement à son salut éternel. Son individualisme est frénétique. Un seul être existe dans le monde, lui-même ; et une seule pensée doit occuper cet être unique : la vie future. Il y a du maniaque dans le chrétien fervent ; il y a du maniaque dans le romantique. Comme le chrétien, le romantique ne songe qu'à soi et à son salut, éternel, mais il met l'éternité dans la vie présente et transpose la durée en intensité. Il veut enfermer les siècles dans les minutes et s'épuise dans le rôle d'une Danaïde aveugle. Il verse des flots de vin dans un dé à coudre, il boit et s'étonne d'avoir à peine mouillé sa langue. Il recommence, mais il meurt à la peine, comme Musset, ou se décourage et se courbe dans un coin, comme Chateaubriand. Quel type de romantique, ce René, qui pouvait tant s'amuser dans la vie et qui s'y est tant ennuyé ! Quand on veut vivre de soi, sur soi et pour soi, on s'ennuie toujours. Il n'est de plaisir que dans autrui, il n'est de plaisir que social. Voyez le lamentable Sénancour. Ne fait-il pas songer au trappiste légendaire qui creuse tous les jours un peu de sa tombe ! Quelle prière du matin pour colorer les heures de la journée !

M. DEL. — Vous me faites comprendre un Sénancour, mais Jean-Jacques ?

M. DESM. — Ah ! j'avoue que, malgré Lasserre, Jules Lemaître, bien d'autres, Maurras, Jacques Bainville, dont la logique est bien éloquente, je ne rattache pas facilement le romantisme à Jean-Jacques Rousseau, pas plus que je ne rattache Hugo à Sénancour. Il y a deux ou trois romantismes bien distincts et qui ont chacun leur source différente. Je ne vois aucun lien entre le romantisme religieux de Rousseau et le romantisme grammatical de Victor Hugo. Poète et grammairien, cela va ensemble ; c'était l'état de Dante, de Ronsard, de Corneille, de Gœthe. Victor Hugo : « J'ai mis le bonnet rouge au vieux dictionnaire. » Telle est sa gloire, et tel fut son rôle. Aucune sensibilité ; aucunes idées, qu'antithétiques ; l'homme orchestre : la flûte répond au cor et le cor à la flûte. Entre lui et Rousseau, rien. Hugo vient du moyen âge, à travers Paulin Paris, Roquefort, l'abbé Lebœuf, Lacurne de Sainte-Palaye et le recueil de Delalain. Victor Hugo, c'est la synthèse de la poésie française : il croyait admirer Shakespeare, et il imitait du Bartas.

M. DEL. — En effet, on ne voit pas bien ce que la Légende des siècles doit à la Nouvelle Héloïse.

M. DESM. — Et Lamartine, le croyez-vous disciple de Jean-Jacques, plus que par ce qu'il y avait de Jean-Jacques dans l'air du temps et à la portée de toutes les respirations ? Lamartine a fait son éducation dans les traductions de Le Tourneur, dans les Nuits de Young, les Méditations sur les tombeaux, de Hervey, dans Ossian, enfin dans Byron.

M. DEL. — Byron ? Il n'est point question de cela chez M. Lasserre.

M. DESM. — Le romantisme français sans Byron ? Lamartine sans Byron ? Musset sans Byron ? George Sand sans Byron ? Autant écrire l'histoire du luthérianisme sans nommer Luther. Le romantisme français, ce n'est pas Rousseau, qui était déjà bien démodé, c'est Byron ; c'est Manfred, c'est Lara, c'est le Corsaire, c'est Don Juan. Musset, sans Byron, n'aurait pas dépassé la Ballade à la lune. Et George Sand ? Qu'est-ce que Lélia ? Manfred chez la portière.

M. DEL. — Oh ! oh ! Je m'amuse beaucoup.

M. DESM. — Et Vigny, est-il assez byronien ? Son amertume aristocratique, c'est celle du Giaour, de Conrad, de Lara. Byron est l'âme de notre romantisme poétique. Rousseau n'apparaît que chez les prosateurs, Sand, Michelet, Quinet. Nous avons déjà trois romantismes : le romantisme grammatical, Hugo ; le romantisme poétique, Byron ; le romantisme sentimental et politique, Rousseau. Il y en a un quatrième d'origine allemande, le romantisme pittoresque, Nodier, Gérard de Nerval. Mais on en trouverait d'autres, celui de Stendhal, qui est voltairien et sensualiste, et celui de Balzac, qui vient de Maturin, de Lewis et de la cour d'assises. Le romantisme français, mais cela représente cinq ou six littératures intriquées les unes dans les autres, cinq ou six fleuves parmi lesquels Jean-Jacques Rousseau n'est, certes, ni un Rhône, ni un Danube.

M. DEL. — Vous ne croyez donc pas à son influence ?

M. DESM. — Son influence ! Elle fut énorme, mais dans un domaine restreint, celui de la politique sociale, qui se peut aussi qualifier de politique sentimentale. Rousseau est le père de la sociologie déliquescente, telle qu'elle apparaît dans George Sand et, de nos jours même, dans notre pauvre dramaturgie. Mais où avait-il lui-même puisé ces idées sur l'égalité, sur le bonheur, conditionné par la simplicité de la vie et la pauvreté de l'esprit, sinon dans le christianisme ? Qui donc, sinon les sermonnaires, ont déclamé pendant quinze cents ans avant Rousseau contre le luxe, les vices de la civilisation, la corruption intellectuelle ? Les divagations de Jean-Jacques sur l'état de nature sont bêtes, mais pas plus que celles de Fénelon. Ses diatribes contre la civilisation sont folles, mais pas plus que celles de saint Bernard. Et qui donc a donné l'exemple non seulement de maudire la société, mais de la fuir, sinon les moines ? Rousseau est sain, auprès d'un Bruno ou d'un Rancé. L'anarchie de Rousseau, mais qu'est-elle, si on la compare à celle d'un François d'Assise ? On dira que, malgré tout cela, le catholicisme a été une école de discipline. Je le veux bien, mais, malgré le virus Rousseau, la Révolution et le XIXe siècle ont été des écoles d'énergie. Un homme d'action est nécessairement réfractaire à Rousseau, et ce sont les hommes d'action qui gouvernent, ou médiocres ou supérieurs. Les idées de Rousseau, des idées d'ouvrier chrétien ; elles mèneront le monde, quand M. Marc Sangnier sera dictateur.

M. DEL. — M. Lasserre dit cela autrement, mais il dit à peu près la même chose.

M. DESM. — Il y a des parties très justes dans son livre, et les chapitres politiques sont parmi les meilleurs, encore que je ne croie pas que la Révolution éternelle date de Rousseau. Si elle est éternelle, elle n'a eu d'autre commencement que le commencement humain et elle ne finira qu'avec l'espèce humaine. L'esprit de révolte n'aurait été rien sans le christianisme qui lui fournit une doctrine. Rousseau rénova cette doctrine en surgissant chrétien, à un moment où le monde ne l'était plus. De là l'étonnement du monde, et sa docilité de cheval aveuglé soudain. Mais il n'est pas certain que l'avenir n'appartienne pas à l'esprit scientifique.

M. DEL. — Que reste-t-il donc à Rousseau ?

M. DESM. — Le chapitre de la passion. On ne nous fera pas croire facilement que c'est lui qui a inventé la passion. Il n'a pas écrit les lettres de la Religieuse portugaise, je pense ; mais il a donné à la passion une méthode et des accents nouveaux, et c'est beaucoup. Il a réchauffé des cœurs qui se glaçaient ; il a rendu la galanterie ridicule ; il a relevé l'amour de son discrédit et il en a renouvelé la noblesse. Opposer la Nouvelle Héloïse au Sofa de Crébillon, c'était faire dans le domaine du sentiment la révolution que fit Descartes dans le monde intellectuel. Avant Descartes, il y avait eu des philosophes ; il y eut des passionnés avant Jean-Jacques : mais l'un et l'autre ont créé des méthodes, et il n'y a de fécond que les méthodes. Suranné, Descartes ; suranné, Rousseau ; d'accord, mais leurs méthodes sont immortelles. Quiconque pense relève de Descartes et de son examen sceptique ; quiconque aime relève de Rousseau et de sa fièvre optimiste. Il ne s'en suit pas que tout le monde soit appelé à la pensée, ni tout le monde à la passion ; mais ni le principe cartésien n'est atteint par Bouvard et Pécuchet, ni le principe héloïsien par Madame Bovary. La vie est-elle trop belle et trop riche, qu'on doive en élaguer toutes les originalités, dont la passion n'est pas la moindre, ni la furie de la connaissance ?

M. DEL. — Ah ! je commence à respirer. Je vais donc pouvoir relire les Confessions.

M. DESM. — Non, ne relisez pas les Confessions. C'est inutile. Nous les savons tous par cœur, même quand nous ne les avons pas lues. Elles ont passé dans l'air ; elles ont passé dans notre sang. Les Confessions, c'est le livre qui a appris aux hommes à ne rougir ni de leurs passions, ni même de leurs vices. Ecrit par un chrétien, c'est le livre le plus vraiment païen qu'on ait vu depuis l'Ane d'Or. Les Confessions ont tué la honte.

M. DEL. — C'est bien ce qu'on leur reproche.

M. DESM. — Quand on est chrétien, oui. Mais quand on n'est pas chrétien, on pardonne à Rousseau tout son christianisme en faveur de ce livre-là.

M. DEL. — Si on parle du Romantisme français dans tous les coins, comme nous en parlons ici, Lasserre va devenir célèbre.

M. DESM. — Il le mériterait. Son ouvrage est admirable, de style, de pensée, et, le principe admis, de logique. Depuis Proudhon, on n'a pas mis debout un pamphlet aussi formidable. Pamphlet ? Je ne sais. J'en souscrirais bien la moitié des pages.

