coll. Christian Buat.

Notice

1° Edition originale :

L'Ombre d'une femme est une pièce de théâtre en un acte et en prose publiée dans les numéros 4 & 5 de l'Imprimerie gourmontienne en1921 & 1922, puis par Bernouard pour Champion en 1923.

2° Tirage (275 exemplaires) :

Texte

L'Ombre d'une femme

Comédie en I acte

SCENE PREMIERE

RENE, MAURICETTE

MAURICETTE. — Enfin, voilà la brise.

(Elle se retourne à demi, en regardant son mari et en respirant longuement.)

RENÉ. — Ah ! Qu'elle m'attende. Je viens.

(Il se lève, jette sa cigarette et va embrasser Mauricette sur la nuque.)

MAURICETTE. — Oh ! René. On nous voit.

(Elle se retourne entièrement ; ils sont tous les deux le dos appuyé au mur, se regardant de coin.)

RENÉ. — On nous voit, c'est évident. Nous ne sommes pas invisibles.

MAURICETTE. — J'ai horreur de me donner en spectacle.

RENÉ. — Les femmes, pourtant, aiment assez être vues.

MAURICETTE. — Pas quand on les embrasse, je suppose.

RENÉ. — Non, pas quand on les embrasse d'une certaine manière...

MAURICETTE. — René, je vous en prie !

RENÉ. — Mais un baiser donné en jouant, dans le cou, pas même sur la peau, car je crois que je n'ai attrapé que la robe, qui cela peut-il bien scandaliser ? Des baisers comme ça, j'en donnerais à ma sœur, à ma mère, à...

MAURICETTE. — Et surtout à vos cousines.

RENÉ. — Mes cousines, elles ne prendraient peut-être pas cela très bien.

MAURICETTE. — Peut-être pas, depuis que vous êtes marié, mais avant ?

RENÉ. — Sais pas. Ai pas essayé.

MAURICETTE. — Enfin, s'il n'y avait que cela !

RENÉ. — Vous avez été cousine, vous savez ce que c'est. Ça ne va pas très loin.

MAURICETTE. — Oh ! moi, mes cousins ne me font la cour que depuis que je suis mariée.

RENÉ. — Merci !

MAURICETTE. — II y en a même un qui m'a écrit.

RENÉ. — Ah !

MAURICETTE. — Oui : « Berne. Vue de l'Hôtel des Trois-Ours. Amitiés. Henri. » (Venant à la table et cherchant parmi les cartes postales.) Qu'est-ce que je vais lui envoyer ? Le cap Fréhel...

RENÉ. — Non, pas ça. Un endroit où nous avons failli chavirer, où tu te serrais si doucement contre moi... (Il vient vers elle par derrière, lui enserre la taille et l'embrasse sur l'oreille en disant.) Ici, on ne voit rien. Nous sommes chez nous.

MAURICETTE. — Alors, l'île Cézembre...

RENÉ. — Non, pas des endroits où nous sommes allés ensemble. (Il cherche également dans les cartes.) Tiens : la sous-préfecture de Saint-Malo...

MAURICETTE. — Si vous voulez. Mais il va trouver que j'ai un goût !...

RENÉ. — II n'est pas laid, ce monument administratif. Henri, d'ailleurs, a besoin qu'on lui donne des idées sérieuses, calmes, modérées...

MAURICETTE. — Ce n'est pas comme vous.

RENÉ. — Tu me trouves tiède ?

MAURICETTE, faisant une moue. — Je vous trouve vague, aujourd'hui.

RENÉ. — II y a des lendemains.

MAURICETTE, elle a d'abord pour René un charmant sourire de complicité confuse, puis. — Le mariage est un lendemain pour les hommes.

RENÉ. — Moi, je dirais plutôt, ce qui est la même chose, tout en étant le contraire : Ma vie, avant mon mariage, était la veille d'une fête.

MAURICETTE. — C'est gentil, cela, mon petit René ; mais les veilles de fête sont quelquefois des fêtes aussi. (Elle a pris son éventail sur la table et elle s'évente nonchalamment, tout en marchant vers le balcon.) Ah ! ce yacht tout pavoisé ! Ecoutez, il y a une musique, des chansons... Toutes ces femmes en toilettes claires... Elles ont une tenue !... Il me semble que je vous reconnais parmi les vestons blancs qui se prélassent sur la passerelle... Vous viviez pour ainsi dire à Dinard, autrefois ?

