UN MONUMENT

Je lisais hier dans un journal l'énumération plaisante des objections du conseil municipal et de ses électeurs contre le monument de Beethoven par M. de Charmoy. Il fut destiné d'abord à la place du Trocadéro où il effara les marchands d'absinthe qui disaient : « Nos clients ne pourront jamais supporter cela ; ce n'est ni apéritif ni digestif ». Puis on pensa au Ranelagh, mais pas longtemps, car ce fut la crainte d'épouvanter les enfants et leurs nourrices : si ce monsieur allait prendre de travers les ballons égarés ! Il n'a pas l'air commode. Il faudrait du souriant ou du confortable. Ce Beethoven est bien rébarbatif. Le dernier projet le transporte au bois de Vincennes et jusqu'ici il n'a pas rencontré d'objection. On ne s'est pas encore avisé qu'il pourrait faire peur aux grenouilles ou effarer les lapins. Tout cela, c'est des prétextes, dont quelques-uns sont amusants. La vérité est que le monument est gênant par son grandiose même. Il écrase tout. Il faudrait une jolie chose et M. de Charmoy n'a pas pensé à faire du joli. Il cultive plutôt le sévère et le pathétique. Mais c'est pour cela même que ce monument-épouvantail symbolise si bien Beethoven et son œuvre dont il semble une transposition plastique. Beethoven aimait à composer ses symphonies au milieu de la nature dont il percevait encore le rythme quand il n'entendait plus ses bruits. Qu'on le mette dans un coin solitaire du bois de Vincennes. Il l'emplira tout entier de sa majesté et l'air en résonnera sous les arbres. Il n'y a peut-être qu'avec eux qu'il pourra s'accommoder et plus ils seront grands et plus ils seront riches, plus il se sentira dans un milieu favorable à son génie. Que M. de Charmoy se dise que peu de monuments soutiendraient un tel voisinage.

p. 7-8

VISAGES

Réunis en volume, les Visages de Rouveyre semblent peut-être un peu moins cruels que lorsqu'ils défilent périodiquement le long d'une revue. Mais vraiment, je ne sais pas trop à quoi cela tient. Sauf en quelques pages qui demeurent excessives et comme blessantes, l'ensemble se tient. On sent beaucoup moins le système que la méthode. Faisons abstraction des visages de femmes, dont presque aucun n'est tolérable, la galerie des hommes me paraîtra même supérieure. C'est que la tête de la femme n'est pas faite pour plaire par son caractère, mais seulement par une certaine rectitude de lignes, qui ne doit pas être trop individualisée. Les femmes qui veulent à la fois paraître des beautés et des penseuses se méprennent sur leurs possibilités : il faut opter. La forme inesthétique donnée à leur visage, pourrait dire Rouveyre, est un hommage à leur intelligence : la beauté pure ne pense pas. La pensée ravage toujours la figure : il est vrai que la vie y suffit très bien. Mais je crois qu'il aurait fallu tenir compte pour les femmes de la faiblesse de notre œil pour elles, chez nous autres qui n'avons pas le regard déformateur ni si rudement scrutateur. Ceci dit, et ceci n'est peut-être que du sentimentalisme, je ne vois pas d'objection contre les portraits d'hommes, dont beaucoup sont d'une ressemblance extrêmement vivante. Ce ne sont pas seulement des portraits, ce sont des tendances, des intelligences, des manières d'être. Il y a d'autres déformateurs. Rouveyre diffère des autres par la diversité de sa déformation qui, au lieu de tourner autour du geste du dessinateur, tourne autour du caractère qu'il a deviné chez le modèle. En quoi c'est un portraitiste et non un caricaturiste aux effets toujours limités et presque toujours identiques. Mais par cela même c'est un homme fort dangereux pour la tranquillité publique.

p. 25-26