Notice

1° Edition originale :

Hiéroglyphes et autres poèmes, in-folio oblong. Manuscrit autographique de 19 feuillets (0 m.34 sur 0 m. 44), lithographie d'Henry de Groux en frontispice. Mercure de France, Paris, 1894. Souscription annoncée dans le Mercure de France de septembre 1894, p. 95 : 22 ex. japon français teinté, 20 fr. ; 3 ex. japon impérial, 40 fr. « Les envois seront faits aux souscripteurs du 1er au 5 octobre. La souscription sera close le 25 septembre, et les exemplaires non souscrits à cette date seraient portés à 25 fr. et à 50 fr. »

Frontispice d'Henry de Groux.

D'après Jules de Gaultier, Gourmont avait fait composer par Henry de Groux, sur ses indications, un ex-libris, décrit ainsi dans « Remy de Gourmont et la mélancolie normande », Imprimerie gourmontienne, n°1, 1920-1921 : « un sphinx est étendu les yeux baissés parmi les sables du désert, sous le dais constellé d'une nuit d'Egypte. Se dressant auprès de lui, un palmier symbolise l'arbre de la science, et le feuillage d'un aloès distille toute l'amertume que, plein de gravité, exprime dans un pli tombant des lèvres, le visage féminin qui surmonte le corps accroupi du lion. Des serpents s'enroulent sous le ventre du beau monstre énigmatique dont l'une des griffes s'étale aux pages d'un in-folio ouvert sur cette légende : Scripsi et legis in deserto. J'ai écrit et tu lis dans la solitude. »

[Le Amateurs remercient Nicolas Malais et La Librairie du Tour du Monde qui, à la demande de celui-là , a reproduit le frontispice d'Henry de Groux].

2° Autres éditions :

recueilli dans Divertissements, 1912.

3° Recensement des exemplaires (tirage : 25 exemplaires) :

Texte

I

HIÉROGLYPHES

O pourpiers de mon frère, pourpiers d'or, fleur d'Anhour,
Mon corps en joie frissonne quand tu m'as fait l'amour,
Puis je m'endors paisible au pied des tournesols.
Je veux resplendir telle que les flèches de Hor :
Viens, le kupi embaume les secrets de mon corps,
Le hesteb teint mes ongles, mes yeux ont le kohol.
O maître de mon cœur, qu'elle est belle, mon heure !
C'est de l'éternité quand ton baiser m'effleure,
Mon cœur, mon cœur s'élève, ah ! si haut qu'il s'envole.

Armoises de mon frère, ô floraisons sanglantes,
Viens, je suis l'Amm où croît toute plante odorante,
La vue de ton amour me rend trois fois plus belle.
Je suis le champ royal où ta faveur moissonne,
Viens vers les acacias, vers les palmiers d'Ammonn ;
Je veux t'aimer à l'ombre bleue de leurs flabelles.
Je veux encore t'aimer sous les yeux roux de Phrâ
Et boire les délices du vin pur de ta voix,
Car ta voix rafraîchit et grise comme Elel.

O marjolaines de mon frère, ô marjolaines,
Quand ta main comme un oiseau sacré se promène
En mon jardin paré de lys et de sesnis,
Quand tu manges le miel doré de mes mamelles,
Quand ta bouche bourdonne ainsi qu'un vol d'abeilles
Et se pose et se tait sur mon ventre fleuri,
Ah! je meurs, je m'en vais, je m'effuse en tes bras,
Comme une source vive pleine de nymphéas,
Armoises, marjolaines, pourpiers, fleurs de ma vie !

[ Ce poème figure dans le XXXVIIIe chapitre de Sixtine, précédé des lignes suivantes : Il entra dans un café et, poussant à l'extrême sa bravade brutale, écrivit, afin de se railler jusqu'au sang, d'étranges vers et faux exprès, que des lectures égyptiennes lui avaient suggérées.]

II

FIGURE DE REVE

SÉQUENCE

La très chère aux yeux clairs apparaît sous la lune,
Sous la lune éphémère et mère des beaux rêves.
La lumière bleuie par les brumes cendrait
D'une poussière aérienne
Son front fleuri d'étoiles, et sa légère chevelure
Flottait dans l'air derrière ses pas légers :
La chimère dormait au fond de ses prunelles.
Sur la chair nue et frêle de son cou
Les stellaires sourires d'un rosaire de perles
Etageaient les reflets de leurs pâles éclairs. Ses poignets
Avaient des bracelets tout pareils ; et sa tête,
La couronne incrustée des sept pierres mystiques
Dont les flammes transpercent le cœur comme des glaives,
Sous la lune éphémère et mère des beaux rêves.

1888

III

FRA I SOSPESI

Les tortures sont douces aux pieds de mon amie :
Le plaisir appelé tout bas sommeille encore,
La peine avec le doute enfin s'est endormie.