RENÉ. — J'y passais huit mois de l'année.

MAURICETTE. — On s'y amusait beaucoup, de votre temps ?

RENÉ. — Mais on ne s'y amuse pas plus en un temps qu'en un autre. Le plaisir est personnel. D'ailleurs, même très jeune, je n'ai jamais guère hanté les bandes joyeuses, du genre de celles qui vient de passer.

MAURICETTE. — Un peu tout de même. Cette idée m'est insupportable de voir celui que j'aime engagé dans quelque orgie...

RENÉ. — Les orgies ne sont plus à la mode depuis longtemps, ma chère amie. C'est du Balzac, cela.

MAURICETTE. — ...Récitant à quelque femme qui en rit ces mêmes paroles qui m'ont fait pleurer...

RENÉ. — Mais, mon enfant ?

MAURICETTE. — II y a d'autres amours aussi, moins vulgaires, mais plus tenaces, et qui ont vidé vos cœurs de tout ce qu'ils contenaient de sensibilité. Quand vous devez nous épouser, vous allez bien vite les remplir à la fontaine sentimentale et, ce que vous versez, ce n'est plus que de l'eau rougie...

RENÉ. — Quelle éloquence ! Mais, mon enfant !

MAURICETTE. — Nous autres, pauvres jeunes filles, nous n'avons jamais ni votre premier rêve, ni votre premier désir, ni votre premier baiser...

RENÉ. — Heureusement pour vous.

MAURICETTE. — Parce que ?

RENÉ. — Parce que les seconds sont meilleurs.

MAURICETTE. — Je ne trouve pas.

RENÉ. — Vraiment, chère amie, j'en doute un peu... Voyons, Ricette, qu'avons-nous aujourd'hui ?... Est-ce qu'il y a de l'orage dans l'air ? Est-ce que ?... Vous êtes souffrante... (Signe de dénégation de Mauricette.) Alors, je ne comprends pas.

MAURICETTE. — Vous comprendrez plus tard, alors, peut-être demain, peut-être ce soir, peut-être dans deux ou trois minutes, qui sait ?

RENÉ. — J'en serai ravi... Mais, dites-moi, depuis quand une jeune femme qui a un peu de bon sens — et vous n'en manquez pas — reproche-t-elle à un mari son passé ? Quoi ! vous m'interrogez pour me faire avouer que j'ai aimé avant de vous connaître ? Aimé ! Cela dépend du sens que l'on donne à ce mot. Il possède toute une gamme de significations, auxquelles, d'ailleurs, on ne se trompe jamais que volontairement. Voulez-vous que je vous les dise ?

MAURICETTE. — Si cela vous amuse...

RENÉ. — Cela ne m'amusera pas, mais cela vous calmera peut-être.

MAURICETTE. — J'écoute.

RENÉ. — Non, vous ne me ferez pas faire le professeur de psychologie. J'aime mieux vous faire bonnement un aveu qui d'ailleurs ne vous apprendra rien : oui, j'ai aimé avant de vous connaître. Oui, j'ai respiré, j'ai marché, j'ai mangé, j'ai bu et j'ai aimé avant d'avoir le bonheur de me livrer à toutes ces fonctions en votre compagnie.

MAURICETTE, ironique. — Le compliment est galant ! Je pourrais vous répondre sur le même ton, mais j'avoue que si je me vantais du dernier article je mentirais.

RENÉ. — Je l'espère bien.

MAURICETTE. — Mes reproches ne sont pas ridicules.

RENÉ. — Ils le sont entièrement. Et, d'ailleurs, si l'on examinait d'un peu près la vie des jeunes filles, on y trouverait bien des rêves suspects, bien des désirs indiscrets et même bien des actes fâcheux dans leur innocente indécision. Mais ces petites choses ne nous troublent guère. Une fleur coupée est une fleur coupée. Le malheur est sans remède. Mais cette rose dont je respire le parfum (il s'approche d'un rosier et respire la fleur sans y toucher) ne subit du plaisir qu'elle me donne aucun dommage. Les femmes sont faites pour être aimées.