M. DEL. — Tant que cela ?

M. DESM. — Peut-être davantage. Ce qui me choque dans ce livre ce sont les lacunes ; je n'admets pas non plus, comme je viens de vous le dire, l'importance unique et immense accordée à Rousseau ; enfin, la critique outrée des idées révolutionnaires me semble comporter une certaine stérilité. Qu'on me les présente comme des idées de désordre, je le veux bien, mais je réponds : c'est avec ce désordre qu'il faut faire de l'ordre. Ce désordre est la seule réalité. Les idées antérieures ne sont plus que des ombres. On ne peut plus arrêter la barque en agissant de la rive ; il faut sauter dedans. Il vient un moment où les idées révolutionnaires sont organiques et les idées contre-révolutionnaires, anarchiques. L'Eglise, symbole de l'ordre, passe tous les jours en police correctionnelle. Les valeurs ont été renversées. La pointe est à la place de la garde : si l'on saisit l'épée selon le mouvement antique et traditionnel, on peut se blesser dangereusement. Il faut prendre garde à cela. Revenus aux catacombes, les chrétiens sont les anarchistes que traquait si judicieusement la police des empereurs. C'est dur pour les chrétiens qui ont triomphé si longtemps. Je le veux bien, mais chacun son tour. C'est la roue de la fortune. Ce raisonnement s'applique aux royalistes avec une grande facilité. N'importe que M. Lasserre est un maître dans le jeu des idées.

M. DEL. — Le beau jeu !

pp. 335-346 de la 4e édition.


XLIII

15 mai [1907]

Critique littéraire.

M. DELARUE. — Il paraît qu'il n'y a plus de critique littéraire.

M. DESMAISONS. — Qui vous a dit cela ?

M. DEL. — Il paraît même que c'est fort triste.

M. DESM. — Qui vous a dit cela ?

M. DEL. — Tenez voici sur ce sujet toute une série de consultations.

M. DESM. — Eh bien ?

M. DEL. — Elles sont unanimes.

M. DESM. — Montrez.

M. DEL. — Voici.

M. DESM. — Ah ! des auteurs vexés qu'on n'ait point loué leur dernier livre, un critique dépossédé, un candidat au feuilleton. Mais le public, que croyez-vous qu'il en pense ?

M. DEL. — Le public ne compte pas, disent les consultants.

M. DESM. — Pour qui donc voudraient-ils écrire ?

M. DEL. — Pour eux-mêmes.

M DESM. — Cette ambition est comblée, mais pourquoi souhaitent-ils alors une telle abondance de critique ?

M. DEL. — Je ne sais pas.

M. DESM. — Nous parlons de la critique dans les journaux, n'est-ce pas ? Laissons les revues faire leur métier. Il y en a qui le font mal, il y en a qui le font bien. Laissons. Eh bien, je trouve, moi, qu'il y a beaucoup trop de critique littéraire dans les journaux, qu'elle ne sert, la plupart du temps, qu'à gâter encore le goût déjà malade du public.

M. DEL. — Appelez-vous critique littéraire ces hyperboliques louanges dont on berce un romancier de quatre sous, un poète de caveau ?

M. DESM. — Sans doute. Quand Agrophilos compare Balatron à Théodore de Banville ou quand il oppose aux drôleries de ce pauvre M. Mallarmé, professeur d'anglais, les délicieuses fantaisies d'Emile Goudeau, un vrai Français, celui-là, j'appelle cela de la critique littéraire.

M. DEL. — Ah !

M. DESM. — Oui, parce que c'est imprimé dans un grand journal.

M. DEL. — Sans quoi ?

M. DESM. — Voyez Rabelais, livre Ier, chapitre XIII. Est-ce ce genre que voudraient propager messieurs les consultants ?

M. DEL. — Il répond à une mentalité.

M. DESM. — Il crée une mentalité. Notez que je vous cite là une critique dont la sincérité n'est pas soupçonnée ; on ne l'a jamais accusée de vénalité.

M. DEL. — La vénalité m'inspirerait plus d'estime.

M. DESM. — Sybarite ! Avez-vous lu dans les « Portraits Anglais » d'Arthur Symons ce qu'il pense de la critique littéraire des journaux ?

M. DEL. — Non.

M. DESM. — Il en pense à peu près ce que je dis. Il s'est montré très surpris d'apprendre, d'après des extraits de journaux, publiés dans un catalogue d'éditeur, que l'Angleterre n'avait pas vu paraître en quelques années moins d'une douzaine d'incomparables chefs-d'œuvre. Les Iles Britanniques regorgent de Swifts, de Dickens, de Byrons, de Johnsons. M. Symons ne s'en serait jamais douté s'il n'avait lu ces heureux papiers.

M. DEL. — Voilà une critique qui a le sens du patriotisme.

M. DESM. — La nôtre le possède aussi, quoique à un moindre degré. Elle semble, en ce moment, un peu découragée ; mais, au temps du naturalisme, quel ensemble ! quelle ardeur ! J'ai longtemps gardé une nécrologie d'Alphonse Daudet où la Pensée du Maître était exaltée en des termes qui eussent été fous appliqués à un Gœthe.

M. DEL. — Amusements d'un jour.

M. DESM. — Amusements malsains et qui peuvent fort bien gâter la cervelle d'un adolescent, car s'ils ne durent qu'un jour, ils se renouvellent tous les jours. Mais c'est dans le genre dramatique surtout que s'épanouit leur enthousiasme. Ce sont les feuilletons qui ont travesti en hommes de génie Augier et Dumas, deux estimables dramaturges dont le premier, sans style, ne fut pas toujours sans verve, dont le second, sans verve, ne fut pas toujours sans éloquence.

M. DEL. — Le public, fou de dramatique, sera toujours de l'avis de ceux qui lui affirment que ses amuseurs sont de grands hommes. Cela le flatte.

M. DESM. — Oui, se sentant écoutée, la critique dramatique a un aplomb qui manque à sa sœur, timide insinuatrice. Elle a même tant à dire qu'elle déborde du feuilleton. C'est ainsi que, l'autre jour, à la place même des grands crimes, tous les journaux louaient à l'envi un nouvel ouvrage dramatique appelé la Française et dû à la collaboration de deux maîtres fameux sur les planches, M. Paquin et M. Brieux. Ces louanges leur étaient partagées équitablement et je ne pense pas qu'il y ait eu de disputes au râtelier, car le foin était abondant et encore parfumé, malgré la saison avancée. New mown hay ! Prairies ! Ecuries ! « Laisse-moi baiser tes belles grandes oreilles ! » Alors, j'ai compris que la critique littéraire ne pourrait jamais lutter avec la dramatique, et j'en éprouvai un grand chagrin. Cette impression pénible s'accrut quand je vis les résultats d'un concours de célébrités entrepris par un journal du soir : la première place se courait entre le Dr Roux, un grand pharmacien, et Sarah Bernhardt, une grande actrice, toujours le genre dramatique : la dame qui tord ses bras éblouissants au-dessus d'un berceau, et le monsieur grave qui entre, se penche et dit froidement : « Votre fils est sauvé, Madame. » Le public est donc bien d'accord avec la presse : du dramatique et encore du dramatique.

M. DEL. — Dans la liste des vainqueurs, dans les dix, pas un philosophe, pas un poète, qui ne soit que poète. Cela serait décourageant pour la littérature, si ce public était vraiment représentatif du goût de la France.

M. DESM. — Mais il est représentatif, n'en doutez pas. La France a le goût qu'on lui a fait. Elle retient les noms qu'on écrit le plus souvent dans ses journaux; mais ces noms, on pourrait dire aussi que c'est elle qui les dicte aux journalistes. Alors on diagnostique en elle deux désirs qui dominent tout : être guérie de ses maux ; être émue dans ses passions. La pharmacie, le théâtre. D'ailleurs, examinez un journal populaire et vous verrez que ces deux matières occupent la moitié des feuilles.

M. DEL. — Cela ferait penser à une humanité bien malade, bien nerveuse.

M. DESM. — C'est notre double état, sans doute, à nous hommes très civilisés. Avouez-le, une belle émotion vous enchante, et telle découverte médicale vous réjouirait plus qu'un nouveau Discours sur la Méthode.

M. DEL. — Croyez-vous qu'il n'en fut pas toujours ainsi ?

M. DESM.— Toujours. La querelle de l'antimoine tient plus de place au dix-septième siècle que celle du cartésianisme et on ne s'y passionna guère pour une autre littérature que la dramatique. Cependant, en ces temps-là, on croyait encore à la médecine des âmes : la pharmacopée mystique et les sermonaires eurent quelque crédit, qui exploraient les voies du salut et faisaient de la critique théologique ; mais ceci rentre encore dans le genre dramatique. C'est un beau mouvement théâtral que le geste de Massillon resserrant de plus en plus le cercle où il enferme le petit nombre des élus. « Vous êtes tous damnés, Messieurs ! » Victor Hugo redira cela, selon le même rythme : « Messeigneurs, vous êtes tous empoisonnés ! »

M. DEL. — Brunetière a oublié cela dans l'évolution des genres.

M. DESM. — Ils se tiennent pourtant, les deux genres et encore aujourd'hui, dans les pièces à la Dumas, il y a toujours un personnage chargé du prône : la messe dramatique ressemble étonnamment à la messe liturgique, et l'on ne sait pas trop, vraiment, laquelle est la moins monotone.

