Rentrée

9 octobre 1914.

Mon retour à Paris, d'où j'étais parti fin juin fort innocemment, n'est un événement que pour moi, mais c'en est un tout de même, car j'en avais longtemps désespéré. Jusqu'à ces derniers jours, les trains étaient si rares et si mal commodes sur les lignes transversales, qu'il n'y fallait pas songer pour un homme à qui sont interdites la marche et les longues stations dans les courants d'air. Un vieux poète bohème, souvent sans gîte, disait un jour de lui-même : « J'étais prisonnier dans la rue. » Pour moi, j'étais prisonnier dans la campagne. Petit mal, cause tout au plus d'ennui et d'énervement, si on le compare au destin infiniment dur de tant d'autres ! Ah ! que je les ai vécus et que je les vis encore, ces maux écrasants ! Ces hordes n'ont pas piétiné que les populations qui se trouvaient sous leur chemin, elles ont marché sur le cœur même de la France et l'angoisse a été ressentie partout à la fois. Comme elle pesait hier, cette angoisse unanime, sur les effusions du retour ! Les gens montaient vite dans une voiture et allaient se réfugier sous la lampe familiale, pour penser au lendemain et préparer leur vie d'hiver. Rien d'égoïste pourtant dans cette préoccupation. En traversant le plateau de Versailles, les yeux, les oreilles, le cœur surtout, toute la sensibilité de toutes ces vies se portait plus loin, au delà des horizons, vers ceux qui combattent pour ceux qui sont demeurés.

Fantôme

22 octobre 1914.

II y a entre ma vie présente et le passé un rideau de brouillard que d'un geste je m'efforce parfois de dissiper un instant. Mais il est si épais que je parviens rarement à y creuser une étroite meurtrière par où je puisse, l'espace d'un éclair, apercevoir les choses d'autrefois. Je pourrais dire tout simplement, abandonnant une image trop difficile à bien préciser, que le passé, qu'hier encore je touchais, avec lequel je vivais sans effort, le rappelant vers moi d'un signe aussitôt obéi, que ce passé sans lequel le présent n'a plus d'assise et chancelle, n'existe plus, et, chose extraordinaire, n'a jamais existé. Alors, comment est-ce que je vis puisque le présent dépend du passé, comme un fils dépend de son père ? Mais c'est bien simple, je ne vis pas, je ne suis qu'un fantôme qui flotte dans l'air, sans consistance, sans formes précises, à l'état d'essai ou de résidu de vie. Ses efforts pour se relier aux choses et en prendre connaissance sont rarement heureux. Quand il croit s'être accroché à quelque souvenir, à quelque témoin d'hier, non encore pulvérisé, cette épave tout à coup échappe à ses doigts de fantôme et, fantôme elle-même, fond dans l'air épais, se répand en vapeur, en quelque chose de mou et de fluide, qui s'en va. Parfois ce pauvre être désemparé arrive à saisir un livre dans sa bibliothèque, un livre jadis aimé dont il se propose un grand plaisir, mais à mesure qu'il lit les pages de jadis, ce plaisir rancit, comme un parfum qui peu à peu tourne à l'aigre. Et les êtres qu'il rencontre lui disent, d'une voix d'au-delà : « Nous sommes tous ainsi, tous nous avons pareille aventure, nous flottons et nous flotterons, fantômes, éternellement. » C'est un cauchemar, assurément, un cauchemar. Je me réveillerai, car il faut que je me réveille.

La guerre et l'éducation

18 novembre 1914.

Du temps de Napoléon, l'Europe vivait dans la guerre perpétuelle. Ici ou là, le canon tonnait. Il est vrai que c'était, vue de France, la guerre hors frontières, mais on pensait cependant aux risques, et toute l'éducation avait pour but de donner aux jeunes gens les moyens de surmonter la possible mauvaise fortune. Les Goncourt rapportent dans leur Journal ce que disait à son fils un homme de ces temps : « Il faut que tu saches le latin, on peut se faire comprendre partout quand on sait le latin. Il faut que tu saches le violon, parce que si tu es prisonnier de guerre dans un village, tu pourras faire danser les paysans et cela te rapportera quelques sous ; et si tu es prisonnier dans une ville, on pensera de toi que tu es un homme distingué, appartenant à une bonne famille, et cela t'ouvrira les sociétés et te fera faire de bonnes connaissances. Et puis il faut que tu dormes sur l'affût d'un canon comme sur un lit... » Il aurait pu ajouter quelques recommandations non moins utiles sur la faim, la soif, l'ennui, les privations de tout ordre qu'il faut s'habituer à supporter. Qui sait si demain le terrassement, le creusement des tranchées ne deviendra pas une des choses enseignées, et non pas théoriquement, à la jeunesse, et qui sait si on ne l'habituera pas, les ayant creusées, à savoir y vivre, y dormir, à s'y adapter comme un animal à sa tanière ? La surface de la terre tendant, en état de guerre, à devenir inhabitable, il faudra acquérir, de même que certains grands fourmiliers, l'art de disparaître instantanément sous terre et d'y cheminer, conquête qui ira de pair avec celle de l'air.