MAURICETTE. — Et les hommes pour aimer.

RENÉ. — Et c'est pour ça que je t'aime, ma Ricette...

(Il veut l'attirer à lui.)

MAURICETTE. — Laissez. J'ai du chagrin.

RENÉ. — Mon amie, si vous accueillez la jalousie rétrospective, vous empoisonnerez votre vie et je n'y pourrai rien. Les hommes sont des animaux différents des animaux féminins, ma Ricette... Puisqu'il faut m'expliquer, il y a des plaisirs qui sont pour eux des nécessités physiques. Tu me fais dire des choses... Enfin, l'homme a besoin d'aimer en tout temps, et la femme ne ressent ce besoin que dans ses crises de passion... Est-ce compris ?

MAURICETTE. — Il ne s'agit pas de cela. Vous cherchez à détourner l'orage, ce qui est bien inutile. Vous me demandiez s'il y en a dans l'air. Eh bien, oui, il y en a.

RENÉ. — Je suis abasourdi.

MAURICETTE. — Vous le serez bien plus, tout à l'heure.

RENÉ. — Voyons, parlez. Expliquez-vous.

MAURICETTE, elle sonne ; Mariette, la femme de chambre, paraît. — Mariette, allez me chercher mon grand portefeuille bleu, celui qui ferme à clef, vous savez. (Mariette sort. Mauricette va s'accouder au mur regardant la mer)

RENÉ, à part. Il s'assied le coude sur la table, la tête dans sa main. — Cela devient très curieux. Mais je suis bien tranquille, je n'ai rien à me reprocher. Rien, rien, rien. Ni dans le présent, ni dans le passé. Je n'ai pas écrit dans ma vie six lettres à des femmes, et c'étaient des heures de rendez-vous, comme on en donne à son tailleur. Je n'ai jamais été très sentimental. Cela commençait à venir, mais je crois bien que ma carrière va être interrompue à son aurore... (Il tourne la tête du côté de sa femme...) Je l'aime, il n'y a pas à dire, je l'aime... Quelle sotte histoire ! Avec cela, elle va vouloir avoir raison, malgré l'évidence... Le mieux, c'est de lui donner raison... C'est cela, ensuite on fera la paix... La paix, la paix, et moi qui avais envie de dormir, car il y a des lendemains... Elle a raison, il y a des lendemains.

MARIETTE, entrant. — Voici, Madame.

MAURICETTE, se retournant. — Mettez-le sur la table. Merci. (Sort la femme de chambre.)

RENÉ, il prend le portefeuille, le tourne, le retourne, le respire, puis, sur un ton moqueur. — Cela sent bon... Joli écrin pour des lettres d'amour... Maroquin bleu pâli, à coins et à serrure d'or... La clef est en or aussi ?... Naturellement. Alors vous allez l'ouvrir ?

MAURICETTE. — Voici la clef, ouvrez vous-même. (Elle détache, des bibelots qui pendent le long de son corsage, une petite clef d'or, et elle la jette à René.)

RENÉ. — Merci. (Il essaie en vain d'ouvrir.) Si vous faisiez cela vous-même ?

MAURICETTE. — Les hommes ont toutes les maladresses.

RENÉ. — Merci encore.

MAURICETTE, ayant ouvert, elle reprend la clef qu'elle remet à sa chaîne, puis elle retourne au balcon. — Voilà.

RENÉ. — Alors ?

MAURICETTE. — Alors, cherchez.

RENÉ. — Et je trouverai quoi ?

MAURICETTE. — Une jolie photo, bien venue, ma foi !

RENÉ, cherchant et trouvant. — En effet.

MAURICETTE. — Elle date de longtemps ?

RENÉ. — Mais je n'en sais rien, moi. Je n'ai jamais fait de photographie.

MAURICETTE. — Rappelez vos souvenirs. (S'approchant de son mari.) Il est fâcheux qu'un ruban ait volé au moment de la pose... Cela rend la figure de la dame difficile à reconnaître, c'est vrai, et vous en avez tant de ces souvenirs, sans doute !... Mais voici quelque chose qui va vous aider. Tournez l'objet. Là, lisez : « Dinard, souvenir du 7 juillet 1905. » Y êtes-vous ?

