Dans la même collection, à la mémoire encore de Jean-Pierre Barbier; et au profit de l'œuvre du Vêtement du Prisonnier de guerre, voici Pendant l'orage, où Remy de Gourmont a noté, au jour le jour ses impressions et ses émotions pendant l'orage. Ces pages diront mieux à ceux qui viendront après nous quel fut notre état d'esprit que les longues dissertations des historiens. Ces mots, écrits le 22 octobre 1914, résument l'état d'être de la plupart des Français aux premiers mois de l'effroyable tourmente : « II y a entre ma vie présente et le passé un rideau de brouillard que d'un geste je m'efforce parfois de dissiper un instant. Mais il est si épais que je parviens rarement à y creuser une étroite meurtrière par où je puisse, l'espace d'un éclair, apercevoir les choses d'autrefois... Je ne vis pas, je ne suis qu'un fantôme qui flotte dans l'air, sans consistance, sans formes précises, à l'état d'essai ou de résidu de vie. » Le 11 novembre, le premier numéro du Bulletin des Ecrivains a paru. On y voit « l'œuvre de mort dans toute son horreur aveugle et comment nous sommes à une heure où les plus jeunes sont les moins sûrs du lendemain ». On se demande même, ajoute Remy de Gourmont, « si cette fauchaison continue, s'il y aura un lendemain pour la jeune littérature. Il y a toujours des lendemains. Mais jeunes et vieux en garderont pour longtemps un trouble singulier et douloureux. »

Et voici que, le 19 avril, le fleuve de sang a monté. C'est, écrit-il, en huit mois une moisson de quatre-vingts écrivains, la plupart tout jeunes. Depuis, la terrible moisson s'est encore accrue, et des noms chers se sont ajoutés à la liste funèbre : Jean-Marc Bernard, qui nous laisse une œuvre déjà mûre. Par ses Satires, écrit M. Fagus dans le dernier Bulletin des Ecrivains, ses Epigrammes... par « l'essaim des Guêpes : époque dans ce renouveau des Lettres qui a précédé la Grande Guerre, par ses articles critiques, il rendit la noblesse aux polémiques : mettant « la violence au service de la raison » ; ses victimes mêmes se retiraient ravies. — Pour ses poèmes, Sub tegmine fagi, les Odelettes, etc., où il n'envisageait que « jeux », ou études en vue de vastes œuvres entreprises, ils lui assurèrent aussitôt sa place, au premier rang. » Henri Gounelle, un des poètes les plus délicats de la jeune génération. Dans le même Bulletin, M. Gustave-Louis Tautain, qui lui consacre quelques lignes et a même noté la belle sympathie que ce jeune poète mystique témoignait à mon paganisme (encore mystique peut-être), écrit : « II était chrétien, et son horreur se mesure à peine d'avoir vu la tombée de vingt siècles catholiques dans le fossé sanglant. Il avait le goût du risque moral, et tant de fois il l'avait couru que le pari de Pascal lui sonnait aux oreilles comme un grelot de Pâques. » M. Gounelle avait le goût du sacrifice ; il y trouvait une joie supérieure, et une sensualité intellectuelle qui parfume sa poésie, pourtant chaste comme la pudeur d'une vierge. Mais aujourd'hui, écrit Remy de Gourmont :

Ceux que je veux pleurer plus spécialement ne figurent même pas sur ces listes. Ce sont les poètes, les écrivains, les créateurs de l'art ou de la pensée qui n'étaient encore rien qu'une fleur à peine ouverte et qui ont été et qui seront fauchés avant d'être connus même d'eux-mêmes. Des générations ont vécu, ont peiné, ont obscurément pensé à celui en lequel elles s'épanouiraient un jour, et voilà qu'il est tombé, comme la vie s'ouvrait pour lui. Salvete, flores martyrum ! comme dit le vieux poète Prudence. Sans doute, c'est un privilège de n'avoir pas goûté aux tristesses de la vie, mais qui n'en a pas connu l'amertume n'en a pas non plus connu la douceur, car amertume et douceur sont étrangement mêlées dans ce roseau qu'à vingt ans on s'apprête à broyer innocemment pour en extraire le suc. Ce n'est pas, croyez-le, que je fasse plus de cas de la vie qu'elle ne mérite. Mais serait-elle encore plus mauvaise, comme nous n'avons que celle-là, il est tentant de vouloir la connaître, et il est dur de s'en retourner sans avoir vu de la comédie traditionnelle autre chose qu'un tragique prologue.

Mais, peut-être, les ébauches que ces jeunes écrivains fauchés avant la floraison nous auront laissées, nous diront un peu de leur rêve et du rythme qu'ils voulaient imposer à la vie, des douleurs et des joies qu'ils voulaient ajouter à l'amour.

pp. 287-288.