M. DEL. — Je préfère le cinématographe.

M. DESM. — Oui ; au moins, là on ne parle pas. C'est un grand progrès.

M. DEL. — Il me semble que nous avons bien déraillé. De quoi parlions-nous donc?

M. DESM. — De la critique littéraire.

M. DEL. — Et nous n'avons rien dit de bien intéressant.

M. DESM. — C'est qu'il y a des sujets qu'on croit très importants, très riches, très féconds et qui, en réalité, n'existent pas. Il n'y a pas de critique littéraire et il ne peut y en avoir parce qu'il n'y a pas de code littéraire. Il y a des œuvres individuelles et des goûts individuels. Il y a des écrivains qui font de la critique, mais sans plus de principes que ceux qui font des romans ou des vaudevilles. Et il ne peut plus en être autrement. Nous sommes émancipés. Sainte-Beuve avait un talent qui touchait au génie, mais il était plein de principes, et ces principes, comme autant de larves, ont engendré des insectes qui dévorent son œuvre. On le lisait pour savoir ce qu'il fallait penser. On ne le lit plus que pour savoir ce qu'il pensait. Nous sommes dans un des plus beaux moments d'anarchie que le monde ait encore vu.

M. DEL. — Cela a l'air de vous enchanter.

M. DESM — Oui, cela m'enchante. Mais pour le moment seulement et vu mon état d'esprit d'aujourd'hui, comme disait l'excellent abbé de Saint-Pierre, véritable créateur de la critique individualiste. Tantôt l'infatuation des autoritaires me dégoûte de l'autorité. Tantôt l'infatuation des individualistes me dégoûte de la liberté.

M. DEL. — Sybarite, vous aussi !

M. DESM. — Hélas !

Nota bene : paru, sous le numéro XLIV, dans le Mercure de France n° 238, du 15 mai 1907, pp. 289-292, cet épilogue a été recueilli dans les Dialogues des Amateurs sur les choses du temps, pp. 347-355, sous le numéro XLIII.


I [XLV]

16 septembre [1907]

Maroc.

M. DESMAISONS. — Eh bien, cher ami, il faisait bon à la campagne ?

M. DELARUE. — Il faisait bon à la mer ?

M. DESM. — Heu ! heu !

M. DEL. — Moi aussi : heu ! heu !

M. DESM.— La mer, ce n'est pas très civilisé.

M. DEL. — Et la campagne, donc !

M. DESM. — C'est vraiment curieux qu'il puisse exister dans un pays de si nombreuses nuances de civilisation, avec des extrêmes si aigus.

M. DEL. — On sent cela surtout, et parfois bien tristement, au fond de certaines campagnes.

M. DESM. — Pas beaucoup plus qu'en tels trous maritimes de la Normandie.

M. DEL. — Vous n'avez vraiment pas l'air enchanté ?

M. DESM. — Moi ? je suis ravi.

M. DEL. — Et moi aussi.

M. DESM. — Physiquement, on ne vit bien qu'à la mer.

M. DEL. — Ou aux champs.

M. DESM. — L'esprit se couche, se roule en boule comme un chat, et s'endort.

M. DEL. — Quand on se réveille, c'est comme dans la complainte des trois petits enfants ressuscités par saint Nicolas :

Le premier dit : J'ai bien dormi.
Le second dit : Et moi aussi.
Et le troisième répondit :
Je croyais être en paradis.

M. DESM. — Tout de même, c'est une résurrection.

M. DEL. — Oui, mais en même temps on se demande si c'était bien la peine de ressusciter.

M. DESM. — Nous retrouvons nos habitudes : voilà le charme.

M. DEL. — Bien trompeur, car plus on a d'habitudes et moins on vit vraiment.

M. DESM. — Mais cela n'empêche pas l'imprévu, au contraire. C'est le fond du tableau, c'est le rideau devant lequel passent les ombres nouvelles. Celui-là seul goûte l'imprévu, qui est bien installé dans de solides habitudes. L'imprévu continuel en est-il encore ? Il n'y a pas d'êtres plus placides que ceux qui voient tous les jours de nouveaux visages. Nulle figure, nulle beauté même ne réveille leur attention. Mais le paysan, qui ne goûte l'imprévu qu'une ou deux fois par an, ou moins encore, avec quelle volupté ne savoure-t-il pas ce choc nerveux qui retentit dans tout son être ? Reprendre ses habitudes, ce n'est pas seulement retrouver les conditions d'une vie normale, c'est se remettre dans l'état le plus favorable pour accueillir les plaisirs de la surprise. L'inattendu ne vient qu'à celui qui n'attend rien.

M. DEL. — Vérité grammaticale.

M. DESM. — Une phrase logique porte avec soi son évidence. Si les journaux étaient rédigés selon ce système, ils feraient bien des économies de papier, et nous de temps. Comparez les dépêches de l'amiral Philibert, précises, claires, nettes, avec les interminables dilutions de nos correspondant, qui ne disent rien de plus et le disent mal. Je goûte la sobriété.

M. DEL. — Sans doute, mais ils n'écrivent pas pour vous, ils écrivent pour le peuple, qui aime les longues explications, les palabres sans fin et les drames en six actes et dix-huit tableaux.

M. DESM. — J'aimerais d'ailleurs un récit pittoresque de ce qui se passe là-bas, mais je crois bien qu'il ne s'y passe pas grand'chose. On tue quelques Marocains et chaque trépas doit nous revenir à huit ou dix mille francs pièce. C'est cher, mais la Gloire s'y couvre de gloire, en même temps qu'elle soulève un petit problème grammatical. Doit-on dire la Gloire ou le Gloire ?

M. DEL. — C'est la question de la sentinelle. On doit dire la Gloire.

M. DESM. — A moins que le croiseur n'ait été appelé Gloire, tout court, sans l'article.

M. DEL. — Qu'importe ? Vous ne pouvez pas me faire accoler un article masculin avec un nom féminin.

M. DESM. — Et l'ellipse ? Le (croiseur qui a nom) Gloire.

M. DEL. — Un tel système justifierait parfaitement l'Anglais qui vous dit : Passez-moi le salade, c'est-à-dire le (saladier qui contient la) salade.

M. DESM. — Mon oreille, en tout cas, vous donne raison. Ah ! cette guerre du Maroc aura été féconde en enseignements. Un journaliste câblait l'autre jour : « Si les Marocains avaient nos armes, fusils, canons, mitrailleuses, nos poudres, notre discipline, de bons officiers au courant de la guerre moderne, ils feraient des soldats redoutables. » Deuxième enseignement. Il y en a un troisième que j'ai trouvé à moi tout seul, c'est que la présente histoire s'est déjà passée une fois, de 1460 à 1520. Au lieu de Français, il y avait là-bas des Portugais, ce qui n'explique pas, d'ailleurs, le nom de Casablanca, qui date de cette époque. Les Espagnols ont beaucoup guerroyé au Maroc, eux aussi, jadis. En aurons-nous également pour soixante ans et devrons-nous, à notre tour, comme le firent les Portugais, nous retirer avec armes et bagages ? Ou bien, au contraire, y resterons-nous comme nous sommes restés en Algérie ?

M. DEL. — Peut-être fera-t-on la paix ?

M. DESM. — Avec qui ? Vous croyez donc, vous comme les gens d'Algésiras, qu'il y a, ou qu'il y a eu, ou qu'il peut y avoir un sultan du Maroc ? Le seigneur que l'on appelle au Maroc le sultan a autant d'autorité à peu près sur ce pays qu'en avait sur l'Italie Grégoire XVI ou Pie IX. En dehors de ses états, fort analogues aux Etats de l'Eglise, aussi restreints, et encore plus mal gouvernés, le sultan du Maroc fait la quête parmi les tribus, pour les frais du culte. On lui donne ou ne lui donne pas et jamais il n'ose réclamer. Le pape de Fez n'a été promu potentat par les puissances que pour ennuyer la France et courtiser l'Allemagne. Mais un acte diplomatique ne peut créer une réalité là où il n'y a qu'un mirage.

M. DEL. — Si on vous laissait faire, vous partiriez à la conquête du Maroc.

M. DESM. — Mais j'y suis parti, mon cher ami, et vous aussi, et nous tous. Casablanca nous tient bien plus encore que nous la tenons. Le jour que nous voudrons la quitter, ce ne sera plus possible. Après tout, l'Algérie manque singulièrement d'un port sur l'Atlantique.

M. DEL. — La conquête !

M. DESM . — N'employez donc pas de ces vilains mots. Il s'agit, pour la France, de rétablir l'ordre au Maroc, comme l'Angleterre a rétabli l'ordre en Egypte.

pp. 9-14.


II

1er octobre [1907]

Le vase brisé.

M. DESMAISONS. — Détrompez-vous, J'ai lu tout ce que l'on a écrit sur lui, depuis sa mort.

M. DELARUE. — Quel courage !

M. DESM. — Sans doute, mais où n'entraîne pas la curiosité ? Ce qui m'intéressait dans Sully-Prudhomme, c'était la qualité de ses admirateurs et leurs arguments. Ce que j'ai lu de plus soigné, c'est une sorte de biographie sentimentale qui m'apprit que le jeune Sully aimait beaucoup sa mère, qu'il fut mis en pension, qu'il eut des prix d'excellence, qu'ensuite un amour malheureux le blessa, ce qui inclina son rêve vers la plaintive élégie.

M. DEL. — Et puis ?

M. DESM. — Et puis rien que ce que nous connaissons. Ah ! Il aima aussi beaucoup sa sœur et son neveu, M. Gerbault, qui sait délinéer de si appétissantes petites femmes. Ah ! Il aima aussi tout le monde, pêle-mêle,

Et depuis ce temps-là, je les ai tous aimés.