RENÉ. — Presque.

MAURICETTE, à part. — Il est d'un calme ! Quel hypocrite !

RENÉ. — Où avez-vous trouvé cela ?

MAURICETTE. — Ah ! ah ! Il avoue.

RENÉ. — J'avoue que j'ai en effet une vague idée d'avoir déjà contemplé cette image.

MAURICETTE. — Contemplé ! Merci.

RENÉ. — C'est ma manière de parler. Mais puisqu'il faut surveiller son langage, voici : Je crois avoir déjà vu cela quelque part. Mais, je le répète : D'où cela vient-il ?

MAURICETTE. — Voyons, ne vous moquez pas de moi. Cela vient de vous, n'est-ce pas ? Vous avez reconnu l'écriture, je pense ?

RENÉ. — Tiens, c'est vrai, c'est mon écriture. Cela devient de plus en plus drôle.

MAURICETTE. — Vous trouvez cela drôle, vous ? Eh bien, soit, moi aussi. Mais quand vous aurez raconté l'histoire, cela sera bien plus drôle encore, drôle, drôle, drôle...

RENÉ. — Ah ! permettez. D'abord je ne me souviens de presque rien. Ensuite, si je me souvenais de quelque chose de précis, il n'est pas du tout certain que je vous le raconterais ; je vous ai déjà dit que je n'ai pas de passé, c'est-à-dire pas de passé ni très particulier, ni très intéressant, j'ai celui de tout homme de trente-cinq ans. La plupart de mes aventures furent de celles qu'il est plus difficile d'éviter qu'il n'est glorieux de les avoir traversées... Et puis, s'il y a autre chose, cela m'appartient. Le cœur d'un homme d'honneur doit être un coffret à secret. En vous épousant, j'ai oublié le secret et j'ai jeté la clef dans la mer. C'est tout ce que je puis faire. Adieu. (Il se lève et prend son chapeau.) Mais non. Il faut liquider les affaires une à une. (Il se rassied et repose son chapeau.) Ne nous égarons pas. Je vais vous répondre de mon mieux. Mais, je vous prie, répondez-moi d'abord, je commence, ou plutôt je recommence : Où avez-vous trouvé ce chiffon ?

MAURICETTE, venant s'asseoir à la table vis-à-vis de son mari. — Je l'ai trouvé dans le petit coffret que vous m'avez confié hier et qui contient mes lettres, des fleurs fanées, un gant, diverses photographies de vous et de moi, plusieurs lettres d'écriture inconnue, d'écriture d'homme, que je n'ai pas ouvertes, enfin dans une enveloppe blanche, banale, ceci.