L'Alighier de Florence, descendu chez les morts,
Vit des âmes semées parmi les airs, légères
Comme des feuilles d'automne sous les souffles du nord :
Et ces âmes flottaient de la gloire à l'enfer,
Pareilles en leur vol au troupeau des nuées
Qui s'envole et sans cesse passe entre ciel et terre.

Ames qui ne sont pas élues, non plus damnées,
La géhenne éternelle les refuse : pourtant
Les joies de l'éternel amour leur sont fermées.

Ainsi je vais morose et les yeux souriants,
Les mains pleines de rose et pleines de soucis.
Le cœur est une jardin : ô soleil, sois clément,

Les soucis, ni les roses, n'ont pas encore fleuri.

1889.

IV

ASCENSION

Un soir, dans la bruyère délaissée,
Avec l'amie souriante et lassée...
O soleil, fleur cueillie, ton lourd corymbe
Agonise et descend tout pâle vers les limbes.
Ah ! si j'étais avec l'amie lassée,
Un soir, dans la bruyère délaissée!

Les rainettes, parmi les reines des prés
Et les roseaux, criaient énamourées.
Les scarabées grimpent le long des prêles,
Les geais bleus font fléchir les branches frêles.
On entendait les cris énamourés
Des rainettes, parmi les reines des prés.

Un chien, au seuil d'une porte entr'ouverte,
Là-haut, pleure à la lune naissante et verte
Qui rend un peu de joie au ciel aveugle ;
La vache qu'on va traire s'agite et meugle,
Un chien pleure à la lune naissante et verte,
Là-haut, au seuil d'une porte entr'ouverte.

Pendant que nous montons, l'âme inquiète
Et souriante, vers la courbe du faîte,
Le Rêve, demeuré à mi-chemin,
S'assied pensif, la tête dans sa main,
Et nous montons vers la courbe du faîte,
Nous montons souriants, l'âme inquiète.

1892

V

LE SOURIRE


Le sourire est un dieu équivoque, lumière
Ephémère, fuyante risée des libellules
Qui rasent l'eau dormante et claire des étangs verts.

Frère d'Eros, il a des ailes minuscules
Et aux flèches d'argent qui peuplent son carquois
La pointe est un désir et la barbe un scrupule.

Ses yeux sont des saphirs heureux, discrètes joies
D'amour, mais quand l'oubli amuse ses prunelles,
Ils ont l'air de lapis, souvent, ou de turquoises.

La bouche est rouge, elle a la grâce d'un pastel
Et le pourpre très doux, le velours d'un œillet ;
Quand elle s'ouvre, il en sort un ruban d'étincelles.

Le sourire est un être équivoque, si léger
Qu'il ne pose pas plus qu'un oiseau sur la branche.
Il vole et se renvole, il nargue les aguets.

On croyait le tenir, il a fui comme un charme.
Pas plus qu'une hirondelle on ne le prend au piège
Et s'il était captif, il mourrait dans sa cage.

Il s'arrête par-ci par-là, dans un cortège
D'éclairs, jase et d'un seul coup d'aile part en fusée.
Il fait joujou, il raille, car il est très espiègle.

Il est lumière, il est parfum, il est rosée,
Il se métamorphose : flambeau, phosphorescence,
Etoile au crépuscule ; feu follet dans les prés.

Il est lumière, il a autour de ses cheveux,
Les violets, les zinzolins, les améthystes,
Les sinoples, les roses, les mauves et les bleus,

Les nuances, mais surtout les douteuses : les tristes,
Ces fleurs pâles d'avoir trop aimé le soleil,
Les blondes, ces plaisirs où l'on s'endolorise,

Les blancs trempés un peu de chair ou de paillet,
Les outre-mer, les pers et les glauques divins,
Dont se teignaient les yeux moqueurs des Immortelles.

– Oh ! les piquants bitumes sous des yeux libertins !
Oh ! les brûlants cinabres sur des joues de déesses,
Diane aux genoux blancs, et toi Vénus aux seins

Prédestinés ! – Il est parfum, et les caresses
Des odeurs souveraines animent ses baisers,
Baumes métaphysiques, spasmes par catachrèse !

Il est lumière, il est parfum, il est rosée.

Le sourire est un dieu équivoque et charmeur.
– Envoi. – Ah ! chère ! Il t'aime, il vient à toi en roi.
Il installe son charme et sa grâce en ton cœur,

Il adore tes lèvres, tes yeux, tes dents, ta voix.

1890.

VI

LE LAC SACRÉ (1)

Les vagues gémissaient comme des femmes blessées,
Le lac sacré râlait sous la haine du ciel
Et l'invisible chœur des amours trépassées
Aboyait à la mort et broyait de ses ailes
Les vagues gémissant comme des femmes blessées.

*

O lac sacré, témoin de tant d'anniversaires
Et des chuchotements de tant d'âmes royales,
Toi qui vis, surgissant des dalles funéraires,
Tant de fantômes blancs étendant leurs mains pâles
Vers le témoin sacré de tant d'anniversaires !