M. DEL. — Mais, au fond, il n'aimait que lui-même ?

M. DESM. — Il n'aimait que lui-même. Il se vénérait, il s'adorait jusqu'au fanatisme. Vous avez compris le sens de cette espèce d'eucharistie qu'il institua avec les sommes dont il déshéritait sa tendre sœur ? Il se croyait un nouveau Jésus. Il avait désigné les disciples qui viendraient communier avec sa pensée. Même il y avait une Marie-Madeleine qui oignait adroitement son orgueil du baume de la flatterie passionnée : « Tu es bon, tu es beau, tu es grand ! Quel génie ! O poète, je t'aime ! » Avec cela une petite fille va loin dans le cœur d'un vieil homme crédule, et surtout crédule à soi-même. Curieux cas d'hypertrophie du moi ! Le foyer Sully-Prudhomme ! La pathologie mentale a des abîmes. Songez qu'il y a cinq ans une revue posa à deux cents poètes cette question : quel est votre poète ? que les suffrages des poètes se répartirent sur une trentaine de noms ; qu'il se révéla des admirateurs même de Sainte-Beuve, de Brizeux, de Rodenbach, — et que Sully-Prudhomme n'eut pas une voix ! Ce grand poète était aussi loin de la jeunesse, il y a cinq ans, qu'Anaïs Ségalas ou Auguste Barbier. Une nouvelle génération a-t-elle donc surgi, qui se serait prise d'un subit amour pour les Vaines tendresses ou pour le Prisme ? Est-ce que l'appât d'un prix de quinze cents francs aurait fait éclore les admirations, comme le soleil d'Afrique fait éclore les œufs d'autruche ? Un journaliste, qui mentait peut-être sciemment d'ailleurs, a eu l'audace de parler de la « profonde influence » de Sully-Prudhomme sur la poésie française : est-ce un mot d'ordre qu'on se repasse, depuis qu'il a écrit son nom au Temple de Mémoire à la suite des Saintour et des Maillé-Latour-Landry ? L'or est une terrible lanterne et qui éclaire d'une lumière un peu crue les entrailles de la conscience littéraire !

M. DEL. — Mais enfin, il avait quelques mérites, ce troubade ?

M. DESM.— Je ne voudrais pas lui contester la gloire modeste et légitime qu'il devra au Vase brisé et à quelques piécettes élégiaques fort agréables. Il y a dans ses recueils plusieurs morceaux que les anthologies garderont longtemps et que les adolescentes copieront en cachette, quand leur cousin leur aura fêlé le cœur : « N'y touchez pas, il est brisé. » Mais remarquez, je vous prie, que ce mauvais poète (le mauvais poète se reconnaît à l'impropriété des termes, entre autres manquements) n'a même pas pu trouver pour son trait final le mot juste. Sa courte science de la langue française lui a fait confondre brisé et fêlé, ce qui exprime des états forts différents. Enfin, on lui passe cela, en faveur de sa petite idée, qui est ingénieuse ; et puis, comme cela se dit surtout en musique, la pureté du texte a moins d'importance.

M. DEL. — Vous êtes cruel.

M. DESM. — Peut-être.

M. DEL. — Vous êtes injuste.

M. DESM. — Je le crois, mais il faut savoir être injuste à propos. L'injustice est une des formes de la justice. Prenez-vous-en à ses maladroits thuriféraires. Plus équitable que les deux cents poètes qui le méconnurent unanimement, j'accorde bien volontiers à Sully-Prudhomme sa place parmi les Parnassiens. Il n'est ni l'un des premiers, ni l'un des moindres. Il a dit sa chanson, comme ses camarades. Je crois pourtant qu'aucun d'eux ne rédigea jamais d'aussi mauvais vers. Il y a des faiblesses dans François Coppée, mais quand il demeure dans sa ligne, loin des redondances romantiques, ces faiblesses peuvent passer pour des familiarités, et des familiarités voulues. II n'a pas toujours trouvé ce qu'il cherchait, mais il cherchait quelque chose. Sully-Prudhomme... Attendez, je vais vous lire une « page oubliée ». C'est le compte-rendu du Prisme donné par la Vogue en juin 1886 : « M. Sully-Prudhomme est victime d'une facétie du goût le plus misérable. Profitant de son voyage en Turquie, quelques plaisantins, incapables même de pasticher lointainement la manière de l'éminent académicien, publient sous son nom un volume de vers mornes tenus en laisse (par des jocrisseries sentimentales. Soit 173 pages, précédées d'un titre ridicule... Quelques citations :

Rubens est bien ton maître, ô Van Dyck, c'est bien lui
Dont l'altière influence en ton œuvre s'accuse ;
Ta palette lui doit le prisme dont elle use
Et la fécondité qu'on t'envie aujourd'hui...
L'enfance admire en toi son naïf interprète...
C'est ta mère après Dieu, qui t'a fait ton génie...
Oui, le suprême arbitre en peinture, c'est l'œil.

A M. Emmanuel Lansyer :

Toi qui fais de la brosse et de la lyre usage
Pour célébrer les champs, la mer et le soleil.

Vers lus à un banquet du lycée Condorcet :

Mon office important de président m'impose
Devant vous le devoir de ne parler qu'en prose,
Et... Mais, je crois, bon Dieu ! que je viens de rimer.

M. DEL. — Onorate l'altissimo poeta.

M. DESM. — Quelquefois, je pense que c'est une sorte de crime social, que d'imposer des choses médiocres à l'admiration publique. Si étrange que cela va vous paraître, je crois, je vous l'avouerai en rougissant, que nous aurions besoin d'un Boileau, oui, d'un critique sans peur qui, sous une forme pittoresque, frappante, remettrait les réputations à leur place.

M. DEL. — Qu'importe, et puis sait-on jamais ? Boileau obéissait à sa sensibilité littéraire. Il a été souvent juste et souvent injuste. Par hasard. Le goût du jour n'est pas celui du lendemain. Et nous-mêmes, en ce moment, qui sait si nous ne disons pas des bêtises ?

M. DESM. — Ou des méchancetés, peut-être.

M. DEL. — Nous suivons notre sensibilité, voilà tout. D'autres...

M. DESM. — C'est de l'anarchie. Il faut des règles. Demandez à Sully-Prud'homme lui-même. Il avait des moyens sûrs de discerner les talents : rimes médiocres et mornes, épithètes plâtreuses et souvent fichées avant le nom, à la Béranger, à la Viennet, impropriété des termes, absence de rythme, culte des mots abstraits, effarement devant un tas de vocables métaphysiques dénués de tout contenu, hommage à notre belle religion qui est peut-être vraie, peut-être pas, oscillation d'une cervelle ahurie entre « le néant et l'espoir chrétien ». A tous ces signes réunis, on reconnaissait le grand poète Sully-Prudhomme lui-même ; épars, ils marquaient ses disciples. Je pense que ses admirateurs ont surtout goûté en lui « l'espoir chrétien ». Une mort édifiante les a tout à fait assurés. Comme le Galiléen, c'est « l'espoir chrétien » qui a vaincu. Le Gaulois, journal d'une piété éclairée, et d'ailleurs bien fait dans son genre, n'a pas inséré moins de six articles de suite sur l'illustre défunt. On ne saurait croire combien il est encore répandu, cet espoir chrétien. C'est lui qui continue à soutenir le monde et il y a encore des libres-penseurs affichés, sinon avérés, qui n'y renoncent point. N'ai-je pas vu un papier intitulé « Libre-Pensée religieuse » ?

M. DEL. — Des gens en retard de quatre cents ans !

M. DESM. — Mais tout le monde est en retard de quatre cents ans, mon cher ami, et je ne voudrais pas répéter tout haut ce que je viens de vous dire.

M. DEL. — Allons, vous exagérez.

M. DESM. — A peine.


III

16 octobre [1907]

Socialisme.

M. DESMAISONS. — Vous trouvez Hervé absurde, moi, je le trouve très logique. Le socialisme est une religion qui promet à ses fidèles le bonheur parfait, comme toutes les religions, dont c'est à peu près la seule fonction. Mais c'est une religion positive, terrestre, et qui doit dénombrer dans ses réformes toutes les institutions attentatoires à la félicité humaine. Or, de ces institutions, en est-il de pires que le service militaire ?

M. DELARUE. — En est-il de plus nécessaires ?

M. DESM. — Ce n'est pas la question. En est-il de plus dures ?

M. DEL. — Elle n'est pas très amène, sans doute, mais...

M. DESM. — En est-il qui soit plus clairement pour le peuple un signe et un fait de servitude ?

M. DEL. — Je ne comprends pas bien.

M. DESM. — Vous ne comprenez pas que la caserne, c'est deux ans d'esclavage ?

M. DEL. — Esclavage nécessaire.

M. DESM. — Nécessaire, parce que c'est un fait, soit. Il ne le sera plus, quand on l'aura détruit.

M. DEL. — En voyez-vous le moyen ?

M. DESM. — Il est très simple, et c'est celui que préconise M. Hervé : la révolte.

M. DEL. — Mais la patrie ?

M. DESM. — Qu'est-ce que c'est que cela pour un ouvrier français qui décharge des bateaux allemands dans un port cosmopolite ? La patrie, qu'importe à un ouvrier français d'enrichir le capitaliste français ou le capitaliste allemand ? La patrie, êtes-vous vraiment de ceux qui sentent leur cœur battre, quand, d'un peloton de coureurs abrutis, c'est un indigène français qui se détache et gagne ? La patrie, qu'est-ce que c'est ? un cycliste, un cheval, une automobile, un transatlantique ?

M. DEL. — C'est le sol, les villes, les paysages, les mœurs, l'accoutumance à une beauté particulière.

M. DESM. — Oui, mais nous sommes dans le monde des ouvriers. Du sol, il ne possède rien, pas même un pot de fleurs ; la ville, c'est pour lui les pavés sales de son faubourg ; le paysage quotidien, des murs ; les mœurs, de la misère tempérée par l'alcool ; la beauté, sa triste femelle, vieille à vingt-huit ans...