RENÉ. — Si j'ai mis cette photo dans le petit coffret, c'est qu'elle a eu pour moi un intérêt même momentané. (Il examine de près la photographie.) Ah !... (Se frappant le front.) J'y suis, j'y suis... Oh ! ça je puis vous le raconter. De quand est-ce daté, du 7 juillet 1903 ? Cela fait trois ans. En effet, puisque je vous ai connu l'année suivante. (Comptant sur ses doigts.) 1904, je vous aime ; 1905, je vous épouse ; 1906, nous nous querellons. Très bien. Je passais donc l'été à Dinard, comme d'habitude, et je m'amusais peu. Moi qui, comme tous les jeunes gens, avais considéré la vie telle qu'une partie de plaisir, je commençais à trouver que la partie était perdue. Le jeu m'ennuyait, les femmes m'énervaient, la mer me mélancolisait. J'avais discrètement rompu avec beaucoup de mes amis et je voyais les autres le moins possible. Un soir, vers cinq heures, j'étais allé m'asseoir sur les rochers qui bordent la plage de Dinard, sur la gauche, vous voyez cela d'ici. Je regardais monter la mer et les vagues se battre. J'en suivais une, puis une autre, puis une autre encore. Depuis le moment où elle surgit, ronde et verte, jusqu'au moment où elle se dresse échevelée et folle pour retomber en roulant sur elle-même, transformée en une neige transparente et gémissante... je devenais poète... je comparais mon cœur à ce bondissement de l'eau, et quand la vague éclatait en sanglots, j'avais envie de pleurer. Pendant que j'étais le plus ému, je vis deux jeunes filles arrêtées devant moi. Elles revenaient du sommet des rochers, je leur barrais le chemin et vers le bas, la mer gagnait : « Monsieur, laissez-nous passer et sauvez-vous aussi, la mer monte. » Je me levai en sursaut. Elles me suivaient. Trois minutes plus tard, la mer nous barrait la descente. Il n'y avait encore aucun danger, mais il fallait se mouiller. Je pris une des deux jeunes filles et je la passai, l'eau aux genoux ; je revins, je passai l'autre, l'eau à la ceinture. Sitôt sauvées, elles prirent leurs jambes à leur cou, j'étais si troublé que je ne les avais pas regardées. Je n'avais même pas senti le poids de leur corps. Il me semble bien pourtant que je les aurais reconnues, si je les avais revues, mais je ne les revis jamais. Je les cherchai longtemps, et cela me donna un goût nouveau, un goût auquel je dois le bonheur de ma vie, — le goût de la jeune fille. Je fus de tous les bals de famille, je me fis présenter partout où il y avait des yeux innocents, des turquoises et des joues roses, je suivais les jeunes filles dans les rues, sur la plage, dans les pâtisseries. Je prenais le bac dix fois par jour, pour ne pas perdre le sillage d'une robe blanche. Un jour de fête, inauguration, régates, je ne sais plus, Dinard et Saint-Malo étaient intenables. La foule sur la plage était dense, inélégante et bruyante. J'y vins cependant à l'heure du bain, pour jouir de l'ébahissement des indigènes. Il n'y avait presque personne d'aimable à regarder, et j'allais partir lorsqu'un groupe de jeunes filles me retint. Je distinguais mal leurs visages, car un cercle les protégeait. Les unes jouaient au tennis, les autres se reposaient sur des pliants. Un de ces profils me fit battre le cœur. C'était un visage pur ; je tâchais d'en deviner les yeux et le sourire quand la tête se tourna vers moi. Ce ne fut qu'un éclair, mais suffisant pour m'aveugler. Je restai longtemps à la même place, heureusement inaperçu. La jeune fille lisait ou brodait, je ne pus bien distinguer. Désespérant de la revoir de face, je partais, quand un photographe amateur, armé et au guet, se campa près de moi. Il avait l'air de ces gens qui ne sont pas fâchés de tirer quelques profits de leurs amusements. Je lui dis à tout hasard : « Cinq louis si j'ai le portrait de la jeune fille au chapeau blanc à plume bleue, là-bas en face de vous. Voici ma carte. — Compris, me dit le monsieur. » Le lendemain, à midi, j'avais ceci... Et voilà toute l'histoire. J'ajoute, sans honte, que je rêvai bien longtemps et bien souvent sur cette image, dont je devinais la beauté et la grâce, bien plus que je ne la voyais. C'était un souvenir, et non un portrait. Je m'en contentai. Je n'ai jamais revu l'original. Vous m'avez demandé une confidence, en voilà deux. Ces jeunes filles, celles que je tins dans mes bras et celle que j'admirai un jour de kermesse, ont beaucoup occupé mon cœur, je les ai aimées, comme on aime des peintures, des paysages, des femmes entrevues dans les songes d'un poète. J'ai aimé en elles la jeune fille, j'ai aimé en elles celle que je pressentais, j'ai aimé en elles mon bonheur futur. J'ai aimé en elles, ma femme. Ces trois rêves, Ricette, c'était toi.

MAURICETTE. — On dit cela...

RENÉ. — Ah ! je t'ai bien cherchée, va !

MAURICETTE. — Et si, au lieu de moi, vous aviez trouvé l'une de ces trois jeunes filles ?...

RENÉ. — Je l'aurais aimée follement, cela est certain. M'aurait-elle aimé, elle ?

MAURICETTE. — On dirait un regret ?

RENÉ. — Dieu ! un regret ! Je serais bien ingrat. Mais tu ne viens pas m'embrasser, vilaine méchante ?