Poèmes de France

20 janvier 1915.

Les revues littéraires ont à peu près toutes cessé de paraître et celles qui ont persévéré s'ouvrent plus volontiers à des considérations politiques ou économiques qu'à la poésie. Cela faisait mal l'affaire de M. Paul Fort, dont la fécondité toujours en éveil avait besoin de se répandre. Alors ils a fondé les « Poèmes de France », un petit bulletin qui, depuis deux mois passés, nous apporte tous les quinze jours quelques « ballades » douloureusement émues ou ironiques. Il faut entendre « ballades » au sens particulier qu'a donné Paul Fort à ce poème. Son premier recueil s'appelait Il y a là des cris. Les ballades qu'il a données depuis sans se lasser jamais furent toujours des Cris : Cris d'amour, cris de joie, cris qui sont des étonnements, cris qui sont des sanglots, cris qui sont toujours de la poésie. Un autre eût appelé cela des chants ou des odes, mais il a si bien fait que l'on s'est habitué au mot « ballade » et qu'il semble que rien ne convienne mieux à ces poésies jaillissantes où l'émotion est encore familière, même quand elle est héroïque. Les voilà, ces poèmes de la guerre dont on attendait le clairon et le sanglot, le cri et le sifflement : « Halte ! et dans la splendeur de l'automne empourprée, — Joffre a laissé traduire au clairon son beau cri, — Qui vole matinal de Verdun à Paris, — Sur le coteau, sous bois, au fleuve et par les prés ! » Ainsi commence la « ballade » de la Victoire de la Marne. Comment ne se trouve-t-il pas un riche amateur qui fasse envoyer aux armées cent mille exemplaires de ce Poème de France ? Cela leur serait un beau réconfort et, lu en face des « Autres », quel effet sur les cœurs !

Le fleuve monte

19 avril 1915.

Le fleuve monte, le fleuve de sang... Le premier Bulletin des Ecrivains parut dans les premiers jours de novembre. Il notait sous sa rubrique « Tombés au champ d'honneur », dix-sept noms. Au mois de décembre, il y en avait vingt-cinq. Au mois de janvier, le total montait à trente-six ; au mois de février, il était de quarante-huit ; en mars, de cinquante-huit. Il atteint soixante-huit en avril. A cette liste il faut ajouter onze disparus, trop bien nommés, car il y en a peu qui reviendront. C'est donc en huit mois révolus une moisson de quatre-vingts écrivains, la plupart tout jeunes. Depuis les temps civilisés aucune génération littéraire n'avait eu sans doute un pareil destin. Et il ne faut pas se flatter que cela soit fini. Peut-on se consoler en songeant que la moisson a été encore plus abondante de l'autre côté, non de la barricade, mais des tranchées ? En tout cas, cela ne ressuscitera pas les nôtres. Aujourd'hui, ceux que je veux pleurer plus spécialement ne figurent même pas sur ces listes. Ce sont les poètes, les écrivains, les créateurs de l'art ou de la pensée qui n'étaient encore rien qu'une fleur à peine ouverte et qui ont été et qui seront fauchés avant d'être connus même d'eux-mêmes. Des générations ont vécu, ont peiné, ont obscurément pensé à celui en lequel elles s'épanouiraient un jour, et voilà qu'il est tombé, comme la vie s'ouvrait pour lui. Salvete, flores martyrum ! comme dit le vieux poète Prudence. Sans doute, c'est un privilège de n'avoir pas goûté aux tristesses de la vie, mais qui n'en a pas connu l'amertume n'en a pas non plus connu la douceur, car amertume et douceur sont étrangement mêlées dans ce roseau qu'à vingt ans on s'apprête à broyer innocemment pour en extraire le suc. Ce n'est pas, croyez-le, que je fasse plus de cas de la vie qu'elle ne mérite. Mais serait-elle encore plus mauvaise, comme nous n'avons que celle-là, il est tentant de vouloir la connaître, et il est dur de s'en retourner sans avoir vu de la comédie traditionnelle autre chose qu'un tragique prologue.