M. DEL. — Rhéteur ! Vous devriez écrire dans l'Humanité !

M. DESM. — Attendez la fin. Mais d'abord avez-vous compris qu'un ouvrier n'a que bien rarement des motifs d'enthousiasme patriotique ? S'il perçoit la grâce de la civilisation française, ce n'est pour lui qu'un spectacle. Il n'y participe que par sa peine. En êtes-vous encore à la légende de la petite couturière heureuse, en sa robe de quatre sous, de voir défiler aux Champs-Elysées les merveilles œuvrées par ses doigts ? La petite couturière d'aujourd'hui pense comme son amant. Elle se dit qu'elle porterait, tout aussi bien que celle qui les paya, les robes qu'elle a cousues.

M. DEL. — Les deux types se peuvent rencontrer encore. Il y a bien plus d'ingénuité que l'on ne pense dans les hommes comme dans les femmes.

M. DESM. — Et bien plus de raisonnement que vous ne croyez. Les amis de M. Hervé raisonnent. Ils ne veulent pas considérer comme des adversaires les Allemands de la caste du travail, soumis comme eux-mêmes à la tyrannie de la richesse. Ils savent qu'un jour ou l'autre, morts les vieux théoriciens du socialisme mystique, ils y trouveront des alliés. Laissez-les faire. Ils devancent de beaucoup d'années peut-être la marche des faits sociaux, mais ils sont dans le bon chemin.

M. DEL. — Cela ne m'amuse pas de jouer au paradoxe.

M. DESM. — Ce jeu m'est inconnu, vous le savez. Je vous expose, non pas mes idées, mais les idées d'un groupe, qui sera peut-être un jour le maître de la vie.

M. DEL. — Un jour, un jour ? Ne prophétisons pas.

M. DESM. — Je m'en garde, et pourtant, c'est une grande tentation, à de certaines heures. Ne sentez-vous pas, et cela d'une façon très nette, que, dans toutes les classes de la société, l'idée patriotique est en décroissance ?

M. DEL. — Cela est certain.

M. DBSM. — Et à quoi l'attribuez-vous ?

M. DEL. — Au socialisme, assurément, qui a renversé les valeurs.

M. DESM. — Très bien dit.

M. DEL. — Mais le mal n'est pas encore bien effrayant.

M. DESM. — Laissons les notions de bien et de mal. Nous disons donc qu'une certaine diminution du patriotisme se fait sentir parallèlement à l'accroissement d'un certain socialisme ?

M. DEL. — C'est cela même.

M. DESM. — Il y a donc entre les deux mouvements relation de cause à effet.

M. DEL.— Assurément.

M. DESM. — Et quelle est la cause, à votre avis ?

M. DEL. — Le socialisme, sans aucun doute.

M. DESM. — D'autre part, le socialisme gagne du terrain.

M. DEL. — Sans aucun doute, quoique lentement et avec certains reculs.

M. DESM. — Donc, plus le socialisme gagnera, plus le patriotisme diminuera ?

M. DEL. — Cela ne me semble pas contestable.

M. DESM. — Bien. Concluez vous-même.

M. DEL. — Je vous en prie.

M. DESM.— A quoi bon ?

M. DEL. — Trouvez une formule.

M. DESM. — Si le socialisme est l'opinion de l'avenir, le patriotisme est l'opinion du passé. En d'autres termes, patriotisme et socialisme sont inconciliables, puisque l'un diminue, quand l'autre croît.

M. DEL. — Vous êtes un peu absolu, car enfin il y a des socialistes patriotes, et c'est même, paraît-il, le plus grand nombre.

M. DESM. — Le plus grand nombre, non : quelques ambitieux qui rêvent du pouvoir; quelques intrigants qui rêvent d'une belle place ; à leur suite, un troupeau qui n'est socialiste que parce que c'est la mode. Socialiste patriote ! Mais cela hurle.

M. DEL. — Il y en a, et si ce n'est pas le grand nombre, ce que j'ignore, il faut pourtant les compter et compter avec eux.

M. DESM. — Oui, il y a aussi des gens qui s'intitulent philosophes chrétiens ou libres penseurs religieux, je le sais ; mais la philosophie et la pensée libre n'en sont pas moins incompatibles avec le christianisme ou toute autre religion.

M. DEL. — Ce n'est pas la même chose.

M. DESM. — C'est une antinomie plus forte encore. Comment ! M. Guesde osera à la fois vanter la lutte de classe et le patriotisme ? Je prohibe, au nom de la raison vulgaire, au nom de l'humble bon sens, de tels incestes de mots et d'idées. Il voudrait donc provoquer à la fois deux ennemis : le capitalisme français et le peuple allemand tout entier ? C'est se déclarer vaincu d'avance. Pour conquérir les positions du capitalisme français, il a besoin du prolétariat allemand....

M. DEL. — Qui ne marche pas.

M. DESM. — Il est un peu lent à s'ébranler, mais il marchera, et d'autant plus sûrement qu'il est discipliné et fort enclin à l'imitation. C'est un admirable troupeau. Mais je continue ; ... de même que le socialisme allemand a besoin contre ses maîtres du prolétariat français. C'est ce que M. Jaurès a fini par comprendre. On a dit que c'était son suicide : comme politicien, oui ; et c'est son affirmation comme chef social. Etant données l'activité et la puissance oratoire de cet homme, nulle menace plus grave ne pouvait peut-être se dresser contre la société, contre la civilisation.

M. DEL. — Ah ! voici enfin un mot qui me rassure.

M. DESM. — Voyons, vous savez bien que je ne suis pas socialiste.

M. DEL. — On change.

M. DESM. — Je n'ai pas changé.

M. DEL. — A la bonne heure.

M. DESM. — Mais si je goûte peu le socialisme, je ne goûte pas beaucoup plus le capitalisme. Je trouve que la richesse abuse singulièrement de sa position, à cette heure, en Europe, dans le monde entier. Rien ne compte plus que l'argent. C'est trop. Il faudra trouver un moyen de juguler sa puissance.

M. DEL. — Vous retombez dans le socialisme.

M. DESM. — Du tout. Louis XIV n'était pas socialiste et la Convention n'était pas socialiste. Il y a vraiment un peu longtemps que le crime d'être pauvre est inscrit dans les mœurs. Il pourra faire place quelque jour au crime d'être trop riche.

M. DEL. — Vous me faites peur.

M. DESM . — Je me fais peur à moi-même.


IV

1er novembre [1907]

Peinture d'automne.

M. DESMAISONS. — Eh bien, vous l'avez vue, cette belle peinture ?

M. DELARUE. — J'en arrive.

M. DESM. — Alors ?

M. DEL. — Alors me voici.

M. DESM. — Avec beaucoup de joie ?

M. DEL. — Hein ?

M. DESM. — De trouble ?

M. DEL. — Avec beaucoup de tristesse.

M. DESM. — Quoi ! Ces beaux Cézanne ?

M. DEL. — Ne me parlez pas de cette peinture, elle est si douloureuse ! Dire qu'ils admirent cela ! Vous aussi, peut-être ? C'est à pleurer tout seul, dans un coin, silencieusement. Voilà donc le résultat de cinquante ans d'efforts, de recherches, de rêves, de labeurs ! Est-ce que vraiment Cézanne est pour vous un grand peintre ?

M. DESM. — Un grand peintre ? Un grand enfant laborieux, curieux, tenace et assez intelligent pour se rendre compte de sa faiblesse, voilà comment je vois Cézanne. Avec cela, comprenez qu'il est le maître et la source de presque toute la peinture contemporaine...

M. DEL. — C'est précisément ce que je ne comprends pas.

M. DESM. — Vous pouvez toujours le comprendre comme un fait, comme une évidence.

M. DEL. — Cézanne est partout, au Salon d'Automne. Partout ses gris de terre crue et ses rouges de terre cuite, ses verts déteints, ses blancs crasseux ; partout ses femmes en viande pourrie ! Et dire qu'il peignait en Provence, sous le même ciel que Van Gogh !

M. DESM. — Ne vous emportez pas. Cézanne représente tout de même quelque chose. Il a le génie de l'inachevé, et c'est ce qui a séduit des générations qui voulaient à toute force échapper à cette hébétude de la perfection si bien représentée par les Cabanel, par les Bouguereau. La perfection, sentez-vous l'horreur de ce mot ?

M. DEL. — Je la sens. La perfection est une sorte de néant. Mais la grossièreté de Cézanne est un néant aussi, quoique d'une autre sorte.

M. DESM. — L'esprit d'imitation se mue soudainement, parfois, en esprit de contradiction. Les hommes, par des bonds inattendus, sautent en avant, ressautent en arrière. Les Cabanel appellent les Cézanne. Nous en sommes à Cézanne. En somme, il n'a manqué à cet homme têtu, pour être un peintre, que d'avoir le goût de la couleur; car, pour son dessin, il est volontairement maladroit.

M. DEL. — Dire que son idéal était Titien ! Il voulait « réaliser comme les Vénitiens ».

M. DESM. — C'était tout de même un curieux bonhomme et qui regardait la nature avec ses propres yeux et non pas les yeux de l'Académie des Beaux-Arts. Ses yeux étaient maladroits, mais ceux de l'Académie sont d'une adresse devenue bien inutile, depuis l'invention de la photographie. La peinture de Cézanne ne vaut rien et il s'en rendait compte lui-même, car il méprisait abondamment ses admirateurs, mais sa méthode était la bonne méthode. C'était, en son humble monde, un philosophe cartésien : comme Descartes, il avait fait table rase des procédés et même des principes. Il voulait peut-être faire de la lumière avec de la boue ? C'est drôle.

M. DEL. — Voyons, était-ce un génie ou un pauvre homme ?

M. DESM. — C'était un pauvre homme de génie. Mais le génie et le pauvre homme ne purent jamais s'accorder, et Cézanne ne réalisa presque rien. Quand il est mort, il en était à la période d'apprentissage ; il aurait eu encore besoin d'un demi-siècle de travail. Le génie est une longue patience. Le génie de Cézanne était trop long : il ne put en atteindre la tête.