MAURICETTE. — Montrez l'image. (Elle l'examine attentivement.) Je ne l'avais pas encore si bien regardée. J'étais troublée, vous pensez... Ah ! ce chapeau, ce ruban, cette main, et ce bracelet, si net, qu'on y distingue deux perles et une turquoise... René, René, quel bonheur ! C'était moi !...

RENÉ. — Ce n'est pas possible.

MAURICETTE. — C'était moi.

RENÉ. — Non, non.

MAURICETTE. — II tient à son inconnue.

RENÉ. — Il m'est impossible de superposer exactement les deux images...

MAURICETTE. — L'autre était plus jolie ?

RENÉ. — Elle était différente.

MAURICETTE. — Plus jeune ?

RENÉ. — Elle paraissait plus enfant. Sans son air sérieux, sa longue immobilité, on eût dit une adolescente.

MAURICETTE. — J'avais dix-huit ans.

RENÉ. — Enfin, je suis certain que ce n'était pas toi, Ricette, je le regrette... je voudrais bien...

MAURICETTE. — C'était moi, je me vois encore, assise bien tranquille, en effet, car, le matin, je m'étais foulé la cheville, et puis j'avais un peu de migraine. J'avais une robe blanche, un chapeau de paille avec une plume bleue. Le ruban qui s'est mis mal à propos à flotter au vent ne m'appartenait pas. J'étais avec ma mère, ma tante, mes cousines et plusieurs jeunes gens, parmi lesquels Henri...

RENÉ. — Vous citez Henri, parce que vous savez que nous ne nous connaissons pas encore.

MAURICETTE. — Mais vous connaissez ma mère, sans doute ? Nous l'interrogerons.

RENÉ. — Elle dira comme vous. Cela ne l'intéressera guère.

MAURICETTE, la voix très émue. — Mais pourquoi ne voulez-vous pas me croire ? J'étais si contente que vous m'ayez aimée, même de très loin, avant de me connaître, si contente de découvrir que cet amour dont j'étais jalouse, bien sottement j'en conviens, que ce rêve qui vous avait ému un peu, c'était moi, toujours moi ! René, je t'assure, c'était moi...

RENÉ. — Ma petite Ricette, je serais bien content, si je pouvais le croire, car je n'ai jamais oublié cette vision et si cette femme rêvée était ma femme, cela ferait un bien doux souvenir dans ma vie. Mais ce n'était pas toi, et cela ne m'intéresse plus. (Prenant la photographie.) Il n'y a qu'à déchirer cela.

MAURICETTE. — Non, non, je te le défends. Donne. Je le veux. Quoi, je perdrais cette image inconnue de moi-même, la vision de Mauricette aimée, divinisée sans le savoir par celui à qui elle devait se donner tout entière ? Jamais. Cela m'est plus que tout précieux. Je me remets dans le cercle où j'étais, je te replonge dans la foule où tu te cachais et du fond de laquelle surgissaient vers moi ces regards dont je n'ai soupçonné ni la flamme ni la douceur... Mais qui sait ? Quand j'ai tourné la tête, c'était parce que, inconsciemment, je me sentais regardée... Oui, depuis ce temps-là, j'ai toujours été un peu rêveuse... j'attendais... Tu es venu...

RENÉ, l'attirant à lui, la prenant sur ses genoux.

— Chère Ricette, je t'aime ! Oui, c'est vrai, là. Soyons heureux, tous les deux, c'était toi.

MAURICETTE, se dégageant. — Il ne le croit pas encore !

RENÉ. — Je le crois, je veux le croire. Ainsi c'était toi ?

MAURICETTE, allant sonner. — Ah ! j'ai la preuve, j'ai la preuve !

(Elle bat des mains avec joie.)

MARIETTE. — Madame ?

MAURI CETTE. — Allez vite me chercher mon coffret à bijoux, vite, vite !

(Sort la femme de chambre.)

RENÉ, reprenant la photographie. - II y a quelque chose. Il regarde alternativement la photographie etsa femme.) C'est presque le même menton.

MAURICETTE. — Presque ! j'ai donc bien changé ?

RENÉ. — Assieds-toi, prends bien la même pose. Fais semblant de lire. Là. Je me recule... Je regarde... (Il hoche la tête et, sans conviction.) C'est tout à fait cela... On dirait la même femme, absolument... (Revenant.) Garde cela, si tu veux.