O lac sacré, asile où les pieds nus des folles
Ont lavé leur poussière et fini leur voyage ;
Firmament où les fleurs, au baiser des étoiles,
Se pâmaient et parlaient le langage des mages
Dans l'asile sacré, sous les pieds nus des folles !

O lac sacré, ô pacifique mer océane,
Adorable refuge, port des barques mystiques,
Golfe aux yeux violets, ô pensée diaphane,
Gouffre rempli de perles, gouffre métaphysique,
O lac sacré, ô pacifique mer océane !

*

Les vagues gémissaient comme des femmes blessées,
Le lac sacré râlait sous la haine du ciel
Et l'invisible chœur des amours trépassées
Aboyait à la mort et broyait de ses ailes
Les vagues gémissant comme des femmes blessées.

(1) Poème paru dans le Mercure de France de janvier 1894, sous le titre RYTHMES, avec l'épigraphe suivante :

Et antiquum documentum
Novo cedat ritui.

S. THOM. AQ.

Dans le neuvième vers on lit « étendre ».

VII

MORITURA

Dans la terre torride une plante exotique,
Penchante, résignée : éclos hors de saison,
Deux boutons fléchissaient, l'air grave et mystique ;
La sève n'était plus pour elle qu'un poison.

Et je sentais pourtant de la fleur accablée
S'évaporer l'effluve âcre d'un parfum lourd,
Mes artères battaient, ma poitrine troublée
Haletait, mon regard se voilait, j'étais sourd.

Dans la chambre, autre fleur, une femme très pâle,
Les mains lasses, la tête appuyée aux coussins.
Elle s'abandonnait ; un insensible râle
Soulevait tristement la langueur de ses seins.

Mais ses cheveux tombant en innombrables boucles
Ondulaient sinueux comme un large flot noir
Et ses grands yeux brillaient du feu des escarboucles
Comme un double fanal dans la brume du soir.

Les cheveux m'envoyaient des odeurs énervantes,
Pareilles à l'éther qu'aspire un patient,
Je perdais peu à peu de mes forces vivantes
Et les yeux transperçaient mon cœur inconscient.

1878.

VIII

LA FORET BLONDE (2)

Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse,
Mes herbes sont des cils trempés de larmes claires
Et mes liserons blancs s'ouvrent comme des paupières.
Voici les bourraches bleues dont les yeux doux fleurissent
Pareils à des étoiles, à des désirs, à des sourires,
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse.

Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse,
Mes lierres sont les lourds cheveux et mes viournes
Contournent leurs ourlets, ainsi que des oreilles.
O muguets, blanches dents ! églantines, narines !
O gentianes roses, plus roses que les lèvres !
Je suis le corps tout plein d 'amour d'une amoureuse.

Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse,
Mes saules ont le profil des tombantes épaules,
Mes trembles sont des bras tremblants de convoitise,
Mes digitales sont les doigts frêles, et les oves
Des ongles sont moins fins que la fleur de mes mauves,
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse.

Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse,
Mes sveltes peupliers ont des tailles flexibles,
Mes hêtres blancs et durs sont de fermes poitrines
Et mes larges platanes courbent comme des ventres
L'orgueilleux bouclier de leurs écorces fauves,
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse.

Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse,
Boutons rouges, boutons sanglants des pâquerettes,
Vous êtes les fleurons purs et vierges des mamelles.
Anémones, nombrils ! Pommeroles, aréoles !
Mûres, grains de beauté ! Jacinthes, azur des veines!
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse.

Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse,
Mes ormes ont la grâce des reins creux et des hanches,
Mes jeunes chênes, la forme et le charme des jambes,
Le pied nu de mes aunes se cambre dans les sources
Et j'ai des mousses blondes, des mystères, des ombres,
Je suis le corps tout plein d'amour d'une amoureuse.

1889

(2) Ce poème figure avec des variantes, parfois importantes, dans le XXVIe chapitre de Sixtine.


IX

SYMBOLES

Les violets, les ors, les verts, les pourpres fiers
Ont tonné dans le bleu naissant de l'Orient ;
Les doutes, les ardeurs, les désirs, les colères
Troublent l'océan blanc de l'âme qui m'est chère.

Pourpres et violets s'entremêlent, aveuglant
Les yeux du dieu Soleil qui revient des enfers ;
Les doutes, les colères s'allument, enténébrant
Le cœur pur où fulgure obscur le diamant.

Cà et là des ors tels que des lampes légères ;
Plus haut planent lucides les verts évanescents ;
Les désirs, s'envolant sur le dos des chimères,
Jouent avec la lumière et le crin des crinières.

Soleil ! salut, sauveur ! Salut, soleil vivant,
Maître du ventre nu et prince de la terre !
Salut, âme ! Et salut chair, sauvées du néant !
Ame, donne ta grâce, et chair, donne ton sang.

[poèmes entoilés par Julie Morinière, Terminale littéraire, mai 2001]