M. DEL. — Le génie n'est pas une longue patience. Le génie est un don naturel.

M. DESM. — Il y a des génies de bien des sortes. Mais laissons cette question. Les admirateurs de Cézanne, les enfants de l'esprit de contradiction, crurent donc, malgré Cézanne lui-même, que leur nouveau maître avait réalisé son idéal, et, sans plus attendre, ils se mirent à imiter sa manière, moins par amour de ce nouveau que par haine de l'ancien. Le goût pour Cézanne, d'ailleurs, coïncidait avec le mouvement naturaliste. Un besoin d'ordure faisait frémir le monde. Finies, les « culbutes dans le bleu ». On se baigna avec délices dans l'eau plombée des égouts. Cézanne avait dans l'œil les Vénus du Titien et il aurait bien voulu les pouvoir « réaliser ». Emile Zola, qui n'était pas très malin, s'imagina que le goût de Cézanne allait aux informes larves en boue durcie qui peuplent ses tristes toiles, et il exalta cet art. Mais Cézanne jugea cela bête. Qui sait si Zola lui-même n'avait pas un idéal ? Qui sait s'il ne croyait pas, en pétrissant la crotte des rues et les déchets des cuisines, faire de la beauté ? Cézanne, bien que les apparences le condamnent, était plus délicat : la décoration de son atelier d'Aix le prouve. Il ne put se résoudre à vivre au milieu de larves et, par un effort qu'il ne retrouva plus, il fixa sur les murs, pour charmer son rêve quotidien, de belles figures de femmes grandies et idéalisées par de longues robes presque hiératiques. Mais est-ce du Cézanne, cela ?

M. DEL. — J'ai vu les photographies de ces peintures. Elles déroutent.

M. DESM. — Je crois que la présente exposition donne de Cézanne une idée très incomplète. Ces femmes m'ont paru dans le goût de certains Manet, de certains Goya.

M. DEL. — Peut-être.

M. DESM. — Mais ce n'est pas cela que les admirateurs de Cézanne ont si maladroitement vulgarisé. Ils ont vulgarisé le Cézanne inachevé, le Cézanne larvaire, le Cézanne qui plantait des oignons pour avoir des tulipes qui n'ont pas fleuri. Une pareille aventure arriva aux paysagistes de vers 1820, qui imitaient Poussin. Comme la peinture de Poussin, d'abord claire, était devenue noire, ils firent de la peinture noire, croyant suivre le génie de Poussin. Le vrai disciple de Cézanne serait celui qui réaliserait la beauté qu'a rêvée, sans l'atteindre, le vieux maître d'Aix.

M. DEL. — On ne le prévoit guère.

M. DESM. — Si Gauguin avait eu plus de patience, s'il était resté en France...

M. DEL. — Vous rêvez d'un Titien, peut-être, comme Cézanne ?

M. DESM. — Hé ! Cela ne serait pas désagréable.

M. DEL. — L'ancien ne vous suffit pas ?

M. DESM. — Il me suffit sans doute, mais cela ne m'empêche pas de souffrir de voir mes contemporains s'étioler dans les menues admirations. Berthe Morisot, c'est joli, joli, joli. Du Manet pour jeunes filles.

M. DEL. — Comme Mme de Noailles, du Verlaine pour femmes du monde.

M. DESM. — C'est cela même.

M. DEL. — Mais j'y pense. Le Salon d'Automne, à côté de la petite, offre de la grande peinture. Michel-Ange est revenu parmi nous.

M. DESM.— Corrigé par Robida. Mais je reviens à Cézanne. N'avez-vous pas aimé ses natures mortes ?

M. DEL. — Oui, ce tableautin plusieurs fois répété : une table, une serviette, un vase de fleurs et des pommes qui sont peut-être des oranges ?

M. DESM. — Eh bien, dans ce genre, il a peut-être « réalisé ». Ce n'est pas très loin de Chardin. C'est du Chardin paysan.

M. DEL. — N'est-ce pas ce que Cézanne méprisait le plus dans son œuvre ? N'est-ce pas cela dont il a dit : « C'est donc ça qu'on admire aujourd'hui à Paris ?... Eh bien, il faut que le reste soit joliment bas ! »

M. DESM. — C'est cela même.


V

16 novembre [1907]

Les Figures.

M. DELARUE. — Ce Rouveyre me rend un peu malade !

M. DESMAISONS. — Comment ? Cela ne vous a pas amusé ?

M. DEL. — Puisque je vous dis que j'en suis malade !

M. DESM. — Pauvre ami ! Tenez, pour vous remettre, nous allons considérer les aimables photographies de ces mêmes dames et de ces mêmes messieurs. Tenez ! Sont-ils assez frais ? Sont-elles assez pimpantes ? Leurs visages ont-ils assez mariné dans le cold-cream ? Sont-ils assez repassés, assez luisants, assez linge américain ? On se moque des sidonies des coiffeurs, mais ces figurines sont l'idéal de toutes les femmes, et tous les hommes se voient en roses et fringants ténors. Vous ne voulez pas vous reconnaître dans Rouveyre ?

M. DEL. — Mais je n'y suis pas.

M. DESM. — Vous y êtes. Nous y sommes tous. Ne pouvant faire le portrait de chaque homme et de chaque femme en particulier, Rouveyre a choisi ses types. Mais vous y êtes. Ne voulez-vous pas vous reconnaître !

M. DEL. — Je refuse.

M. DESM. — Vous reconnaissez-vous dans Daumier ?

M. DEL. — Pas davantage. A vrai dire, je n'aime pas la caricature. Je n'aime pas la déformation.

M. DESM. — Déformation ! Prenez garde. Voudriez-vous insinuer qu'il n'y a qu'une manière de voir les choses, les bêtes et les gens ! Prenez garde. S'il y a une vérité en art, ce ne peut être que la vérité académique, la vérité impersonnelle, la vérité propre et bien ratissée de toutes nos délicieuses photographies artistiques : la femme sourit, l'homme pense.

M. DEL. — Avouez cependant qu'il y a un milieu...

M. DESM. — Un milieu et beaucoup de nuances certainement. Il y a non seulement un milieu mais une moyenne. Rouveyre sort de la moyenne. Je vous l'accorde.

M. DEL. — Enfin, qu'a-t-il voulu faire ? Dites-le, puisque vous semblez le comprendre.

M. DESM. — Je pense qu'il a voulu faire la critique de la figure humaine.

M. DEL. — C'est un critique sévère.

M. DESM. — On appelle maintenant un critique sévère celui qui se refuse à être un critique complaisant. On appelle un peintre déformateur celui qui voit dans la nature autre chose que ses précieuses grâces, que ses fades épanouissements. Malgré notre goût prôné, mais très superficiel, pour l'impressionnisme, les tendances secrètes de notre lâcheté vont vers le poncif, vers le traditionnel, vers tout ce qui repose, ce qui rassure, ce qui affirme qu'il y a un ordre éternel et que cet ordre n'est jamais troublé. Vienne le critique sévère, celui qui voit le défaut, celui qui note la tare, et nous avons peur.

M. DEL. — C'est bien cela, j'ai eu peur.

M. DESM. — Rassurez-vous.

M. DEL. — C'est très difficile. On me trouble ma vision du monde, on déplace les valeurs, je ne sais plus où j'en suis. Est-ce que Réjane, que j'ai tant de fois regardée avec plaisir, est si laide que cela ? Je deviens fou.

M. DESM. — La Réjane de Rouveyre n'est pas laide. Elle est caractéristique. Vous croyez donc qu'une figure humaine peut rester régulière, au moment même qu'elle exprime des passions, des sentiments, ou des goûts, ou les sensations les plus communes ? Ce n'est pas possible, puisque ces divers états sont précisément figurés par des mouvements. Or, ce qu'a fixé Rouveyre, ce sont ces mouvements rapides des muscles de la face. Vous connaissez le cinématographe, mais vous ne connaissez pas l'envers du cinématographe. Les images qu'il donne sont des images recomposées. Avez-vous quelquefois vu les images fragmentaires avec lesquelles l'image totale est obtenue ?

M. DEL. — J'ai vu dans les ouvrages de Marey la décomposition du vol des oiseaux, de la course et du saut du cheval.

M. DESM. — Très bien. Prenons le saut du cheval. Dans les figures qu'en donnent les dessinateurs simplistes, le cheval qui saute est figuré par un arc d'une magnifique courbe. C'est élégant, c'est noble. Après avoir donné sa suprême tension, l'arc va rapprocher ses deux extrémités, le cheval va, d'un souple mouvement, retomber sur ses jambes fléchies. Cette vision idéale correspond nullement aux images successives que cet exercice donnerait à notre œil, si notre œil les pouvait recevoir. Ces images sont gauches, grotesques. Au lieu de l'arc majestueux, c'est un gros corps lourd sous lequel sont ramassés en désordre des membres sans élégance parce que leurs lignes normales sont brisées. Les Réjanes de Rouveyre sont la décomposition des mouvements passionnels de Réjane, comme les chevaux de Marey sont la décomposition des mouvements du saut du cheval. Dans l'un et l'autre cas, nous sommes en présence d'images successives, au lieu que notre humble vision ne nous donne qu'une image totale. L'œil de l'artiste a des souplesses et des rapidités que nous pouvons à peine comprendre. Voyez Claude Monet et ses tableaux minutés des aspects d'un arbre, d'une meule de foin, d'une cathédrale, d'une corbeille de fleurs. Cette Réjane, mais elle est traitée avec passion, avec furie. Ce n'est pas de l'amour, et c'est presque de l'érotisme.