MARIETTE, entrant précipitamment, posant le coffret sur la table. — Voici, Madame.

MAURICETTE. — Bien. (A son mari.) La clef, vite, vite.

RENÉ, cherchant sa clef. — La petite clef noire ?

MAURICETTE. — Vite, vite, vite, vite !

RENÉ, donnant son trousseau de clefs. — Les voici toutes.

MAURICETTE, en un clin d'œil, saisit la clef entre toutes, ouvre, vide son coffret sur la table, et, à mots précipités. — Où est-il mon bracelet ? Le voici !... Non... Ah ! Tiens, regarde, incrédule, monstre, traître. Regarde : une perle, deux perles, au milieu une turquoise ; et maintenant sur la photographie : une perle, une turquoise, une perle...

RENÉ. — On voit en effet un bracelet sur lequel il y a trois petites taches... comme c'est net ! On reconnaît les perles... Un vrai miracle ! La turquoise est évidente.

MAURICETTE. — Il n'est pas encore vaincu !

MARIETTE, annonçant. — M. Henri de Breyne.

SCENE II

LES MEMES, HENRY DE BREYNE

MAURICETTE, allant vers lui. — Votre arrivée me ferait croire à la providence, — si je n'y croyais pas.

HENRI. — II y a toujours une providence pour les femmes, et si je puis jouer ce rôle si honorable...

MAURICETTE. — Mais, d'abord, que je vous présente mon mari. (Echange de saluts.)

RENÉ. — Très heureux... Je vous croyais à Berne.

HENRI. — Je suis partout à la fois...

RENÉ. — Comme la providence.

HENRI. — Je suis partout et nulle part. J'arrive, et je ne suis déjà plus...

MAURICETTE. — J'allais vous écrire à Berne... La carte est toute prête.

HENRI, s'approchant de la table. — Merci de l'intention, de la charmante intention. Vous avez un goût, ma cousine, et de l'esprit ! (Il aperçoit la photographie.)

Tiens ! (Il regarde René.) — Tiens !

RENÉ, le regardant aussi. — Tiens !

HENRI. — Tiens !

RENÉ. — Vous vous souvenez ?

HENRI. — Très bien, très bien. (Il éclate de rire.) Il vaut mieux que je rie, n'est-ce pas ? Et puis, je puis bien vous l'avouer, puisque nous sommes devenus cousins, vos cent francs m'ont sauvé la vie. Oui, ma chère cousine, votre mari n'a pas été pour moi une providence pour rêve, mais une providence sérieuse. Vous vous rappelez peut-être ce jour de fête à Dinard où j'étais si malheureux, je vous fis des confidences. Alors, pour me distraire, je m'enfonçai dans la foule avec un kodack et...

RENÉ. — Mauricette connaît le reste de l'histoire.

MAURICETTE, à René. — Doutez-vous encore ?

HENRI. — Et vous avez conservé cette babiole. Mais j'y pense, c'est Mauricette, elle-même, que vous me priâtes de photographier. Voilà les amoureux !

MAURICETTE, à Henri. — Venez que je vous embrasse pour votre peine.

HENRI (Il s'agenouille et fend son poing, reçoit le baiser et se relève avec une attitude quasi dévote.). — Bonne idée que j'ai eue de passer chez vous. Mais je soupçonne quelque mystère... D'ailleurs, je dîne à Paramé. Je n'ai que le temps de me sauver. Dommage que je ne sais quel ruban ait caché la jolie figure de ma cousine ! J'aurais fait avec elle ma meilleure photo. (A Henri.) Et notez qu'elle m'avait toujours refusé de poser devant moi. Adieu, mon cousin, merci. Merci, ma cousine. Adieu. (Il sort.)

SCENE III

RENE, MAURICETTE

MAURICETTE. — Eh bien ?

RENÉ. — C'était toi. Je suis content.

MAURICETTE. — Tu ne dis pas cela du fond du cœur.

RENÉ. — Je suis tellement surpris ! Cette histoire est si singulière !

MAURICETTE. — Une femme de moins dans vos souvenirs.

RENÉ. — Oh ! Ricette !