M. DEL. — Mais tant de grimaces ?

M. DESM. — Tout n'est que grimace dans une figure, même une jolie figure de femme. Le rire est une grimace. Le sourire même est une grimace, surtout le sourire joué, celui auquel les yeux ne participent pas. La figure humaine ne peut exprimer un sentiment, ne peut parler, qu'en remuant, qu'en cassant ses lignes de repos et c'est très laid, parce que la beauté, c'est précisément le repos.

Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.

M. DEL. — J'aime la beauté.

M. DESM. — Moi aussi j'aime la beauté. Rouveyre, qui est un artiste, aime peut-être la beauté encore plus que nous. Cela ne l'a pas empêché, et c'est fort heureux, car il y a là un enseignement, de décomposer les lignes immuables de la beauté, pour nous montrer de quels mouvements se compose l'immobilité. C'est en cela qu'il est critique sévère, et même satirique. Pour le commun, il paraîtra satirique, quoique son ambition soit toute différente de l'ambition d'un caricaturiste. Il ne veut pas faire rire.

M. DEL. — Je m'en suis aperçu.

M. DESM. — Mais il ne veut pas davantage faire peur. Peut-être qu'au fond il ne s'occupe qu'à transcrire de son mieux les visions que lui donne son œil.

M. DEL. — II y a dans sa galerie des figures qui n'ont subi aucune déformation, le France, par exemple.

M. DESM. — Et le Coppée ? L'aimez-vous ? Ne l'aimez-vous pas ? Moi, je le trouve très beau. Et le Bourget ? N'est-ce pas à miracle le gros romancier établi, calé par trente volumes ? Et le Bergson, quel plus délicieux oiseau métaphysique ? Et le Forain ? Quel type pour Balzac avec ses yeux de prêtre méchant !

M . DEL. — Le Forain est un chef-d'œuvre.

M. DESM. — II y en a d'autres.

pp. 35-41.

[texte relu par Sonia Bouley, seconde E, 21 mai 2002]


VI

1er décembre [1907]

L'Amour à l'envers.

M. DELARUE. — Je ne suis pas très curieux de ces anecdotes uranistes.

M. DESMAISONS. — Il faut être curieux de tout.

M. DEL. — Cela me répugne.

M. DESM. — Vous auriez fait un bien mauvais médecin.

M. DEL. — Je le crains. J'aurais voulu choisir mes maladies.

M. DESM. — Pourquoi pas vos malades ?

M. DEL. — Peut-être. Soigner d'hystériques jeunes femmes...

M. DESM. — Croyez-vous que cela soit si ragoûtant, les maladies des femmes ? Mais un médecin ou un moraliste ne doivent avoir ni goûts, ni dégoûts. Leur vertu première sera la curiosité.

M. DEL. — Ma curiosité n'est pas exempte de goût. Elle veut choisir.

M. DESM. — Si vous excluez l'uranisme, votre choix a tort, car c'est un problème qui vaut l'attention des philosophes, aussi bien que des médecins et des naturalistes. Il n'y a pas d'objection plus forte contre ce qu'on appelle vulgairement les lois de la nature. Obéir aux lois de la nature ! Les uranistes, eux aussi, prétendent obéir aux lois de la nature.

M. DEL. — Schopenhauer n'a-t-il pas répondu d'avance à cette objection d'inverti ?

M. DESM. — Il a cru y répondre, mais il a seulement établi une ingénieuse comparaison entre deux faits également inexplicables avec la théorie des lois de la nature. Il aurait pu dresser une longue liste des erreurs de l'instinct, et plus la liste aurait été longue, plus les lois de la nature auraient été bafouées. Mais l'uranisme est un exemple assez énorme pour nous dispenser des autres. Il y a une évidence, c'est que l'instinct sexuel n'est que rarement un instinct sexuel, ou de reproduction. Il n'aboutit peut-être à la reproduction que par une sorte de hasard...

M. DEL. — Pile ou face ?

M. DESM. — Pile ou face, soit, à condition de ne pas y mettre d'intentions uranistes. Ce que je veux dire, c'est que, chez le mâle, le prétendu instinct sexuel n'est qu'un besoin d'exonération. Tumescence and detumescence, comme dit M. Havelock Ellis. La tumescence est involontaire et la detumescence s'accomplit au petit bonheur. Si le jeune mâle a éprouvé, grâce à un de ses pareils, les premiers bienfaits de la detumescence, voilà un uraniste, car on revient toujours à ses premières amours. Voilà aussi pourquoi les collèges, les séminaires, les casernes et les prisons sont des écoles d'uranisme. Il y a aussi, et c'est ce qui est le plus mystérieux et le plus grave, des uranistes de naissance et qui même élevés avec des filles, même comblés de faveurs par les femmes, resteront toujours homosexuels.

M. DEL. — Hérédité, car les Moltke se marient.

M. DESM. — Nous avons tous toutes les hérédités. Ce mot n'explique presque rien. Je me borne donc à constater des faits, et je trouve que ces faits contredisent les idées communes sur la sagesse de la nature. La sagesse divague volontiers.

M. DEL. — Vous croyez donc que l'inversion sexuelle est un goût naturel ?

M. DESM. — Il faut bien l'admettre. N'est-il pas la suite de la logique de l'onanisme, universellement répandu non seulement, parmi les enfants, mais parmi les adultes de toutes les races ? Quand on parle de l'homme, on parle d'un être exceptionnel et je ne prétends pas que l'inversion soit une loi générale de la nature, mais elle est une loi de la nature humaine, presque au même titre que la loi de reproduction. Si nous voulions ramener l'homme à la stricte observance de la moyenne des mœurs animales, il n'aurait droit qu'à de rares entretiens amoureux, la coutume de la femelle fécondée étant de se refuser à un nouvel exercice. En réalité, la conjonction sexuelle ne pouvant chez les hommes être fructueuse que tous les neuf mois, il importe fort peu que le mâle se procure l'exonération, le reste du temps, par tel ou tel mécanisme. Voilà par quel argument on pourrait justifier, expliquer au point de vue zoologique, l'uranisme occasionnel. Mais l'uranisme fondamental, celui qui repousse à jamais la femme, comme celui qui, du côté des femmes inverties, repousse à jamais le mâle, demeure, dans ses causes un mystère.

M. DEL. — Je goûte assez la détumescence. Cela explique bien des choses.

M. DESM. — Mais cela n'explique pas l'aversion d'un sexe pour l'autre sexe. II y a toutes sortes d'uranistes. Il y a celui à qui tous les sexes sont bons ; il y a celui qui n'a d'amour que pour le sien ; il y a celui enfin qui, à cet amour, joint pour le sexe adverse une haine bizarre où il y a du dégoût et du mépris. Ce qu'il y a de plus simple et de plus logique, c'est de voir dans l'inversion un cas explicite de dégénérescence, au moins spécifique. C'est, comme disent les bonnes gens, la fin du monde.

M. DEL. — Et dire que, parmi ces invertis, il y a des hommes d'une rare intelligence, de beaux artistes ! Dire qu'il y a eu dans cette tribu, des hommes de génie !

M. DESM. — Rien ne montre mieux l'incohérence de la nature, l'absence dans le monde et hors du monde de toute intelligence directrice. Rien ne prouve [plus clairement] l'incompatibilité de ce que l'on appelle la morale avec les mouvements de la vie, ce monstre aveugle. Les efforts de l'homme pour mettre un peu d'ordre dans ce chaos de forces, désirs, passions, lâchetés, frénésies, sont un spectacle beau, mais risible aussi. La morale voudrait être la règle du jeu vital, mais elle légifère au hasard, puisqu'elle se refuse à commencer par apprendre le jeu. Elle veut unifier, alors qu'il faudrait diversifier. Elle étend sur les mœurs un voile d'hypocrisie. S'il crève, quel désastre ! Ne devrait-on pas pouvoir s'avouer uraniste comme on s'avoue coureur de jupes ? Les êtres sains sauraient alors à quoi s'en tenir, et l'on ne verrait pas, comme dans le procès de Berlin, un uraniste se venger sur sa femme, le lendemain des noces, de la honte qu'il éprouve d'avoir trahi son bien-aimé !

M. DEL. — J'aime encore mieux l'hypocrisie.

M. DESM. — L'hypocrisie a ses charmes, je le reconnais, et surtout, pour un homme immoral, son utilité. Mais ne trouvez-vous pas que nous traitons les actes sexuels avec trop de partialité ? Il y a entre quinze cents et quinze mille siècles que l'intelligence humaine existe, et elle n'a pas encore pu considérer froidement son système reproducteur. Elle s'attarde à découvrir dans ses organes imparfaits des abîmes de mystère. Ce mécanisme médiocre la comble d'étonnement. N'a-t-elle pas imaginé d'en faire une sorte de fonction sociale qui ne se peut exercer qu'en vertu d'une patente des pouvoirs publics, tant civils que religieux ? Vraiment, s'il y a une constance intellectuelle, je crois qu'il y a aussi une constance inintellectuelle. Le niveau moyen se maintient avec une belle rectitude. C'est pourquoi je ne déteste pas ce qui dépasse ce niveau en un sens ou dans l'autre, en bien ou en mal, comme on dit vulgairement. L'uranisme répugne à ma sensibilité, mais mon intelligence peut le considérer avec intérêt. C'est un refus de soumission qui étonne et fait réfléchir. Mais je le voudrais plus franc. Les sujets de cette passion avouent trop, par leur attitude contrainte, qu'ils sentent, quand on les démasque, toute la honte de leur conduite. Quand on n'a pas le cœur d'être cynique, il faut être normal. Ceux-là méritent d'être punis les premiers qui avouent humblement leur faute. En se mettant à genoux, ils postulent le châtiment. Si M. de Moltke avait dit : « Eh bien, oui, je suis uraniste. Je suis tel que Dieu m'a fait. Il m'a donné le goût des racines amères, comme il a donné à d'autres le goût des racines sucrées. Que son nom soit béni ! Je suis un bon luthérien uraniste. Je lis la bible, je vais au prêche et je fais l'exercice à la prussienne. Que voulez-vous de plus ?... » S'il avait dit cela, il se sauvait du mépris. Comment personne n'a-t-il encore loué en France l'attitude du Quai d'Orsay en cette conjoncture ? Envoyer là-bas, pour converser avec la camarilla, un homme de la carrière n'était-ce pas reprendre, dans ce qu'elles avaient de plus fin, les habitudes diplomatiques du XVIIIe siècle ?