MAURICETTE. — Oui, car si c'était moi, ce n'était pas moi-même.

RENÉ. — C'était toi, c'était toi !

MAURICETTE. — Non, je m'en rends compte maintenant, tu avais raison. On ne fait jamais ces preuves-là. Comme tu dis, les deux images ne sont pas superposables... Cette femme, ce faux moi-même, tu l'as aimée et tu l'aimes encore ; quand tu penses à elle, ce n'est pas à moi que tu penses...

RENÉ. — La voilà jalouse d'elle-même, maintenant.

MAURICETTE. — Oui, je suis jalouse de mon ombre, mais mon ombre, ce n'est pas moi-même, c'est mon ombre. La femme que tu as aimée, quand tu aimais cette image, ce n'était pas moi, puisque, moi, je n'en savais rien. Est-ce être aimée, que d'être aimée sans le savoir ? Oui, je suis jalouse.

RENÉ. — Sois jalouse. J'avais oublié ma jeune fille au chapeau blanc. Maintenant elle revit lumineuse et douce dans mes yeux et dans mon cœur. Je l'aime, je l'aime... (Mauricette se cache la tête dans ses mains et sanglote, appuyée au mur.) Ce moment de ma vie a laissé en moi une trace profonde et je suis bien content d'en avoir retrouvé le souvenir matériel... Je croyais l'avoir perdu... (Il prend la photographie et la porte à ses lèvres : les sanglots redoublent...) Chère image d'un rêve que j'ai réalisé, visage de celle que je devais adorer, cheveux dont je devais sentir le parfum béni, épaules que je devais caresser comme on touche à des fleurs, petite image de hasard et qui est devenue, avec le temps, le portrait de celle qui est ma vie, mon sourire, ma joie. (Peu à peu, Mauricette a laissé tomber ses mains, et son visage, d'abord étonné, est passé par insensibles degrés, au calme, au. sourire, au ravissement, à l'attendrissement.) Petite image, je t'aime, je t'aime, je t'aime...

MAURICETTE, se précipitant dans les bras de son mari. — Je pleure encore, mais de bonheur.

FIN

Echos

Henri Austruy, « Les théâtres : L'Ombre d'une femme », La Nouvelle Revue, 15 novembre 1922, p. 174

H. Béraud, « L'Ombre d'une femme », Mercure de France, 15 novembre 1922 :

A propos de la Judith de M. Henry Bernstein. ODEON : les Fruits défendus, pièce en trois actes de M. Gaston Téry ; l 'Ombre d'une femme, pièce en un acte de Remy de Gourmont.

[...] On jouait, auparavant, un acte de Remy de Gourmont : l'Ombre d'une femme, d'une subtilité, d'une finesse et d'une élégance d'esprit qui torturèrent les pauvres généraleux. Il s'agit d'un trait de jalousie féminine qui hanta longuement la pensée de Gourmont : une femme peut-elle être jalouse d'elle-même ? Gourmont le croit. Il a donné ses preuves sous des formes diverses dans les Chevaux de Diomède, le Fantôme, le Songe d'une femme, un CŒur virginal. Ce sont là questions et réponses propres à ébahir les fournisseurs de M. Quinson, de M. Deval ou de M. Gavault. Ces messieurs en étaient, l'autre jour, comme des turbots conduits en Sorbonne. Jamais ils n'avaient rien ouï de tel et ils se sont bien promis de rester au fumoir la première fois qu'on jouera une pièce de ce Gourmont dont ils n'ont jamais entendu parler. Je suppose que l'ombre errante du maître à jamais regretté vint se mêler silencieuse et attentive aux groupes de l'entr'acte. Et les dialogues de ces tristes amateurs-là délecteront, par delà les barrières de la vie, celui qui fut en son temps si indulgent à la misère et à la sottise des hommes [communiqué par Gérard Poulouin].

Pierre Bonardi, « La semaine dramatique », La Rampe, 5 novembre 1922, p. 12

« En lisant les affiches théâtrales [L'Ombre d'une femme] », Les Potins de Paris, 2 novembre 1922, p. 12.

« Théâtres et cinémas [L'Ombre d'une femme] », Les Potins de Paris, 27 octobre 1922, p. 10.