M. DEL. — Je trouve tout cela honteux. L'amour à l'envers, non !

M. DESM. — Et moi, je trouve tout cela curieux. Mais l'amour à l'endroit est bien plus curieux encore, je vous le concède.

M. DEL. — A la bonne heure !

pp. 41-48.


VII

16 décembre [1907]

Sports.

M. DESMAISONS. — Mais vous n'êtes donc aucunement sportif, mon cher Delarue ?

M. DELARUE. — Aucunement, je le crains.

M. DESM. — C'est être bien peu à la mode.

M. DEL. — Et vous, cher ami ?

M. DESM. — Moi, j'aime les petits ballons qui montent, qui montent si haut qu'on ne les revoit plus jamais. J'ai même vu, au cinématographe, un grand joujou qui prend son élan, comme quand nous sautions au tremplin, qui fuse un instant, puis retombe à plat cul par-dessus tête. C'est ce que l'on appelle le plus lourd que l'air.

M. DEL. — Il y paraît.

M. DESM. — Profane ! Mais c'est l'avenir, que ce jeu-là, mon cher !

M. DEL. — Puisque ce n'est pas le présent.

M. DESM. — Voyons, si ignorant que vous soyez, vous connaissez Santos-Dumont ?

M. DEL. — Celui qui chaque fois qu'il a fait la culbute fait passer une note pompeuse dans les journaux ?

M. DESM. — Celui-là même. Ne l'admirez-vous pas ?

M. DEL. — Comme un de nos meilleurs comiques.

M. DESM. — Un homme doué d'une si belle persévérance et qui connaît encore mieux que la mécanique le mécanisme de la presse ?

M. DEL. — Il y a des gens qui imitent avant, comme a si bien dit Rachilde. Lui, il est le précurseur d'Icare.

M. DESM. — Si, un de ces jours, il s'envolait pour tout de bon ?

M. DEL. — Et après ?

M. DESM. — L'humanité serait très heureuse.

M. DEL. — Hein ?

M. DESM. — C'est ce que disent les journaux. Vous ne lisez donc rien ? Planer comme un oiseau, gagner les cimes, les franchir, dépasser les nuages, entrer dans le ciel bleu ! Excelsior ! Vous ne vous sentez donc pas meilleur et plus léger, à cette perspective ? Ne partageriez-vous pas le noble idéalisme des marchands de baudruche ? Excelsior !

M. DEL. — Prenez garde, je vais renchérir.

M. DESM. —— N'en faites rien, je vous en prie, je vais me tenir tranquille. Tenez, voici des nourritures terrestres. Voici le dernier paquet des littératures automobiles. Voici les derniers romans lancés par nos carrossiers les plus illustres. On part, on arrive, on repart, on arrive, on revient, on repart, et toujours de même. C'est ce qu'on appelle, à cette heure, la vie intense. L'intensité de la vie se mesure par une formule. Elle est en raison directe de la vitesse et de la durée. Il faut aller très vite, et cela pendant le plus long temps possible. Trois semaines de ce manège à travers l'Europe vous transforment déjà en un gaillard d'une belle intensité cérébrale et qui a le droit de jeter sur ses semblables les regards qu'il faut pour être compris.

M. DEL. — Alors, les mécaniciens de trains rapides...

M. DESM. — Cela ne compte pas. Lisez donc les littératures automobiles ! Vous y verrez le mépris du chauffeur libre pour le chauffeur esclave, obligé de suivre deux tristes bandes de fer, privé de la joie d'écraser les bêtes, d'ahurir les bonnes femmes, d'épouvanter les enfants. Considérez, mon cher ami, une voiturée de riches bourgeois enfilant les routes à la vitesse des express, et compesez en esprit, si vous l'osez, les six cervelles emportées vers rien par ce magnifique tourbillon. Quelle richesse de pensée, quelle intensité de vie. La poussière, la boue, les canards, les dindons, les chiens, tout cela saute, tournibule, gicle, saigne et hurle. Auréole ! Apothéose ! c'est la vie qui passe, la vie intense.

M. DEL. — C'est vous qui m'ahurissez.

M. DESM. — Lisez les littératures automobiles.

M. DEL. — A quoi bon ? L'automobilisme est une question que je comprends très bien. Les voitures mécaniques sont des voitures comme toutes les autres, un peu plus dangereuses, mais en compensation un peu plus rapides. Les vitesses folles sont très rares, parce que les routes qui s'y prêtent sont très rares et aussi parce que le sentiment le plus intense qu'éprouvent les véhiculés est la peur de se casser la tête.

M. DESM. — Vous êtes un sage, mon cher ami, et nous allons peut-être finir par dire des choses raisonnables. Laissons donc de côté les oisifs maniaques dont la pauvre ambition est, comme ils disent, de « faire de la vitesse ». Ils sont un peu moins intéressants que la petite fille qui saute à la corde et qui crie : « Du vinaigre ! Du vinaigre ! » La vitesse n'est pas un but, mais un moyen. J'apprécie la vitesse, même dans les modestes et désagréables autobus, parce que cela me fait gagner quelques minutes dans la journée, et qu'on n'a jamais assez de minutes ; si je n'avais rien à faire, je préférerais de beaucoup un système plus lent, mais plus confortable. Je ne comprends déjà pas très bien ces gens de loisir qui veulent des trains ultra-rapides pour les transporter d'un hôtel terminus à un autre hôtel terminus. Je ne les comprends plus du tout lorsque, libres de divaguer, de s'arrêter pour mieux observer la vie des hommes ou la vie de la nature, ils roulent à toute vitesse, les narines pleines de poussière et les yeux bouchés par des verres noirs. Ah ! Ils ne peuvent pas dire, ceux-là, ce que disait Stendhal : « Les paysages étaient comme un archet qui jouait sur mon âme. » Voyager, et ne pas voir. Voilà à quoi l'automobile a réduit les voyageurs. Cela fait pitié et un peu honte. L'automobile aura été l'engin qui ramène le plus sûrement l'homme à sa condition de primate secoué d'un perpétuel besoin d'agitation. Alors, ils pourraient tourner en rond, comme les chevaux de bois (à vapeur) ou comme les derviches ? N'y a-t-il point, d'ailleurs, des autodromes ? La vitesse est un plaisir animal. Les poulains en liberté se livrent à de folles courses, mais dont le but est sans doute physiologique. L'automobilisme n'a même pas ce mérite, d'être un exercice musculaire. C'est à peine un jeu. Ce n'est qu'une folie.

M. DEL. — Ils espèrent sortir du temps, peut-être, ou de l'espace.

M. DESM. — Toujours comme les derviches tourneurs.

M. DEL. — Hé ! La comparaison est moins spirituelle et plus juste qu'elle n'en a l'air.

M. DESM. — Vous voulez dire, qu'ils obéissent à un rite ?

M. DEL. — Ou à un besoin. Mais laissons ce point de vue.

M. DESM. — En effet, car aussi bien on démontrerait la nécessité de la danse de Saint-Guy.

M. DEL. — Vous n'oubliez pas, j'espère, le principe d'utilité ? Cela est, donc c'est utile.

M. DESM. — Il y a l'utilité, et il y a l'imitation de l'utilité. Un geste est utile dans une circonstance donnée et les hommes le répètent, par imitation, en des circonstances où il est parfaitement inutile. Il est bien certain que les trois quarts des automobiles qui roulent ne servent à rien qu'à voiturer des oisifs. Il y a là une quantité énorme de force entièrement perdue. Voyez, dans Paris, ces immenses voitures longues comme un wagon, où se prélassent un monsieur somnolent ou une vieille dame : force perdue. Ils devraient prendre le tramway.

M. DEL. — Vous devenez bien démocrate.

M. DESM. — Pourquoi atteler un éléphant à une voiture à âne ? C'est ridicule. Pourquoi quarante chevaux pour traîner un sot ?

M. DEL. — Ce n'est pas nécessairement un sot.

M. DESM. — Si c'est un médecin, un homme à affaires, un homme pressé, enfin, je lui concède parfaitement la voiture qui lui est nécessaire. Mais je ne concède rien au delà de la nécessité, au delà de l'utilité stricte. Le gaspillage des forces, croyez-vous que cela soit de la bonne économie sociale ?

M. DEL. — Non, mais le luxe a sa place et son rôle dans une société.

M. DESM. — Le luxe est laid, dès qu'il n'est pas beau. Pour avoir une valeur économique, il faut peut-être qu'il ait une valeur esthétique. Or, il n'y a pas de beauté, quand les proportions sont rompues. Ce qui fait la beauté d'un chemin de fer, c'est que sa force est exactement calculée pour cadrer avec le but. Et au point de vue social, c'est vraiment la route qui marche, tandis que l'automobile ne sera jamais que la chose qui marche sur la route.

M. DEL. — Sur la route pour laquelle elle n'a pas été faite.

M. DESM. — Encore une faute esthétique. Mais nous sommes pour la richesse d'une telle indulgence ! Quelle apothéose de l'or tout puissant que ce salon de l'automobile, et que le peuple est bête d'aller admirer des engins qui monteront peut-être sur lui, mais dans lesquels il ne montera jamais !

M. DEL. — Amen.

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